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Décisions

CJCE, 5e ch., 27 septembre 1988, n° 189-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Athanasios Kalfelis

Défendeur :

Banque Schröder Moenchmeyer Hengst et Cie, Banque Schröeder Moenchmeyer Hengst International SA, Markgraf

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Bosco

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

Everling, Galmot, Joliet, Schockweiler

Avocats :

Mes Aderhold, Fiumara, Decker, Krause-Ablass

CJCE n° 189-87

27 septembre 1988

LA COUR,

1 Par ordonnance du 27 avril 1987, parvenue à la Cour le 16 juin 1987, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprEtation par la Cour de justice de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la "Convention"), deux questions préjudicielles relatives à l'interprEtation des articles 5, paragraphe 3, et 6, paragraphe 1, de la Convention.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige qui oppose M. Athanasios Kalfelis, d'une part, à la Banque Schröeder, Münchmeyer, Hengst et Cie, dont le siège est à Francfort-sur-le-Main, d'autre part, à la banque Schröeder, Münchmeyer, Hengst international SA, filiale de la première, dont le siège est à Luxembourg et, enfin, à M. Ernst Markgraf, cofonde de pouvoir de la première.

3 De mars 1980 à juillet 1981, M. Kalfelis a conclu avec la banque ayant son siège à Luxembourg, par l'intermédiaire de la banque de Francfort-sur-le-Main et par l'entremise du cofondé de pouvoir de cette dernière, des opérations boursières au comptant et à terme sur l'argent-métal et a payé à cet effet 344 868,52 DM à la Banque de Luxembourg. Les opérations à terme se sont soldées par une perte totale. M. Kalfelis vise par son action à obtenir des défendeurs, en qualité de codébiteurs solidaires, le paiement de 463 019,08 DM assortis des intérêts. Il fonde sa demande sur la responsabilité contractuelle du fait de la violation des obligations d'information, sur la responsabilité délictuelle au titre des dispositions combinées de l'article 823, paragraphe 2, du BGB (Code civil allemand) et des articles 263 du STGB (Code pénal allemand) et 826 du BGB, les défendeurs lui ayant fait subir un préjudice par leur comportement contraire aux bonnes mœurs. Il fonde en outre son action sur l'enrichissement sans cause, au motif que les contrats portant sur des opérations boursières à terme, telles les opérations à terme sur l'argent-métal, ne lient pas les parties, en vertu des dispositions impératives du droit allemand et qu'il pourrait donc demander la répétition des sommes qu'il a versées en paiement.

4 La banque Schroeder, Münchmeyer, Hengst international SA, ayant contesté, à tous les stades de la procédure, la compétence des juridictions allemandes, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes :

"1) a) L'article 6, paragraphe 1, de la Convention de Bruxelles doit-il être interprété en ce sens qu'il doit exister un lien de connexité entre les demandes formées contre les différents défendeurs?

b) Dans l'hypothèse où il convient de répondre à la question a) par l'affirmative, le lien de connexité exigé entre les demandes formées contre les différents défendeurs pour l'application de l'article 6, paragraphe 1, existe-t-il dès lors que les demandes sont pour l'essentiel similaires en fait et en droit (connexité simple), ou la connexité ne doit-elle être admise que lorsqu'il semble bon d'instruire et de juger les demandes en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément (par exemple dans les cas d'indivisibilité)?

2) a) La notion de 'délit' de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention de Bruxelles doit-elle être interprétée de façon autonome ou doit-elle être définie en fonction du droit applicable en l'espèce (lex causae), qui est déterminé par le droit international privé de la juridiction saisie?

b) L'article 5, paragraphe 3, de la Convention de Bruxelles donne-t-il aussi en raison de la connexité une compétence accessoire en matière non délictuelle dans le cadre d'une demande fondée sur la responsabilité délictuelle et contractuelle et sur l'enrichissement sans cause?"

5 Pour un plus ample exposé des faits, de la réglementation communautaire ainsi que des observations déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

6 La première question posée par le Bundesgerichtshof tend en substance à savoir si, pour l'application de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention, il doit exister un lien entre les demandes formées par un même demandeur contre différents défendeurs et, dans l'affirmative, quelle est la nature de ce lien.

7 En vertu de l'article 2 de la Convention, les personnes domiciliées sur le territoire d'un Etat contractant sont, sous réserve des dispositions de celle-ci, "attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet Etat". La section 2 du titre II de la Convention prévoit cependant des "compétences spéciales", en vertu desquelles le défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut être attrait dans un autre Etat contractant. Au nombre de ces compétences spéciales figure celle de l'article 6, paragraphe 1, selon lequel un défendeur peut être attrait "s'il y a plusieurs défendeurs, devant le tribunal du domicile de l'un d'eux".

8 Il y a lieu de relever que le principe énoncé par la Convention est celui de la compétence des juridictions de l'Etat du domicile du défendeur et que la compétence prévue par l'article 6, paragraphe 1, constitue une exception à ce principe. Il en résulte qu'une telle exception doit être aménagée de telle sorte qu'elle ne puisse remettre en question l'existence même du principe.

9 Tel pourrait être le cas si un requérant avait la liberté de former une demande dirigée contre plusieurs défendeurs à seule fin de soustraire l'un de ces défendeurs aux tribunaux de l'Etat où il est domicilié. Ainsi que le relève le rapport établi par le Comité des experts ayant élaboré le texte de la Convention (JO C 59, du 5.3.1979, p. 1), une telle possibilité doit être exclue. Il est nécessaire, à cet effet, qu'il existe un lien entre les demandes formulées contre chacun des défendeurs.

10 Il apparaît que, en vue d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la Convention pour les Etats contractants et les personnes intéressées, il convient de déterminer de manière autonome la nature de ce lien.

11 A cet égard, il faut relever que le rapport précité, établi par le Comité des experts, invoque expressément pour justifier l'article 6, paragraphe 1, le souci d'éviter que ne soient rendues dans des Etats contractants des décisions incompatibles entre elles. Il s'agit d'ailleurs d'une préoccupation qui a été retenue par la Convention même dans son article 22, qui régit le cas de demandes connexes formées devant des juridictions d'Etats contractants différents.

12 La règle posée par l'article 6, paragraphe 1, s'applique donc lorsque les demandes formées contre les différents défendeurs sont connexes lors de leur introduction, c'est-à-dire lorsqu'il y a intérêt à les instruire et à les juger ensemble afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier dans chaque cas particulier si cette condition se trouve satisfaite.

13 Il y a donc lieu de répondre à la première question que pour l'application de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention, il doit exister entre les différentes demandes, formées par un même demandeur à l'encontre de différents défendeurs, un lien de connexité, tel qu'il y a intérêt à les juger ensemble afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

Sur la seconde question

14 La seconde question posée par le Bundesgerichtshof tend en substance à savoir, d'une part, si la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" utilisée par l'article 5, paragraphe 3, de la Convention de Bruxelles doit être définie de manière autonome ou selon le droit national applicable et, d'autre part, si, dans l'hypothèse d'une demande fondée, cumulativement, sur la responsabilité délictuelle, la violation d'une obligation contractuelle et l'enrichissement sans cause, le tribunal compétent en vertu de l'article 5, paragraphe 3, peut connaitre des éléments de cette demande qui reposent sur un fondement non délictuel.

15 S'agissant de la première branche de la question, il y a lieu de remarquer que la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" sert de critère pour délimiter le champ d'application d'une des règles de compétence spéciales ouvertes au demandeur. Ainsi que l'a jugé la Cour à propos de la notion de "matière contractuelle" utilisée par le paragraphe 1 de l'article 5 (voir les arrêts du 22 mars 1983, Peters, 34-82, Rec. p. 987, et du 8 mars 1988, SPRL Arcado et SA Haviland, 9-87, Rec. p. 1539), compte tenu des objectifs et de l'économie générale de la Convention, il importe, en vue d'assurer dans la mesure du possible l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la Convention pour les Etats contractants et les personnes intéressées, de ne pas interpréter cette notion comme un simple renvoi au droit interne de l'un ou l'autre des Etats concernés.

16 Dès lors, il y a lieu de considérer la notion de matière délictuelle ou quasi délictuelles comme une notion autonome qu'il faut interpréter, pour l'application de la Convention, en se référant principalement au système et aux objectifs de celle-ci afin d'en assurer la pleine efficacité.

17 En vue d'assurer une solution uniforme dans tous les États membres, il convient d'admettre que la notion de "matière délictuelle et quasi délictuelle" comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur et qui ne se rattache pas à la "matière contractuelle" au sens de l'article 5, paragraphe 1.

18 Il y a donc lieu de répondre à la première branche de la question que la notion de matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention doit être considérée comme une notion autonome comprenant toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur, et qui ne se rattache pas à la "matière contractuelle" au sens de l'article 5, paragraphe 1.

19 S'agissant de la seconde branche de la question, il convient d'observer, ainsi qu'il a déjà été rappelé ci-dessus, que les "compétences spéciales" énumérées aux articles 5 et 6 de la Convention constituent des dérogations au principe de la compétence des juridictions de l'Etat du domicile du défendeur, qui sont d'interprEtation stricte. Il convient donc d'admettre qu'un tribunal compétent, au titre de l'article 5, paragraphe 3, pour connaitre de l'élément d'une demande reposant sur un fondement délictuel n'est pas compétent pour connaitre des autres éléments de la même demande qui reposent sur des fondements non délictuels.

20 S'il est vrai qu'il existe des inconvénients à ce que les divers aspects d'un même litige soient jugés par des tribunaux différents, il convient d'observer, d'une part, que le demandeur a toujours la faculté de porter l'ensemble de sa demande devant le tribunal du domicile du défendeur et, d'autre part, que l'article 22 de la Convention permet, dans certaines conditions, au tribunal premier saisi de connaitre de l'ensemble du litige, dès lors qu'existe un lien de connexité entre des demandes portées devant des juges différents.

21 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la seconde branche de la question qu'un tribunal compétent au titre de l'article 5, paragraphe 3, pour connaitre de l'élément d'une demande reposant sur un fondement délictuel n'est pas compétent pour connaitre des autres éléments de la même demande reposant sur des fondements non délictuels.

Sur les dépens

22 Les frais exposés par les Gouvernements de la République italienne, du Royaume-Uni, de la République Fédérale d'Allemagne et du Grand-duché de Luxembourg ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur les questions à elle posées par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 27 avril 1987, dit pour droit :

1) Pour l'application de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention, il doit exister, entre les différentes demandes formées par un même demandeur à l'encontre de différents defenders, un lien de connexité, tel qu'il y a intérêt à les juger ensemble afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

2) a) La notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" au sens de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention doit être considérée comme une notion autonome comprenant toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d'un défendeur, et qui ne se rattache pas à la "matière contractuelle" au sens de l'article 5, paragraphe 1.

b) Un tribunal compétent au titre de l'article 5, paragraphe 3, pour connaitre de l'élément d'une demande reposant sur un fondement délictuel n'est pas compétent pour connaitre des autres éléments de la même demande reposant sur des fondements non délictuels.