CJCE, 2e ch., 8 juin 2004, n° C-268/03
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
De Baeck
Défendeur :
Belgische Staat
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Timmermans
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Gulmann, Puissochet, Rodrigues, Colneric
LA COUR (deuxième chambre),
1 Par jugement du 13 juin 2003, parvenu à la Cour le 19 juin suivant, le Rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen a posé, en vertu de l'article 234 CE, une question préjudicielle portant sur l'interprétation des articles 43 CE, 46 CE, 48 CE, 56 CE et 58 CE
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. De Baeck au Belgische Staat (État belge) au sujet de l'imposition de la plus-value réalisée à l'occasion de la vente par M. De Baeck d'actions de sociétés belges à une société française.
La réglementation nationale
3 Dans la version en vigueur à l'époque des faits du litige au principal, l'article 67, 8°, du Code des impôts sur les revenus belge, du 26 février 1964, prévoyait:
"Les revenus divers [...] sont [...] les plus-values réalisées à l'occasion de la cession à titre onéreux, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle visée à l'article 20, sur des actions ou parts représentatives de droits sociaux dans des sociétés, associations, établissements ou organismes quelconques, qui ont en Belgique leur siège social, leur principal établissement ou leur siège de direction ou d'administration, si, à un moment quelconque au cours des cinq années précédant la cession, le cédant, ou son auteur dans les cas où les actions ou parts ont été acquises autrement qu'à titre onéreux, a possédé directement ou indirectement, à lui seul ou avec son conjoint, ses descendants, ascendants et collatéraux jusqu'au deuxième degré inclusivement et ceux de son conjoint, plus de 25 % des droits dans la société dont les actions ou parts sont cédées."
4 Aux termes de l'article 67 ter du même Code:
"Les plus-values visées à l'article 67, 8°, ne sont pas imposables si elles sont réalisées à l'occasion soit du partage de l'avoir social de la société dans laquelle elles représentent des droits, soit du rachat par cette société de ses propres actions, soit de la cession des actions ou parts à un habitant du royaume assujetti à l'impôt des personnes physiques ou à un non-habitant du royaume assujetti à l'impôt des non-résidents ou à un contribuable visé aux articles 94, alinéa premier, et 136."
Le litige au principal et la question préjudicielle
5 La juridiction de renvoi explique que, selon l'administration, M. De Baeck, agissant en son nom propre et pour le compte d'autrui, a vendu en 1989 à une société française des actions des sociétés belges appartenant au groupe Antverpia pour un montant de 1 705 000 000 BEF.
6 Les actions ayant été vendues à une société étrangère et la famille de M. De Baeck ayant détenu une participation importante dans les sociétés belges appartenant au groupe Antverpia, l'administration a considéré que la plus-value réalisée était imposable
7 Selon la juridiction de renvoi, il résulte de la réglementation nationale que les plus-values ne sont pas imposables si les actions ou parts sont cédées à des sociétés, associations, établissements ou organismes belges, alors qu'elles le sont si les actions ou parts sont cédées à des sociétés, associations, établissements ou organismes étrangers.
8 Cette réglementation prévoit donc un traitement différencié des plus-values sur actions ou parts selon le lieu d'établissement de la société, de l'association, de l'établissement ou de l'organisme cessionnaire.
9 Doutant de la conformité avec le droit communautaire d'une telle réglementation, le Rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Les articles 43 CE, 46 CE, 48 CE, 56 CE et 58 CE s'opposent-ils à une disposition législative nationale belge, telle que celle prévue aux articles 67, 8°, et 67 ter du Code des impôts sur les revenus, dans sa version de 1964, en vertu de laquelle les plus-values réalisées à l'occasion de la cession à titre onéreux, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, sur des actions ou parts représentatives de droits sociaux dans des sociétés, associations, établissements ou organismes belges sont imposables lorsque la cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes étrangers, alors que, dans les mêmes circonstances, lesdites plus-values ne sont pas imposables lorsque cette cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes belges?"
Sur la question préjudicielle
Observations soumises à la Cour
10 M. De Baeck propose de donner une réponse affirmative à la question préjudicielle. Se référant, notamment, à l'arrêt du 21 novembre 2002, X et Y (C-436-00, Rec. p. I-10829), il estime qu'une règle telle que celle en cause au principal constitue une restriction aussi bien à la liberté d'établissement qu'à la libre circulation des capitaux.
11 Une telle règle serait en effet de nature à entraver le contribuable dans l'exercice du droit que lui ménage l'article 43 CE de déployer ses activités au moyen d'une société dans un autre État membre ou de céder des actions ou parts à une telle société ainsi qu'à dissuader les résidents d'un État membre de contracter des prêts ou de faire des investissements dans d'autres États membres. M. De Baeck estime qu'il n'existe aucun motif justifiant ces restrictions.
12 La Commission des Communautés européennes estime également qu'une réglementation nationale telle que celle en cause au principal est incompatible avec le droit communautaire. Se référant aux arrêts du 13 avril 2000, Baars (C-251-98, Rec. p. I-2787), et X et Y, précité, elle observe qu'il convient de distinguer entre la liberté d'établissement et la libre circulation des capitaux.
13 Selon elle, si la participation de M. De Baeck confère à ce dernier une influence certaine sur les décisions de la société et lui permet d'en déterminer les activités, la question préjudicielle doit être analysée sous l'angle de la liberté d'établissement. Dans le cas contraire, elle devrait l'être sous l'angle de la libre circulation des capitaux. Il appartiendrait à la juridiction de renvoi de vérifier laquelle des deux hypothèses correspond à la réalité.
14 S'agissant de la liberté d'établissement, la Commission, se référant à l'arrêt X et Y, précité, fait valoir que l'imposition litigieuse au principal risque d'avoir un effet dissuasif sur l'exercice par une société établie dans un autre État membre du droit qui lui est reconnu par l'article 43 CE d'exercer son activité en Belgique par l'intermédiaire d'une société. Il serait en effet plus intéressant pour M. De Baeck de vendre sa participation à une entreprise belge, puisque, dans ce cas, il ne serait pas redevable de l'impôt. Une telle inégalité de traitement constituerait une restriction à la liberté d'établissement.
15 S'agissant de la libre circulation des capitaux, la Commission, se référant également à l'arrêt X et Y, précité, fait observer que la réglementation nationale en cause au principal est de nature à dissuader les assujettis à l'impôt belge sur les revenus de céder des actions à des sociétés cessionnaires établies dans d'autres États membres. Par ailleurs, cette réglementation restreindrait également la liberté des résidents d'autres États membres d'investir leur capital dans certaines entreprises belges, puisque ces résidents devraient convaincre le vendeur belge de les choisir, malgré l'imposition litigieuse, comme acquéreurs. Elle constituerait, dès lors, une restriction à la liberté des mouvements de capitaux au sens de l'article 56 CE.
16 La Commission observe que le juge de renvoi ne mentionne aucun élément susceptible de justifier les restrictions identifiées par elle. Elle ne voit pas non plus ce qui pourrait les justifier.
Réponse de la Cour
17 Considérant que la réponse à la question posée peut être clairement déduite de la jurisprudence, la Cour a, conformément à l'article 104, paragraphe 3, de son règlement de procédure, informé la juridiction de renvoi qu'elle se proposait de statuer par voie d'ordonnance motivée et a invité les intéressés visés à l'article 23 du statut de la Cour de justice à présenter leurs observations éventuelles à ce sujet.
18 Seul M. De Baeck a répondu à l'invitation de la Cour en indiquant que l'affaire X et Y, précitée, n'était, selon lui, pas identique, mais présentait des analogies avec la présente affaire. Il s'en remet cependant à l'appréciation de la Cour pour déterminer si, en l'espèce, la réponse peut être déduite de cet arrêt. Il pense que tel est le cas.
19 Il est de jurisprudence constante que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois l'exercer dans le respect du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 11 décembre 2003, Barbier, C-364-01, non encore publié au Recueil, point 56, et la jurisprudence citée).
20 Au point 36 de l'arrêt X et Y, précité, la Cour a jugé que la privation d'un avantage fiscal consistant à refuser au cédant le bénéfice d'un report de l'impôt sur les plus-values réalisées sur les actions cédées à perte, au motif que la société cessionnaire dans laquelle le contribuable détient une participation a son siège dans un autre État membre, risque d'avoir un effet dissuasif sur l'exercice par celui-ci du droit qui lui est reconnu par l'article 43 CE d'exercer son activité dans cet autre État membre par l'intermédiaire d'une société.
21 La Cour a estimé qu'une telle inégalité de traitement constitue une restriction à la liberté d'établissement des ressortissants de l'État membre concerné ainsi d'ailleurs qu'à celle des ressortissants d'autres États membres résidant sur le territoire dudit État membre, qui détiennent une participation dans le capital d'une société établie dans un autre État membre, pourvu toutefois que cette participation leur confère une influence certaine sur les décisions de la société et leur permette d'en déterminer les activités. Elle a indiqué qu'il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si cette condition est remplie dans l'affaire au principal (voir arrêt X et Y, précité, point 37, et la jurisprudence citée).
22 Par ailleurs, si, selon les vérifications à opérer par la juridiction de renvoi, l'article 43 CE ne s'applique pas eu égard au niveau insuffisant de la participation du cédant dans la société cessionnaire ayant son siège dans un autre État membre, la privation d'un avantage fiscal est de nature à dissuader les assujettis à l'impôt sur les plus-values de céder à perte des actions à des sociétés cessionnaires établies dans d'autres États membres dans lesquelles ils détiennent, directement ou indirectement, une participation et, partant, constitue dans le chef de ces assujettis une restriction à la liberté des mouvements de capitaux, au sens de l'article 56 CE (voir arrêt X et Y, précité, point 70, et la jurisprudence citée).
23 Il est constant que, dans l'affaire au principal, les plus-values ne sont pas imposables si les actions ou parts sont cédées à des sociétés, associations, établissements ou organismes belges, alors qu'elles le sont si les actions ou parts sont cédées à des sociétés, associations, établissements ou organismes établis dans un autre État membre.
24 Or, la privation de l'avantage fiscal est, dans ce cas, encore plus marquée que dans l'affaire X et Y, précitée, dans laquelle cette privation consistait à refuser au cédant le bénéfice d'un report de l'impôt, entraînant ainsi pour lui un désavantage de trésorerie (voir arrêt X et Y, précité, point 36). La réglementation nationale en cause au principal a, en effet, pour conséquence que le cédant qui cède ses parts à une société établie dans un autre État membre subit une imposition sur les plus-values réalisées, que le cédant qui cède ses parts à une société belge ne subit pas.
25 Il peut donc clairement être déduit de l'arrêt X et Y, précité, que la différence de traitement établie par la disposition nationale en cause au principal au détriment du contribuable qui cède des actions ou parts à des sociétés, associations, établissements ou organismes établis dans un autre État membre constitue une restriction à la liberté d'établissement. En effet, en rendant la cession des actions ou parts en question à des cessionnaires établis dans un autre État membre moins attractive, l'exercice par ces derniers de leur droit d'établissement risque d'être restreint, pourvu que la participation cédée confère à son titulaire une influence certaine sur les décisions de la société et lui permette d'en déterminer les activités. Il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si cette condition est remplie dans l'affaire au principal.
26 Si tel n'est pas le cas, la différence de traitement établie par la disposition nationale en cause au principal doit être considérée comme constituant une restriction à la liberté des mouvements de capitaux au sens de l'article 56 CE, dans la mesure où la cession des actions ou parts en question à un cessionnaire établi dans un autre État membre est rendue moins attractive.
27 Aucun élément susceptible de justifier les restrictions susvisées n'ayant été communiqué à la Cour, il n'y a pas lieu d'examiner si celles-ci poursuivent un objectif légitime compatible avec le traité CE et se justifient par des raisons impérieuses d'intérêt général.
28 Il convient donc de répondre à la question posée que:
- les articles 43 CE et 48 CE s'opposent à une disposition législative nationale, telle que celle prévue aux articles 67, 8°, et 67 ter du Code des impôts sur les revenus belge, dans la version en vigueur à l'époque des faits du litige au principal, en vertu de laquelle les plus-values réalisées à l'occasion de la cession à titre onéreux, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, sur des actions ou parts représentatives de droits sociaux dans des sociétés, associations, établissements ou organismes sont imposables lorsque la cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes établis dans un autre État membre, alors que, dans les mêmes circonstances, lesdites plus-values ne sont pas imposables lorsque cette cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes belges, pourvu que la participation cédée confère à son titulaire une influence certaine sur les décisions de la société et lui permette d'en déterminer les activités;
- l'article 56 CE s'oppose à une disposition législative nationale telle que celle précitée, lorsque la participation cédée n'est pas de nature à conférer à son titulaire une influence certaine sur les décisions de la société et à lui permettre d'en déterminer les activités.
Sur les dépens
29 Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (deuxième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen, par jugement du 13 juin 2003, dit pour droit:
1) Les articles 43 CE et 48 CE s'opposent à une disposition législative nationale, telle que celle prévue aux articles 67, 8°, et 67 ter du Code des impôts sur les revenus belge, dans la version en vigueur à l'époque des faits du litige au principal, en vertu de laquelle les plus-values réalisées à l'occasion de la cession à titre onéreux, en dehors de l'exercice d'une activité professionnelle, sur des actions ou parts représentatives de droits sociaux dans des sociétés, associations, établissements ou organismes sont imposables lorsque la cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes établis dans un autre État membre, alors que, dans les mêmes circonstances, lesdites plus-values ne sont pas imposables lorsque cette cession s'opère à destination de sociétés, associations, établissements ou organismes belges, pourvu que la participation cédée confère à son titulaire une influence certaine sur les décisions de la société et lui permette d'en déterminer les activités.
2) L'article 56 CE s'oppose à une disposition législative nationale telle que celle précitée, lorsque la participation cédée n'est pas de nature à conférer à son titulaire une influence certaine sur les décisions de la société et à lui permettre d'en déterminer les activités.