CJCE, 6e ch., 30 novembre 1995, n° C-134/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Esso Española (SA)
Défendeur :
Comunidad Autónoma de Canarias
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Hirsch (faisant fonction)
Avocat général :
M. Cosmas
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Kapteyn, Ragnemalm
Avocat :
Me Duffy
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 4 janvier 1994, parvenue à la Cour le 9 mai suivant, la chambre du contentieux administratif de Las Palmas du Tribunal Superior de Justicia de Canarias a, en application de l'article 177 du traité CE, posé trois questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 3, sous c), 5, 6, 30, 36, 52, 53, 56, 85 et 102, paragraphe 1, de ce même traité.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours administratif introduit par la société anonyme Esso Española (ci-après la "société Esso"), établie à Madrid, contre la Comunidad Autónoma de Canarias et tendant à l'annulation du décret 54-1992, du 23 avril 1992, adopté par le Conseil de l'industrie, du commerce et de la consommation du gouvernement des îles Canaries, modifiant le décret 36-1991, du 14 mars 1991, portant approbation du règlement régissant les activités de grossiste en produits pétroliers dans les îles Canaries.
3 Le décret 54-1992 a modifié l'article 14, paragraphe 2, dudit règlement, qui énonce désormais que tous les opérateurs devront assurer le ravitaillement dans un minimum de quatre îles de l'archipel des Canaries.
4 La juridiction nationale se demande si une telle exigence ne constitue pas une restriction à la liberté d'établissement consacrée par les articles 52 et 53 du traité. S'interrogeant en outre sur la compatibilité de cette réglementation avec les articles 3, sous c), 5, 6, 30, 85 et 102, paragraphe 1, du traité, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes à la Cour:
"1) La condition par laquelle un État membre impose aux grossistes en produits pétroliers qui souhaitent s'établir sur son territoire qu'ils assurent leurs fournitures dans un nombre déterminé d'endroits afin de garantir le ravitaillement ou la couverture de tout le territoire national, compte tenu des problèmes d'insularité qui existent dans certains États membres,
1) a) constitue-t-elle une restriction incompatible avec le droit communautaire, à savoir l'article 3, lettre c), l'article 52 et l'article 53 du traité, en ce qu'elle prive de leur effet utile les dispositions du traité relatives au droit d'établissement et n'est pas 'objectivement nécessaire' pour atteindre l'objectif poursuivi?
1) b) constitue-t-elle une restriction incompatible avec les dispositions du traité relatives à la protection de la libre concurrence, restriction susceptible d'affecter les échanges entre les États membres et de compromettre la réalisation des objectifs qui ont été fixés par le traité en ce qui concerne le marché intérieur et, partant, relève-t-elle du champ d'application de l'interdiction énoncée à l'article 85, lu en combinaison avec les articles 5 et 6 du traité, et constitue-t-elle une violation des dispositions de l'article 102, paragraphe 1, de celui-ci?
1) c) constitue-t-elle une mesure d'effet équivalent, au sens de l'article 30 du traité, qui affecte les échanges entre les États membres?
2) Dans l'hypothèse où la condition énoncée dans la première question devrait être considérée comme une restriction du droit à la liberté d'établissement, l'article 56 du traité ou la notion d' 'intérêt général sont-ils applicables, et à quelles conditions, aux situations dans lesquelles intervient le principe de l'équivalence des conditions d'accès aux activités économiques non salariées et de leur exercice et, partant, le contrôle des marges d'appréciation laissées aux États membres relève-t-il de la compétence communautaire ou bien peut-il, au contraire, être exercé par les juridictions nationales, auquel cas il importe de connaître les critères d'interprétation qu'il appartient d'appliquer en la matière?
3) Dans l'hypothèse où la condition énoncée dans la première question devrait être considérée comme une mesure d'effet équivalent, cette mesure est-elle incompatible avec le droit de la libre circulation des marchandises ou bien peut-elle, au contraire, être considérée comme une restriction licite en application de l'article 36 du traité ou en application de la jurisprudence dite de la " rule of reason " qui a été développée par la Cour?"
Sur la recevabilité
5 Dans ses observations, la Commission s'est interrogée sur la recevabilité des questions préjudicielles dès lors que le décret 54-1992 avait été annulé par une autre décision judiciaire.
6 A cet égard, il convient de relever que, par lettre du 15 juin 1994, parvenue à la Cour le 29 juin suivant, la juridiction de renvoi a informé la Cour que la société Esso lui avait transmis un document, auquel était joint l'arrêt rendu par la chambre du contentieux administratif de Santa Cruz du Tribunal Superior de Justicia de Canarias, qui annule les décrets 54-1992 et 36-1991. La société Esso a dès lors demandé à la juridiction de renvoi de retirer les questions préjudicielles posées, laquelle a toutefois refusé au motif que l'arrêt de la Cour à intervenir présenterait une grande importance non seulement pour le ressort des îles Canaries, mais également pour l'ensemble du territoire national.
7 Interrogée à cet effet par la Cour qui a souhaité savoir si la procédure en cours devant elle n'était pas devenue sans objet, la juridiction de renvoi a répondu par la négative tout en faisant état d'une motivation différente. Elle a d'abord soutenu qu'un pourvoi en cassation avait été formé contre l'arrêt d'annulation devant le Tribunal Supremo. Elle a ensuite souligné que l'arrêt d'annulation ne se fondait pas sur le droit communautaire en cause dans la présente procédure. Enfin, elle a relevé que, si des arrêts contradictoires devaient être rendus, un recours en unité de doctrine pourrait être introduit devant le Tribunal Supremo.
8 Il ressort de cette réponse que la juridiction de renvoi estime que l'interprétation du droit communautaire demeure nécessaire pour la solution du litige au principal.
9 Selon la jurisprudence constante de la Cour, il appartient aux seules juridictions nationales, qui sont saisies d'un litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour (voir, notamment, arrêt du 6 juillet 1995, BP Soupergaz, C-62-93, non encore publié au Recueil, point 10).
10 Dès lors, la Cour doit examiner les questions posées par la juridiction de renvoi.
Sur la première question
11 Eu égard aux faits de l'affaire au principal, le juge de renvoi demande en substance si les articles 3, sous c), 52 et 53, l'article 85, lu en combinaison avec les articles 5 et 6, l'article 102, paragraphe 1, et l'article 30 du traité CE s'opposent à une réglementation par laquelle les autorités régionales d'un État membre, responsables du gouvernement d'un archipel faisant partie du territoire de cet État, imposent, compte tenu des problèmes d'insularité, à tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent étendre leurs activités à cette partie du territoire de l'État, d'assurer le ravitaillement d'un nombre déterminé d'îles de l'archipel.
Quant aux articles 3, sous c), 52 et 53 du traité
12 A cet égard, il y a lieu tout d'abord de rappeler que les articles 52 et 53 constituent l'application du principe fondamental, consacré par l'article 3, sous c), du traité, selon lequel, aux fins énoncées à l'article 2, l'action de la Communauté comporte l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes.
13 Il convient ensuite de relever que, selon une jurisprudence constante, les dispositions du traité en matière de libre circulation ne peuvent être appliquées aux activités dont tous les éléments se cantonnent à l'intérieur d'un seul État membre et la question de savoir si tel est le cas dépend de la constatation de fait qu'il appartient à la juridiction nationale d'établir (voir, notamment, arrêt du 28 janvier 1992, Steen,
C-332-90, Rec. p. I-341, point 9).
14 En l'espèce, il résulte de l'ordonnance de renvoi que la demanderesse au principal, qui a été constituée en 1967 conformément au droit espagnol, a son siège social à Madrid et exerce son activité en Espagne, prétend dans son recours devant la juridiction nationale que la réglementation litigieuse l'empêche d'étendre son activité aux îles Canaries qui font partie du territoire de l'Espagne.
15 En outre, il est constant que tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent exercer des activités dans l'archipel des Canaries sont soumis à la réglementation litigieuse.
16 Une telle situation, qui ne concerne que l'élargissement, à l'intérieur du territoire d'un État membre, de l'activité d'une société ayant son siège dans ce même État et y exerçant son activité, ne présente aucun facteur de rattachement à l'une quelconque des situations envisagées par le droit communautaire.
17 Il y a donc lieu de répondre à la première question que les articles 3, sous c), 52 et 53 du traité ne sont pas applicables à une situation purement interne à un État membre telle que celle d'une société qui, ayant son siège dans un État membre et y exerçant son activité, est soumise à une réglementation par laquelle les autorités régionales d'un État membre, responsables du gouvernement d'un archipel faisant partie du territoire de cet État, imposent, compte tenu des problèmes d'insularité, à tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent étendre leurs activités à cette partie du territoire de l'État, d'assurer le ravitaillement d'un nombre déterminé d'îles de l'archipel.
Quant à l'article 85, lu en combinaison avec les articles 5, deuxième alinéa, et 6 du traité
18 Il convient de rappeler que, pour l'interprétation des articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité, l'article 85 pris en lui-même concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres. Il résulte cependant d'une jurisprudence constante que l'article 85, lu en combinaison avec l'article 5 du traité, impose aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Tel est le cas, en vertu de cette même jurisprudence, lorsqu'un État membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique (voir, notamment, arrêt du 14 juillet 1994, Peralta, C-379-92, Rec. p. I-3453, point 21).
19 A cet égard, il y a lieu d'observer que l'ordonnance de renvoi ne contient aucun élément permettant d'établir que la réglementation en cause impose ou favorise des comportements anticoncurrentiels ou qu'elle renforce les effets d'une entente préexistante.
20 Les articles 5, deuxième alinéa, et 85 du traité ne sauraient, dès lors, s'opposer à une telle réglementation.
21 La juridiction de renvoi n'ayant donné aucune explication quant à la pertinence de la question relative à l'article 6 du traité, il n'y a pas lieu de l'examiner.
Quant à l'article 102, paragraphe 1, du traité
22 A cet égard, il suffit de rappeler que l'engagement que les États membres ont contracté en vertu de l'article 102, paragraphe 1, n'engendre pas dans le chef des justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder (arrêt du 15 juillet 1964, Costa, 6-64, Rec. p. 1141).
Quant à l'article 30 du traité
23 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que la réglementation régionale litigieuse ne fait aucune distinction selon l'origine des produits et qu'elle n'a pas pour objet de régir les échanges de ces produits entre les États membres.
24 Bien qu'une telle réglementation impose aux grossistes en produits pétroliers d'approvisionner un certain nombre d'îles faisant partie du territoire d'un État membre, les effets restrictifs qu'elle est susceptible de produire sur la libre circulation de ces produits entre les États membres sont trop aléatoires et trop indirects pour que l'obligation qu'elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver le commerce entre les États membres (voir arrêt Peralta, précité, point 24).
25 L'article 30 ne s'oppose donc pas à une telle réglementation.
26 Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que les articles 3, sous c), 52 et 53 du traité ne sont pas applicables à une situation purement interne à un État membre telle que celle d'une société qui, ayant son siège dans un État membre et y exerçant son activité, est soumise à une réglementation par laquelle les autorités régionales d'un État membre, responsables du gouvernement d'un archipel faisant partie du territoire de cet État, imposent, compte tenu des problèmes d'insularité, à tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent étendre leurs activités à cette partie du territoire de l'État, d'assurer le ravitaillement d'un nombre déterminé d'îles de l'archipel, l'article 85, lu en combinaison avec l'article 5, deuxième alinéa, ainsi que l'article 30 du traité ne s'opposent pas à une telle réglementation, l'article 102, paragraphe 1, du traité n'engendre pas dans le chef des justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.
Sur les deuxième et troisième questions
27 Les deuxième et troisième questions n'exigeant une réponse que dans l'hypothèse où la réglementation en cause devait être considérée comme une restriction à la liberté d'établissement ou comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, il n'y a pas lieu de les examiner.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal Superior de Justicia de Canarias, par ordonnance du 4 janvier 1994, dit pour droit:
1) Les articles 3, sous c), 52 et 53 du traité CE ne sont pas applicables à une situation purement interne à un État membre telle que celle d'une société qui, ayant son siège dans un État membre et y exerçant son activité, est soumise à une réglementation par laquelle les autorités régionales d'un État membre, responsables du gouvernement d'un archipel faisant partie du territoire de cet État, imposent, compte tenu des problèmes d'insularité, à tous les grossistes en produits pétroliers qui souhaitent étendre leurs activités à cette partie du territoire de l'État, d'assurer le ravitaillement d'un nombre déterminé d'îles de l'archipel.
2) L'article 85, lu en combinaison avec l'article 5, deuxième alinéa, ainsi que l'article 30 du traité CE ne s'opposent pas à une telle réglementation.
3) L'article 102, paragraphe 1, du traité CE n'engendre pas dans le chef des justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.