CA Dijon, ch. civ., 27 février 2004, n° 02-01143
DIJON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Humbert, Humbert (SARL)
Défendeur :
Difax France (SA), Ceprho (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Baizet
Conseillers :
M. Levi, Mme Vieillard
Avoués :
SCP André & Gillis, Me Gerbay
Avocats :
Me Ballorin, SCP Gasnier-Tronquee
Exposé de l'affaire
Reprochant à la SARL Humbert et à M. Jacques Humbert de se livrer à des actes de concurrence déloyale et de parasitisme à son encontre, la SA Oric les a, par acte du 9 août 2000, assignés devant le Tribunal de grande instance de Dijon en réparation de son préjudice et afin de voir ordonner la cessation de leurs agissements déloyaux.
Par ordonnance du 2 août 2001, le juge de la mise en état du Tribunal de grande instance de Dijon a renvoyé l'affaire devant le Tribunal de commerce de Dijon compétent pour en connaître.
Par jugement du 2 mai 2002, rectifié le 4 juillet 2002, cette juridiction a :
- dit que la SARL Humbert et M. Jacques Humbert se livraient à des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la SA Oric,
- ordonné à la SARL Humbert et à M. Jacques Humbert de cesser tout acte de concurrence déloyale à l'encontre de cette société, et ce sous astreinte de 152,45 euro par copieur et par client pour chaque infraction constatée à compter du jugement,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision,
- désigné M. Lhuillier en qualité d'expert afin de déterminer le préjudice subi par la société,
- dit n'y avoir lieu à publication du jugement,
- réservé des dépens.
La SARL Humbert et M. Jacques Humbert ont interjeté appel de ces décisions ; les deux procédures ont été jointes par ordonnance du conseiller de la mise en état en date du 19 août 2002 ; l'affaire a été fixée à l'audience du 27 juin 2003 ; par arrêt de la même date la cour d'appel de céans a révoqué l'ordonnance de clôture et renvoyé le dossier devant le conseiller de la mise en état ; l'ordonnance de clôture a été rendue le 30 janvier 2004 après révocation d'une première ordonnance de clôture rendue le 7 janvier 2004.
Par conclusions du 29 janvier 2004, la SARL Humbert et M. Jacques Humbert demandent à la cour :
- d'ordonner le renvoi du dossier devant le conseiller de la mise en état au motif que la SA Difax n'a ni qualité ni intérêt à agir,
- d'annuler le jugement rendu le 2 mai 2003,
- de débouter la SA Difax de toutes ses demandes.
Formant une demande reconventionnelle, ils sollicitent la condamnation de l'intimée à leur payer à chacun la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts et celle de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Ils font valoir :
- que par acte du 25 mars 2003, la société Oric a vendu son fonds de commerce à la SA Ceprho; que la SA Difax n'a donc pas de droit à agir à leur encontre,
- que les magistrats mentionnés sur le jugement ne sont pas ceux qui siégeaient le 2 mai 2002 ; que le jugement est donc nul,
- que la SA Oric ne prouve l'existence d'aucun préjudice,
- que la désaffection de sa clientèle ne résulte pas de manœuvres déloyales qui pourraient leur être reprochées mais du libre choix des clients,
- qu'aucun acte de concurrence déloyale ne peut leur être imputé ; qu'en effet :
* il n'est pas établi que M. Humbert a vendu des machines à bas prix afin de récupérer des clients par la suite,
* sa démission de la société Oric est consécutive à son éviction au profit de M. Delmotte, nommé directeur commercial en novembre 1999 ; son épouse et son fils ont logiquement démissionné à sa suite,
* quatre autres salariés ont agi de même en raison de l'attitude du nouveau directeur et de la politique de gel des salaires,
* la création de la SARL Humbert s'est faite dans la précipitation et constituait pour M. Jacques Humbert le seul moyen d'assurer sa reconversion professionnelle,
* aucun acte de débauchage ou de sabotage ne peut leur être reproché même si deux anciens salariés de la SA Oric ont été embauchés par la SARL Humbert à leur demande,
* aucune confusion n'a été créée entre la SA Oric et la nouvelle société dont le nom est différent.
Par conclusions du 30 janvier 2004, la SA Difax et la SA Ceprho, intervenante volontaire, demandent à la cour de :
- prendre acte de la reprise d'instance par la société Difax venant aux droits de la société Oric,
- dire que le jugement n'est pas entaché de nullité,
- faire injonction à la société Humbert d'avoir à produire :
les bilans couvrant la période du 1er décembre 1999 au 2 mai 2002,
les Grands Livres clients de la même période,
un extrait du Grand Livre général comportant uniquement les comptes de classe 7 pour cette période,
les factures clients de la période.
- dire que la société Humbert et Monsieur Jacques Humbert se livrent à des actes de concurrence déloyale et de parasitisme à l'encontre de la société Difax venant aux droits de la société Oric,
- condamner in solidum la société Humbert et Monsieur Jacques Humbert à régler à la société Difax venant aux droits de la société Oric à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi, la somme de 2 950 699 F, soit 449 831,16 euro
- dire que cette somme portera intérêts au taux légal à compter de l'exploit introductif d'instance,
En tout état de cause,
- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir aux frais avancés de la société Humbert et de Monsieur Jacques Humbert dans un quotidien national et régional et une revue professionnelle dans la limite de 4 573,47 euro, par parution,
- condamner in solidum la société Humbert et Monsieur Jacques Humbert à régler à la société Difax venant aux droits de la société Oric une astreinte de 1 524,49 euro par copieur et par client pour chaque infraction constatée à compter du prononcé du jugement,
- condamner in solidum la société Humbert et Monsieur Jacques Humbert à régler à la société Difax venant aux droits de la société Oric une somme de 4 573,47 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,
- les condamner in solidum aux entiers dépens qui seront recouvrés, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile par Maître Gerbay, avoué.
Très subsidiairement,
Prendre acte de l'intervention de la société Ceprho venant aux droits de la société Difax, elle même venant aux droits de la société Oric :
- faire droit à l'intégralité des demandes sus-énoncées.
Au soutien de leurs demandes les intimées exposent :
- que les énonciations d'un jugement font foi jusqu'à inscription de faux,
- que la SARL Humbert et M. Jacques Humbert ont commis des actes tendant à désorganiser la société Oric et à détourner sa clientèle en débauchant massivement ses salariés et en créant une confusion avec la nouvelle société créée ; qu'ils se sont ainsi rendus coupables de concurrence déloyale,
- que notamment depuis la mi-octobre jusqu'à fin novembre 1999, quatre techniciens sur six ont démissionné de la société Oric, outre le fils de M. Humbert qui assumait les fonctions de directeur commercial et de chef de vente et son épouse, secrétaire commerciale ; que M. Humbert lui-même, alors PDG de la société a donné sa démission dans le même temps,
- que dès le 30 novembre 1999 a été constituée la SARL Humbert, dont cinq des six associés venaient de quitter la SA Oric et qui exerçait la même activité dans le même secteur géographique que cette société, commercialisant des photocopieurs de marque Lannier, distribuée par Toshiba, la marque vendue par la SA Oric et utilisant le savoir-faire et l'expérience acquis par les anciens employés de cette société en son sein,
- que la SARL Humbert, dès le début de son exploitation, a adressé à tous les clients de la SA Oric une lettre circulaire faisant état de création de la société et des aptitudes de ses techniciens à intervenir sur les appareils qu'ils détenaient ; qu'il s'en est suivi une vague de résiliations de contrats de maintenance,
- que contrairement à ce qui est soutenu par les appelants, l'arrivée de M. Delmotte n'a pas remis en cause les fonctions de M. Jacques Humbert ; qu'il apparaît au contraire que la création de la SARL Humbert était préméditée ainsi qu'en témoigne le fait que M. Jacques Humbert, encore en fonction dans la société Oric ait tenté, avant son départ, de vendre à des clients du matériel en dépôt, à bas prix.
La SA Difax et la SA Ceprho précisent que les actes de concurrence déloyale se poursuivent et que la SARL Humbert incite les clients de la SA Oric à résilier leur contrat à son profit. Enfin elles s'expliquent sur le préjudice résultant des agissements allégués.
La cour se réfère pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties à la décision déférée et aux conclusions ci-dessus visées.
Motifs de la décision
- Sur la recevabilité
Attendu qu'il résulte des pièces produites que par acte sous seing privé du 23 mars 2003, la SA Oric a cédé son fonds de commerce à la SA Ceprho ; que cette vente a entraîné la transmission par la SA Oric des actions qu'elle détenait, que seule la SA Ceprho a donc désormais intérêt et qualité à agir à l'encontre de la SARL Humbert et de M. Humbert.
- Sur la nullité du jugement
Attendu que selon l'article 452 du nouveau Code de procédure civile, le jugement est prononcé par l'un des juges qui l'ont rendu même en l'absence des autres;
Attendu que selon les énonciations du jugement, M. Ampaud, qui siégeait lors de l'audience à laquelle il a été rendu, faisait également partie du tribunal lors des débats et du délibéré;
Attendu qu'il résulte de l'article 457 du nouveau Code de procédure civile que le jugement fait foi jusqu'à inscription de faux s'agissant des faits que le juge y a énoncés comme les ayant accomplis lui-même; que dès lors la procédure est régulière et qu'il n'y a pas lieu d'annuler le jugement.
- Sur les actes de concurrence déloyale
Attendu que la SA Ceprho reproche, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, des actes de concurrence déloyale à la SARL Humbert et à M. Jacques Humbert;
Attendu que si en droit français les entreprises sont libres de rivaliser entre elles afin de conquérir et de retenir la clientèle, encore faut-il qu'elles s'abstiennent d'employer des procédés déloyaux, tels que le dénigrement, la désorganisation de l'entreprise concurrente ou le parasitisme
Attendu, qu'il n'est pas contesté en l'espèce que M. Jacques Humbert a crée en 1981 la SARL Oric, transformée par la suite en SA; que cette société vendait des photocopieurs puis des télécopieurs sous la marque Toshiba ; qu'en janvier 1993, M. Jacques Humbert et d'autres membres de sa famille ont cédé à la SA Difax 70 % des actions de la SA Oric ; que M. Jacques Humbert est toutefois resté PDG de la société;
Attendu qu'il est constant que du 15 octobre au 18 novembre 1999, 7 des 12 personnes composant les effectifs de la SA Oric ont démissionné de cette société:
- M. Jacques Humbert, PDG, le 18 novembre 1999,
- M. Eric Humbert, assistant de direction, le 5 novembre 1999,
- Mme Ariette Humbert, secrétaire chargée de la facturation, le 18 novembre 1999,
- quatre membres du service technique composé au total de six personnes
* M. Sébastien Guy le 12 novembre 1999, alors qu'il avait été embauché le 15 novembre 1995,
* M. Sébastien Laroche le 5 novembre 1999, embauché à la même date,
* M. Philippe Bazin le 17 novembre 1999, embauché le 4 septembre 1995,
* M. Bruno Chetta le 15 octobre 1999, embauché le 15 novembre 1995.
Attendu que le 30 novembre 1999 a été créée la SARL Humbert, constituée de MM. Jacques et Brie Humbert, de Mme Ariette Humbert, de MM. Sébastien Guy et Sébastien Laroche ; que les deux derniers nommés, encore en période de préavis à la date de signature des statuts, se sont vu attribuer à chacun 90 des 900 parts composant le capital social ;
Attendu qu'eu égard à l'ensemble de ces éléments, les premiers juges ont estimé à bon droit que la concomitance entre le départ de six salariés disposant d'un savoir-faire et de la connaissance précise des activités commerciales de la SA Qric et la création d'une société ayant la même activité sur le même secteur géographique, constituée, outre l'ancien PDG, de quatre des salariés démissionnaires, permettait de caractériser l'existence d'actes de concurrence déloyale;
Attendu que les intimés soutiennent que M. Jacques Humbert, lui-même évincé de la direction de la société, n'a pas débauché les salariés qui ont démissionné de leur propre initiative en raison de la politique de gel des salaires menées par la SA Difax ; mais attendu que les éléments versés aux débats ne permettent pas de rapporter la preuve de la réalité de ces griefs ; qu'en effet M. Humbert exerçait encore, lors de sa démission, les fonctions de PDG de la SA Oric ; que le compte rendu de la réunion du 7 juillet 1999 mentionne qu'il est responsable de l'entreprise dans sa totalité ; que M. Delmotte se borne à attester que sa venue à la tête de la direction commerciale de la SA Oric avait pour bût de créer une équipe parallèle à la famille Humbert ; que les faits qu'il relate ensuite sont postérieurs au départ de M. Humbert ; que l'épisode cité par Madame Artéta n'est pas daté et que cet unique témoignage ne permet pas d'établir que M. Humbert aurait été contraint de démissionner, en même temps de surcroît que six autres des douze membres du personnel de la société;
Attendu en tout état de cause que le caractère massif des démissions et leur concomitance entre elles et avec la création de la société Humbert prouvent que M. Jacques Hurnbert a, de façon délibérée, débauché le personnel de la SA Oric afin de créer une entreprise concurrente qui bénéficierait de l'expérience acquise par les salariés auprès de cette société tout en désorganisant son fonctionnement;
Attendu en outre qu'il résulte des pièces versées aux débats et qu'il n'est d'ailleurs pas contesté que dès le début de son activité la SARL Humbert a adressé aux clients de la SA Oric une lettre les informant de sa création et précisant : "nous sommes à votre disposition pour une étude spécifique de vos besoins en photocopieurs analogiques ou numériques connectés en réseau, mais également pour vous proposer un service d'entretien performant et rapide sur vos appareils actuels. Nous mettons à votre dispositions nos 20 années d'expérience dans le domaine de la reprographie professionnelle."
Attendu qu'en faisant référence à l'expérience acquise dans ses anciennes fonctions au sein d'une société dont il était connu comme étant le fondateur et en mettant à profit l'expérience et le savoir-faire des salariés débauchés à cette fin, M. Humbert a usé de procédés déloyaux à l'égard de la société Oric; que ces manœuvres ont abouti puisque de nombreux clients de cette société ont résilié leur contrat d'entretien au profit de la SARL Humbert ; qu'il importe peu que ces clients attestent de leur insatisfaction à l'égard de leur précédent prestataire dans la mesure où cette attitude découle précisément des actes de concurrence déloyale accomplis
Attendu qu'il résulte même de pièces versées aux débats que la SARL Humbert a réglé l'indemnité de rupture de contrats de location conclus avec la SA Oric et qu'elle continue à suggérer à certaines entreprises la résiliation de leurs contrats avec cette société ;
Attendu dès lors que le grief de concurrence déloyale est parfaitement établi;
- Sur le préjudice
Attendu que la SA Ceprho venant aux droits de la SA Oric est fondée à réclamer réparation du préjudice qui lui a été causé ; que les premiers juges ont à bon droit désigné un expert afin d'apprécier le montant de ce préjudice ; que cette décision mérite d'être confirmée qu'il convient afin d'assurer la bonne fin de la mission d'expertise, d'ordonner la production de pièces conformément à la demande qui en est faite par la SA Ceprho;
- Sur les autres demandes
Attendu qu'il y a lieu également de confirmer les dispositions du jugement tendant à ordonner aux intimés de cesser tout acte de concurrence déloyale à l'encontre de la société Oric ou de la société Ceprho;
Attendu en revanche qu'il n'est pas justifié d'ordonner la publication du présent arrêt;
Attendu que les appelants, qui succombent, seront déboutés de leur demande de dommages et intérêts et de remboursement de leurs frais irrépétibles;
Attendu qu'ils doivent supporter les dépens et une indemnité en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs, Dit que la SA Ceprho, venant aux droits de la SA Oric, est recevable en son action, Confirme le jugement rendu le 2 mai 2002, rectifié le 4 juillet 2002 en toutes ses dispositions, Ajoutant, Fait injonction à la société Humbert d'avoir à produire : - les bilans couvrant la période du 1er décembre 1999 au 2 mai 2002, - les Grands Livres clients de la même période, - un extrait du Grand Livre général comportant uniquement les comptes de classe 7 pour cette période, - les factures clients de la période. Condamne la société Humbert et Monsieur Humbert in solidum à payer à la société Ceprho la somme de 2 500 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Rejette toutes les autres demandes, Condamne la société Humbert et Monsieur Humbert in solidum aux dépens qui pourront être recouvrés directement par Maître Gerbay, avoué.