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Décisions

CJCE, 5e ch., 2 juillet 1985, n° 148-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Deutsche Genossenschaftsbank

Défendeur :

Brasserie du Pêcheur (SA)

CJCE n° 148-84

2 juillet 1985

LA COUR,

1 Par arrêt du 16 mai 1984, parvenu à la Cour le 14 juin suivant, la Cour d'appel de Colmar a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la Convention), une question préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 36 de cette Convention.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la Deutsche Genossenschaftsbank, ayant son siège à Francfort-sur-le-Main (République fédérale d'Allemagne), à la SA Brasserie du Pêcheur, ayant son siège à Schiltigheim (France). Ce litige portait sur le droit de la Brasserie du Pêcheur de demander, en tant que tiers intéressé, la rétractation d'une ordonnance d'exequatur d'un acte notarié allemand, obtenue en France par la Deutsche Genossenschaftsbank à l'encontre de son débiteur, la société Deutsche Getreideverwertung und Rheinische Kraftfutterwerke (ci-après DGV), ayant son siège à Francfort-sur-le-Main (République fédérale d'Allemagne).

3 Il ressort du dossier transmis par la juridiction nationale que par acte authentique, reçu le 5 avril 1972 par un notaire allemand, la société DGV s'est constituée une "Eigentumergrundschuld" à concurrence d'une somme de 2 millions de DM augmentée d'un intérêt de 10 % par an à compter du jour de la réception de l'acte. Ce faisant, la société DGV a déclaré soumettre les immeubles grevés à l'exécution forcée immédiate au profit des bénéficiaires futurs de la "Grundschuld". En outre, elle a déclaré se soumettre, en cas de besoin, à l'exécution forcée immédiate dans tous ses biens au profit de ces mêmes bénéficiaires. En vertu d'une déclaration du 11 janvier 1976, authentifiée par un notaire allemand, la société DGV a transféré la "Grundschuld" et la garantie additionnelle qu'elle comporte à la Deutsche Gewerbe- und Landkreditbank AG, ayant son siège à Francfort-sur-le-Main (République fédérale d'Allemagne), dont la Deutsche Genossenschaftsbank est devenue l'ayant cause direct.

4 Le 8 février 1982, la Deutsche Genossenschaftsbank s'est fait délivrer une expédition de l'acte du 5 avril 1972 en vue de l'exécution forcée en République fédérale d'Allemagne. Souhaitant poursuivre aussi l'exécution forcée sur des biens et des créances de la société DGV localisés en France, elle a demandé par requête au président du Tribunal de grande instance de Strasbourg de revêtir de la formule exécutoire la traduction en langue française de l'acte notarié allemand du 5 avril 1972. Par ordonnance du 24 mars 1982, le président saisi a fait droit à cette demande, en se référant notamment à l'article 50 de la Convention.

5 La Brasserie du Pêcheur, une autre créancière de la société DGV, a alors demandé au même président du Tribunal de grande instance de Strasbourg de rétracter cette ordonnance. Du point de vue procédural, elle a fondé cette demande sur l'article 496 du nouveau Code français de procédure civile qui, dans le cas d'une décision judiciaire rendue sur requête, autorise tout intéressé d'en référer au juge qui a rendu la décision.

6 Quant au fond, la Brasserie du Pêcheur a fait valoir qu'au regard des articles 31 et 50 de la Convention l'exequatur avait été accordé à tort en ce que la formule exécutoire avait été apposée sur la traduction de l'acte authentique en cause, et non sur l'acte lui-même. Le président du Tribunal de grande instance de Strasbourg s'est rallié à cette argumentation et a, par ordonnance du 13 octobre 1983, rétracté son ordonnance antérieure.

7 La Deutsche Genossenschaftsbank a interjeté appel de l'ordonnance de rétractation devant la Cour d'appel de Colmar, en exposant que l'article 36 de la Convention n'ouvre de recours contre la décision revêtant l'acte de la formule exécutoire qu'en faveur de la partie contre laquelle l'exécution est demandée.

8 La Cour d'appel de Colmar a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée, à titre préjudiciel, "sur l'interprétation de l'article 36 de la Convention, et notamment sur le point de savoir si ledit article, qui, au cas où l'exécution est autorisée, ne prévoit un recours qu'en faveur de la partie contre laquelle l'exécution est demandée, exclut de ce fait tout recours de la part des tiers intéressés, même lorsque le droit interne de l'un des Etats contractants accorde à ceux-ci la faculté de se pourvoir contre l'ordonnance ayant fait droit à une requête".

9 Comme il semble ressortir du dossier que l'acte authentique, dont l'exequatur a été initialement accordé en l'espèce eu égard à l'article 50 de la Convention, a été reçu avant l'entrée en vigueur de celle-ci, il y a lieu d'observer d'abord que la Cour répond à la question posée sans préjudice du point de savoir si la Convention s'applique, en vertu de son article 54, à cet acte authentique.

10 Sur la question d'interprétation soumise à la Cour, les parties au litige principal, la Commission et deux gouvernements ont pris position de la façon suivante.

11 La Deutsche Genossenschaftsbank expose que, se suffisant à elle-même, la Convention ne peut être complétée par des dispositions de droit national. Selon la Deutsche Genossenschaftsbank, l'article 36 ne prévoit un recours qu'au bénéfice du défendeur qui a succombé dans une procédure d'exequatur. Cette disposition dérogerait certes aux systèmes nationaux d'exequatur qui prévoient également un recours au profit des tiers intéressés. Toutefois, la Convention règlerait l'exequatur, et non l'exécution proprement dite. Les intérêts des tiers pourraient, le cas échéant, être sauvegardés à ce dernier stade.

12 La Brasserie du Pêcheur fait valoir que l'article 36 de la Convention institue une voie de recours ordinaire au profit de la partie contre laquelle a été accordé l'exequatur. Il ne ferait pas obstacle aux voies de recours extraordinaires et, notamment, à la tierce opposition, auxquelles une décision accordant l'exequatur peut être soumise en droit national.

13 La Commission considère que la Convention forme un système complet visant à ce que l'acte étranger soit mis sur un pied d'égalité avec un acte national, afin de pouvoir être exécuté comme s'il s'agissait d'un acte national. La phase de l'exequatur serait régie directement et exclusivement par les dispositions de la Convention, alors que la phase de l'exécution au sens strict serait régie par le droit national du juge saisi. En ce qui concerne l'article 36 de la Convention, cela signifierait qu'aucun renvoi aux législations nationales n'est admissible en vue de compléter la voie de recours ouverte par cet article. Tout recours d'un tiers conduirait à prolonger la procédure d'exequatur, ce qui serait contraire à l'esprit de la Convention.

14 Le Gouvernement allemand estime que le caractère exclusif des voies de recours prévues par la Convention résulte de l'objectif des articles 31 et suivants de la Convention qui est de garantir de façon rapide, simple et uniforme dans tous les Etats parties à la Convention l'assimilation des titres exécutoires étrangers à des titres exécutoires nationaux. En dehors de la voie de recours prévue à l'article 36 de la Convention, aucune voie de recours ne serait ouverte contre une décision d'exequatur. Toutefois, le Gouvernement allemand souligne que toutes les voies de recours de droit interne restent ouvertes contre les mesures d'exécution que l'autorité compétente doit prendre, ces mesures étant soumises au seul droit de l'Etat où a lieu l'exécution forcée.

15 Le Gouvernement italien fait remarquer que le texte de l'article 36 de la Convention n'exclut pas les voies de recours que chaque ordre juridique reconnait sur le plan de la procédure d'exequatur aux personnes autres que celle contre laquelle l'exequatur a été accordé. De l'avis de ce gouvernement, la Convention n'aurait pu logiquement offrir des garanties à la seule partie contre laquelle l'exécution est demandée sans tenir compte de la protection des droits des tiers qui pourraient être mis en cause.

16 Il y a lieu de rappeler d'abord que, par arrêt du 27 novembre 1984 (Brennero, 258-83, Rec. 1984, p. 3971), la Cour a constaté que la Convention "prévoit une procédure très sommaire afin d'obtenir l'exequatur, tout en donnant à la partie contre laquelle l'exécution a été demandée la possibilité de former un recours". Il résulte encore de cet arrêt que l'objectif principal de la Convention est de simplifier les procédures dans l'Etat où l'exécution est demandée".

17 En vue de la réalisation de cet objectif, la Convention a créé une procédure d'exequatur qui constitue un système autonome et complet, y compris dans le domaine des voies de recours. Il en résulte que l'article 36 de la Convention exclut les recours que le droit interne ouvre aux tiers intéressés à l'encontre d'une décision d'exequatur.

18 La Convention se bornant à régler la procédure d'exequatur des titres exécutoires étrangers et ne touchant pas à l'exécution proprement dite qui reste soumise au droit national du juge saisi, les tiers intéressés pourront intenter contre les mesures d'exécution forcée les recours qui leur sont ouverts par le droit de l'Etat où l'exécution forcée a lieu.

19 Pour ces raisons, il convient de répondre à la question préjudicielle posée par la Cour d'appel de Colmar que l'article 36 de la Convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, exclut tout recours de la part des tiers intéressés contre la décision accordant l'exequatur, même lorsque le droit interne de l'Etat où l'exequatur est accordé ouvre à ces tiers une voie de recours.

Sur les dépens

20 Les frais exposés par les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne et de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel de Colmar, par arrêt du 16 mai 1984, dit pour droit :

L'article 36 de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale exclut tout recours de la part des tiers intéressés contre la décision accordant l'exequatur, même lorsque le droit interne de l'Etat où l'exequatur est accordé ouvre à ces tiers une voie de recours.