CJCE, 6e ch., 8 décembre 1987, n° 144-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gubisch Maschinenfabrik KG
Défendeur :
Giulio Palumbo
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents de chambre :
MM. Due, Iglesias
Avocat général :
M. Mancini
Juges :
MM. Koopmans, Bahlmann, Kakouris
Avocat :
Me Meissner
LA COUR,
1 Par ordonnance du 9 janvier 1986, parvenue à la Cour le 12 juin suivant, la Corte Suprema di Cassazione a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "convention"), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 21 de la convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige qui oppose la société Gubisch Maschinenfabrik KG, ayant son siège à Flensburg (République Fédérale d'Allemagne), à M. Palumbo, domicilié à Rome, et qui porte sur la validité d'un contrat de vente. M. Palumbo avait cité la société Gubisch à comparaitre devant le Tribunal de Rome pour entendre déclarer de nul effet ce contrat, au motif que sa proposition d'offre avait été retirée avant de parvenir à la société Gubisch pour acceptation ; à titre subsidiaire, il demande que le contrat soit annulé pour vice de consentement et, à titre tout à fait subsidiaire, que soit prononcée la résolution du contrat, le délai de livraison n'ayant pas été respecté par la société Gubisch.
3 Cette dernière, pour sa part, a excipé de l'incompétence du Tribunal de Rome, conformément à l'article 21 de la convention, en faisant valoir qu'elle avait préalablement saisi le Tribunal commercial de Flensburg d'une demande visant à obtenir l'exécution de la prestation dont M. Palumbo est débiteur aux termes du contrat susmentionné, à savoir le paiement de la machine achetée.
4 Le Tribunal de Rome ayant rejeté l'exception de litispendance basée sur l'article 21 de la convention, la société Gubisch a saisi la Corte Suprema di Cassazione, qui a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"La notion de litispendance visée à l'article 21 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 comprend-elle le cas dans lequel, s'agissant d'un même contrat, une partie introduit devant une juridiction d'un état contractant une demande visant à l'annulation (ou, en tout état de cause, à la résolution) du contrat, alors que l'autre partie saisit une juridiction d'un autre état contractant d'une demande visant à l'exécution de ce contrat?"
5 Pour un plus ample exposé des faits, du déroulement de la procédure et des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
6 Afin de répondre à la question posée, il convient de déterminer, à titre liminaire, si les notions utilisées à l'article 21 de la convention pour décrire les conditions de "litispendance", terme figurant uniquement dans l'intitulé de la section 8 du titre II, doivent recevoir une interprétation autonome ou être considérées comme renvoyant au droit interne de l'un ou de l'autre des états concernés.
7 A cet égard, il y a lieu de souligner, ainsi que la Cour l'a déjà jugé dans son arrêt du 6 octobre 1976 (Tessili, 12-76, Rec. p. 1473), qu'aucune de ces deux options ne s'impose à l'exclusion de l'autre, le choix approprié ne pouvant être dégagé qu'à propos de chacune des dispositions de la convention, de façon toutefois à assurer à celle-ci sa pleine efficacité dans la perspective des objectifs de l'article 220 du traite CEE.
8 Dans ce contexte, il convient de rappeler que la convention vise, selon son préambule reprenant en partie les termes de l'article 220 précité, notamment à faciliter la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires ainsi qu'à renforcer, dans la Communauté, la protection juridique des personnes qui y sont établies. Pour ce qui est plus particulièrement de l'article 21, celui-ci figure, ensemble avec l'article 22, relatif à la connexité, à la section 8 du titre II de la convention, section qui tend, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles pendantes devant les juridictions de différents états contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise à exclure, dans toute la mesure du possible, dès le départ, une situation telle que celle visée à l'article 27, alinéa 3, à savoir la non-reconnaissance d'une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'état requis.
9 La Cour a d'ailleurs reconnu, dans son arrêt du 30 novembre 1976 (De Wolf, 42-76, Rec. p. 1759), l'importance de ces objectifs de la convention même au-delà du domaine strict de la litispendance, en relevant qu'il serait incompatible avec le sens des articles 26 et suivants, relatifs à la reconnaissance des décisions judiciaires, d'admettre un recours ayant le même objet et forme entre les mêmes parties qu'un recours déjà tranché par une juridiction d'un autre état contractant.
10 D'un autre côté, il convient d'observer que la notion de litispendance n'est pas la même dans tous les ordres juridiques des états contractants, et que, comme la Cour l'a déjà constaté dans son arrêt du 7 juin 1984 (Zelger, 129-83, Rec. p. 2397), on ne saurait déduire d'un rapprochement des différentes dispositions nationales pertinentes une notion commune de litispendance.
11 Eu égard aux objectifs susmentionnés poursuivis par la convention et à la circonstance que le texte de l'article 21, au lieu de se référer au terme de "litispendance" tel qu'il est employé dans les différents ordres juridiques nationaux des états contractants, énonce plusieurs conditions matérielles en tant qu'éléments d'une définition, il faut conclure que les notions utilisées à l'article 21 pour déterminer une situation de litispendance doivent être considérées comme autonomes.
12 Ce résultat n'est pas en contradiction avec l'arrêt du 7 juin 1984, précité, dans lequel la Cour a relevé que la question de savoir à quel moment une affaire est considérée comme pendante au sens de l'article 21 de la convention doit être appréciée et résolue, pour chaque juridiction, selon les règles de son propre droit national. En effet, ce raisonnement a été basé sur l'absence d'indication, dans cet article, sur la nature des formalités procédurales y relatives, étant donné que la convention n'a pas pour objet d'unifier ces formalités, étroitement liées à l'organisation de la procédure judiciaire dans les différents états. Il ne saurait donc préjuger de l'interprétation du contenu matériel des conditions de litispendance énoncées à l'article 21.
13 C'est donc en considération des objectifs susmentionnés et en vue d'assurer la cohérence des dispositions des articles 21 et 27, alinéa 3, qu'il faut aborder la question de savoir si une situation procédurale telle qu'elle se présente en l'espèce est couverte par l'article 21. Les caractéristiques de cette situation consistent en ce qu'une partie a formé devant un Tribunal de première instance une demande en exécution d'une prestation prévue dans un contrat de vente international et se voit ultérieurement confrontée avec une demande, formée par l'autre partie dans un autre état contractant, en constatation de la nullité ou en résolution du même contrat.
14 A cet égard, il convient de noter d'abord que, selon les termes de l'article 21, cette disposition s'applique lorsque les parties aux deux litiges sont les mêmes et lorsque les deux demandes ont la même cause et le même objet; elle ne pose aucune condition supplémentaire. Même si la version allemande de l'article 21 ne distingue pas expressément entre les notions d'"objet" et de "cause", elle doit être comprise dans le même sens que les autres versions linguistiques qui connaissent toutes cette distinction.
15 La situation procédurale qui fait l'objet de la question préjudicielle est caractérisée par la circonstance que les mêmes parties sont engagées dans deux litiges qui se déroulent dans différents états contractants et qui sont basés sur la même "cause", à savoir le même rapport contractuel. Le problème se pose donc de savoir si ces deux litiges ont le même "objet", alors que, dans le premier cas, la demande vise à l'exécution du contrat et, dans le second, à son annulation ou sa résolution.
16 En particulier lorsqu'il s'agit, comme en l'espèce, de la vente internationale d'objets mobiliers corporels, il apparait que la demande d'exécution du contrat a pour but de rendre celui-ci efficace, et que la demande d'annulation et de résolution a précisément pour but de lui ôter toute efficacité. La force obligatoire du contrat se trouve ainsi au centre des deux litiges. Si la demande en annulation ou en résolution est la demande ultérieure, elle peut même être considérée comme ne constituant qu'un moyen de défense contre la première demande, présentée sous forme d'action autonome devant un tribunal d'un autre état contractant.
17 Dans ces conditions procédurales, force est de constater que les deux litiges ont le même objet, cette dernière notion ne pouvant être restreinte à l'identité formelle des deux demandes.
18 En effet, si dans un cas tel que celui de l'espèce les questions litigieuses relatives à un même contrat de vente international n'étaient pas tranchées par le seul tribunal devant lequel la demande en exécution du contrat est pendante et qui a été saisi en premier lieu, la partie demanderesse en exécution du contrat serait exposée au risque de se voir refuser, au titre de l'article 27, alinéa 3, la reconnaissance d'une décision rendue en sa faveur, et ce bien que le moyen de défense éventuellement présenté par la partie défenderesse et tiré de l'absence de force obligatoire du contrat n'ait pas été retenu. En effet, il ne saurait être mis en doute que la reconnaissance d'une décision judiciaire rendue dans un état contractant et prononçant la condamnation à l'exécution d'un contrat serait refusée dans l'état requis s'il existait une décision d'un tribunal de cet état prononçant l'annulation ou la résolution du même contrat. Pareil résultat comportant la limitation des effets de chaque décision judiciaire au territoire national irait à l'encontre des objectifs de la convention visant à renforcer, dans tout l'espace juridique communautaire, la protection juridique et à faciliter la reconnaissance, dans chaque état contractant, des décisions judiciaires rendues dans tout autre état contractant.
19 Il y a dès lors lieu de répondre à la juridiction nationale que la notion de litispendance visée à l'article 21 de la convention du 27 septembre 1968 recouvre le cas dans lequel une partie introduit devant une juridiction d'un état contractant une demande visant à l'annulation ou à la résolution d'un contrat de vente international, alors qu'une demande de l'autre partie visant à l'exécution de ce même contrat est pendante devant une juridiction d'un autre état contractant.
Sur les dépens
20 Les frais exposés par le Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne, le Gouvernement de la République italienne et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par la Corte Suprema di Cassazione, par ordonnance du 9 janvier 1986, dit pour droit :
La notion de litispendance visée à l'article 21 de la convention du 27 septembre 1968 recouvre le cas dans lequel une partie introduit devant une juridiction d'un état contractant une demande visant à l'annulation ou à la résolution d'un contrat de vente international, alors qu'une demande de l'autre partie visant à l'exécution de ce même contrat est pendante devant une juridiction d'un autre état contractant.