CJCE, gr. ch., 7 septembre 2004, n° C-346/02
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Grand-duché de Luxembourg
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Skouris
Présidents de chambre :
MM. Jann, Timmermans, Gulmann, Cunha Rodrigues
Avocat général :
Mme Stix-Hackl
Juges :
MM. Schintgen, Macken, Colneric, von Bahr, de Lapuerta, Lenaerts
Avocat :
Me Schmitt
LA COUR (grande chambre),
1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en ayant institué et maintenu en vigueur un système de bonus-malus qui a des répercussions automatiques et obligatoires sur les tarifs, applicable à tous les contrats d'assurance automobile conclus sur le territoire luxembourgeois par les personnes physiques sans distinction entre les compagnies d'assurances ayant leur siège au Luxembourg et les entreprises d'assurances y exerçant leurs activités au moyen de succursales ou de la prestation de services, en violation du principe de la liberté tarifaire et de la suppression des contrôles préalables ou systématiques sur les tarifs et les contrats, posé par les articles 6, paragraphe 3, 29 et 39 de la directive 92-49-CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'assurance directe autre que l'assurance sur la vie et modifiant les directives 73-239-CEE et 88-357-CEE (troisième directive "assurance non-vie") (JO L 228, p. 1), le grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ladite directive.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
2 Sous le titre II, intitulé "Accès à l'activité d'assurance", l'article 6 de la directive 92-49 dispose:
"L'article 8 de la directive 73-239-CEE est remplacé par le texte suivant:
'Article 8
[...]
3. La présente directive ne fait pas obstacle à ce que les États membres maintiennent ou introduisent des dispositions législatives, réglementaires ou administratives qui prévoient l'approbation des statuts et la communication de tout document nécessaire à l'exercice normal du contrôle.
Toutefois, les États membres ne prévoient pas de dispositions exigeant l'approbation préalable ou la communication systématique des conditions générales et spéciales des polices d'assurance, des tarifs et des formulaires et autres imprimés que l'entreprise a l'intention d'utiliser dans ses relations avec les preneurs d'assurance.
Les États membres ne peuvent maintenir ou introduire la notification préalable ou l'approbation des majorations de tarifs proposées qu'en tant qu'élément d'un système général de contrôle des prix.
[...] "
3 Aux termes de l'article 29 de la directive 92-49, qui figure sous le titre III de celle-ci, intitulé "Harmonisation des conditions d'exercice":
"Les États membres ne prévoient pas de dispositions exigeant l'approbation préalable ou la communication systématique des conditions générales et spéciales des polices d'assurance, des tarifs et des formulaires et autres imprimés qu'une entreprise d'assurance se propose d'utiliser dans ses relations avec les preneurs d'assurance. Dans le but de contrôler le respect des dispositions nationales relatives aux contrats d'assurance, ils ne peuvent exiger que la communication non systématique de ces conditions et de ces autres documents, sans que cette exigence puisse constituer pour l'entreprise une condition préalable de l'exercice de son activité.
Les États membres ne peuvent maintenir ou introduire la notification préalable ou l'approbation des majorations des tarifs proposés qu'en tant qu'élément d'un système général de contrôle des prix."
4 Sous le titre IV de la directive 92-49, intitulé "Dispositions sur le libre établissement et la libre prestation des services", l'article 39, paragraphes 2 et 3, de celle-ci énonce:
"2.L'État membre de la succursale ou de la prestation de services ne prévoit pas de dispositions exigeant l'approbation préalable ou la communication systématique des conditions générales et spéciales des polices d'assurance, des tarifs et des formulaires et autres imprimés que l'entreprise se propose d'utiliser dans ses relations avec les preneurs d'assurance. Dans le but de contrôler le respect des dispositions nationales relatives aux contrats d'assurance, il ne peut exiger de toute entreprise souhaitant effectuer sur son territoire des opérations d'assurance, en régime d'établissement ou en régime de libre prestation de services, que la communication non systématique des conditions et des autres documents qu'elle se propose d'utiliser, sans que cette exigence puisse constituer pour l'entreprise une condition préalable de l'exercice de son activité.
3. L'État membre de la succursale ou de la prestation de services ne peut maintenir ou introduire la notification préalable ou l'approbation des majorations de tarifs proposés qu'en tant qu'élément d'un système général de contrôle de prix."
La réglementation nationale
5 Le règlement grand-ducal du 20 décembre 1994 pris en exécution de l'article 17, paragraphes 2 et 3, de la loi modifiée du 7 avril 1976 relative à l'assurance de la responsabilité civile en matière de véhicules automoteurs et fixant les conditions auxquelles doivent répondre les contrats d'assurance de la responsabilité civile des véhicules automoteurs (Mémorial A 1994, p. 2776, ci-après le "règlement") a introduit dans la réglementation nationale, notamment, un système de détermination du montant des primes d'assurance en vertu duquel les assurés bénéficient d'une diminution du montant de celles-ci après plusieurs années de conduite sans accident, alors qu'une majoration de ce montant est appliquée à la suite d'un sinistre.
6 Aux termes de l'article 3 du règlement:
"Est interdite toute clause contenue dans un contrat d'assurance qui aurait pour objet ou pour effet:
[...]
5. de faire échec à l'application au contrat de l'échelle Bonus/Malus telle qu'elle figure aux articles 7 et 8 ci-après."
7 L'article 7 du règlement prévoit des critères contraignants applicables à tout contrat d'assurance de responsabilité civile souscrit par une personne physique pour les véhicules automoteurs ayant leur stationnement habituel au Luxembourg.
8 Selon ce système, un nouveau preneur d'assurance est classé au degré 11 de l'échelle de bonus-malus (0 % bonus). L'absence de sinistre au cours d'une période d'observation entraîne une descente d'un degré sur l'échelle. L'échelle du bonus-malus se termine par le degré "- 3", qui est le niveau auquel le preneur d'assurance ne paie que 45 % du montant de la prime de base.
9 En revanche, chaque sinistre au cours de la période de référence entraîne une montée de 3 degrés. Le niveau maximal de l'échelle du bonus-malus est constitué par le degré 22, auquel le preneur d'assurance paie un montant équivalant à 250 % de celui de la prime de base.
10 L'échelle de bonus-malus obligatoire ne s'applique qu'aux contrats souscrits par les personnes physiques. Par ailleurs, le système de bonus-malus n'affecte que la prime relative à l'assurance responsabilité civile. Les autres composantes de la prime totale en matière d'assurance de véhicules automoteurs, telles que les risques relatifs au bris de glace, au vol et à l'incendie ainsi que la protection juridique, ne sont pas soumises à ce système.
La procédure précontentieuse
11 Le 25 juillet 2001, la Commission a envoyé une lettre de mise en demeure au grand-duché de Luxembourg dans laquelle elle considérait que le système de détermination du montant des primes d'assurance viole certaines dispositions de la directive 92-49, notamment les articles 6, paragraphe 3, 29 et 39 de celle-ci.
12 Ladite lettre de mise en demeure étant restée sans réponse, la Commission a, le 20 décembre 2001, adressé un avis motivé au grand-duché de Luxembourg, invitant cet État membre à prendre les mesures requises pour se conformer à cet avis dans un délai de deux mois à compter de sa notification.
13 Le Gouvernement luxembourgeois a répondu audit avis motivé par lettre du 6 mars 2002. Il faisait valoir que, en admettant que la liberté tarifaire soit un principe établi par la directive 92-49, la détermination du tarif de base était laissée à la libre appréciation des entreprises d'assurances. Dans cette réponse, il soulignait également que le système de bonus-malus contribuait à la protection des consommateurs et à la prévention des accidents.
14 Considérant que les mesures nécessaires pour se conformer aux obligations résultant de la directive 92-49 n'avaient pas été prises par les autorités luxembourgeoises, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.
Sur le fond
Argumentation des parties
15 La Commission estime que le système luxembourgeois de bonus-malus est contraire, d'une part, au principe de la liberté tarifaire découlant des dispositions de la directive 92-49, qui interdit aux États membres de soumettre à notification, à approbation préalable ou à communication systématique les tarifs ou les majorations de ceux-ci qu'une entreprise d'assurances se propose de mettre en œuvre sur le territoire de ces États et, d'autre part, à l'objectif de cette même directive, qui vise à réaliser la libre commercialisation des produits d'assurance dans la Communauté. Elle considère que son interprétation est confirmée par les arrêts de la Cour du 11 mai 2000, Commission/France (C-296-98, Rec. p. I-3025), et du 25 février 2003, Commission/Italie (C-59-01, Rec. p. I-1759).
16 La Commission ne conteste pas la possibilité pour les États membres d'instituer une échelle qui prenne en compte la sinistralité des assurés ou même un système de bonus-malus uniforme. De tels régimes sont cependant, selon elle, contraires à la directive 92-49 dès lors qu'ils ont une répercussion automatique sur les tarifs, ce qui serait le cas du système luxembourgeois de bonus-malus.
17 La Commission admet que la définition du montant des primes de base par les assureurs est, en principe, libre au Luxembourg. Toutefois, elle estime que, pour respecter le principe de la liberté tarifaire, non seulement la prime de base, mais aussi tous les éléments constitutifs de la prime d'assurance doivent être déterminés librement par les compagnies d'assurances.
18 En effet, la liberté tarifaire pourrait demeurer largement fictive si les compagnies d'assurances ne pouvaient moduler la prime au regard d'un critère aussi fondamental que la sinistralité de l'assuré qu'en suivant des prescriptions prédéterminées. Cela serait d'autant plus vrai que la modulation imposée n'aurait pas un effet marginal sur le montant de la prime, mais pourrait faire varier celle-ci de plus du simple au double.
19 En se référant au point 29 de l'arrêt Commission/Italie, précité, le Gouvernement luxembourgeois soutient que le règlement est conforme au principe de la liberté tarifaire dès lors qu'il n'impose ni que les tarifs pratiqués par les compagnies d'assurances soient, préalablement à leur application, notifiés à une autorité de surveillance ou de contrôle ni que cette autorité soit obligée d'approuver lesdits tarifs avant leur utilisation.
20 Ledit gouvernement fait valoir que le système de bonus-malus permet de moduler la prime d'assurance en fonction des antécédents du preneur et du nombre de sinistres dont l'assuré s'est rendu responsable. Il s'agirait d'un système de personnalisation de la prime a posteriori qui ne concernerait que la variation de la prime d'assurance. En revanche, ce système laisserait la liberté la plus complète aux assureurs pour déterminer tous les éléments composant la tarification de l'assurance automobile.
Appréciation de la Cour
21 Ainsi que la Cour l'a rappelé au point 29 de l'arrêt Commission/Italie, précité, le législateur communautaire a entendu garantir le principe de la liberté tarifaire dans le secteur de l'assurance non-vie, y compris en ce qui concerne l'assurance obligatoire telle que l'assurance responsabilité civile liée à la circulation automobile. Ce principe implique, comme la Cour l'a précisé au même point 29 de l'arrêt précité, l'interdiction de tout système de notification préalable ou systématique et d'approbation des tarifs qu'une entreprise d'assurances se propose d'utiliser dans ses relations avec les preneurs d'assurance. La seule dérogation à ce principe admise par la directive 92-49 concerne la notification préalable et l'approbation des "majorations des tarifs" dans le cadre d'un "système général de contrôle des prix".
22 Dans l'arrêt Commission/Italie, précité, la Cour a considéré comme contraire au principe de la liberté tarifaire un système de blocage des prix affectant aussi bien la fixation que l'évolution des tarifs dans le cadre des contrats en matière d'assurance responsabilité civile liée à la circulation automobile portant sur un risque situé sur le territoire italien (arrêt Commission/Italie, précité, points 32 et 48).
23 Le système luxembourgeois de bonus-malus faisant l'objet du présent recours est, quant à son impact sur les tarifs des entreprises d'assurances, d'une autre nature que la législation italienne qui était en cause dans l'arrêt Commission/Italie, précité. Ce système comporte certes des répercussions sur l'évolution des primes. Toutefois, il n'aboutit pas à une fixation directe des tarifs par l'État, les entreprises d'assurances restant libres de fixer la hauteur des primes de base. Dans ces conditions, le régime luxembourgeois de bonus-malus ne saurait être assimilé à un système d'approbation des tarifs contraire au principe de la liberté tarifaire, tel que la Cour l'a défini au point 29 de l'arrêt Commission/Italie, précité.
24 Une harmonisation complète du domaine tarifaire en matière d'assurance non-vie excluant toute mesure nationale susceptible d'avoir des répercussions sur les tarifs ne saurait être présumée en l'absence d'une volonté clairement exprimée en ce sens par le législateur communautaire.
25 Il en résulte que ne saurait être accueillie l'argumentation sur laquelle est fondé le recours de la Commission et qui consiste à soutenir que, malgré le fait que la prime de base peut être fixée tout à fait librement, le système luxembourgeois de bonus-malus est contraire au principe de la liberté tarifaire au seul motif qu'il a des répercussions sur l'évolution de cette prime.
26 Par ailleurs, la Commission ne prétend pas que ledit système reviendrait à instaurer une exigence de notification préalable ou systématique des tarifs qu'une entreprise d'assurances se propose d'utiliser dans ses relations avec les preneurs d'assurance ou un système d'approbation de tels tarifs.
27 Il s'ensuit que la Commission n'a pas démontré que, en ayant institué et maintenu en vigueur son système de bonus-malus, le grand-duché de Luxembourg aurait agi en violation du principe de la liberté tarifaire et de la suppression des contrôles préalables ou systématiques sur les tarifs et les contrats d'assurance posé par les articles 6, 29 et 39 de la directive 92-49.
28 La Commission ayant limité l'objet de l'avis motivé et du présent recours à la seule constatation d'une violation du principe de la liberté tarifaire et de la suppression des contrôles préalables ou systématiques sur les tarifs et les contrats d'assurance tel que ce principe découle des dispositions visées au point précédent, il y a donc lieu de rejeter ledit recours.
Sur les dépens
29 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Le grand-duché de Luxembourg ayant conclu à la condamnation de la Commission et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (grande chambre),
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) La Commission des Communautés européennes est condamnée aux dépens.