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Décisions

CJCE, 5e ch., 4 juin 1992, n° C-13/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Debus

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Joliet

Avocat général :

M. Gerven

Juges :

MM. Grévisse, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Zuleeg

Avocats :

Mes Braguglia, Couteaux

CJCE n° C-13/91

4 juin 1992

LA COUR (cinquième chambre),

1 Par ordonnances du 9 janvier 1991 et du 25 mars 1991, parvenues à la Cour respectivement le 16 janvier 1991 et le 12 avril 1991, la Pretura circondariale di Pordenone (dans l'affaire C-13-91) et la Pretura circondariale di Vigevano (dans l'affaire C-113-91) ont posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, des questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de procédures pénales engagées contre M. Michel Debus, représentant légal de la société française Brasserie Fischer SA.

3 L'article 4, sous c), de la loi italienne n° 1354-62, du 16 août 1962 (GURI n 234, du 17.9.1962), précise que la quantité maximale d'anhydride sulfureux autorisée dans la bière est de 20 milligrammes par litre (20 mg/l). Cette limite s'applique aussi aux bières importées, en vertu de l'article 19, premier alinéa, de la même loi, qui dispose que la bière importée doit correspondre aux caractéristiques et remplir les conditions fixées par la loi en cause.

4 La société Brasserie Fischer SA produit une bière spéciale aux extraits naturels de plantes dénommée "36,15 Pêcheur - La bière amoureuse" qui contient comme additif de l'anhydride sulfureux dans une proportion de 36,8 mg/l, et cela en conformité avec la législation française en la matière. Cette bière a été importée en Italie où elle est vendue comme "boisson alcoolique à base de bière".

5 La NAS - Nucleo Antisofisticazioni e Sanità (service de protection contre les falsifications et de protection de la santé) a procédé au prélèvement d'un échantillon de cette boisson auprès d'un établissement public situé à Azzano Decimo. L'analyse de cet échantillon ayant révélé la présence d'anhydride sulfureux en quantité supérieure à celle autorisée par la législation italienne pour les produits similaires, le procureur de la République a engagé des actions pénales pour fraude contre M. Debus.

6 C'est dans ce contexte que les juridictions nationales ont posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes, identiques dans les deux affaires:

"1) Les articles 30 et 36 du traité instituant la Communauté économique européenne doivent-ils être interprétés en ce sens qu'il convient de considérer comme incompatible avec ces articles la législation italienne fixant des règles d'hygiène pour la fabrication et le commerce de la bière (loi n° 1354-62, du 16 août 1962, et loi n° 141-89, du 17 avril 1989) pour la partie dans laquelle elle autorise l'utilisation d'anhydride sulfureux dans une quantité non supérieure à 20 mg par litre?

2) Le juge pénal doit-il omettre d'appliquer la réglementation italienne?

3) Faut-il autoriser la libre circulation de la bière contenant un taux d'anhydride sulfureux supérieur à 20 mg par litre?"

7 Pour un plus ample exposé des faits des affaires au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 En ce qui concerne les doutes soulevés par la Commission sur la recevabilité de la demande d'interprétation préjudicielle soumise dans l'affaire C-113-91 au motif qu'elle provient d'un juge qui, en vertu du droit national de la procédure pénale, serait incompétent pour connaître de l'affaire au principal, il suffit de relever que, en principe et en l'absence de circonstances exceptionnelles, la Cour n'a pas à vérifier la compétence des juridictions nationales au regard des règles de procédure nationales.

Sur la première question

9 Par sa première question, la juridiction nationale vise à savoir si les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une législation nationale qui interdit la commercialisation de bières importées d'un autre État membre où elle sont légalement commercialisées, lorsqu'elles contiennent une quantité d'anhydride sulfureux supérieure à 20 mg/l.

10 Il y a lieu de constater, tout d'abord, que, en vertu de l'article 1er de la directive 64-54-CEE du Conseil, du 5 novembre 1963, relative au rapprochement des législations des États membres concernant les agents conservateurs pouvant être employés dans les denrées destinées à l'alimentation humaine (JO 1964, 12, p. 161), les États membres ne peuvent autoriser, pour la protection des denrées alimentaires contre les altérations provoquées par des micro-organismes, l'emploi d'agents conservateurs autres que ceux énumérés à son annexe et au nombre desquels figure l'anhydride sulfureux.

11 D'après ses considérants, la directive ne constitue qu'un premier stade du rapprochement des législations nationales en ce domaine. A ce stade, les États membres ne sont donc pas obligés d'autoriser l'emploi de toutes les substances mentionnées à l'annexe de la directive. Toutefois, leur liberté de fixer des règles quant à l'addition des agents conservateurs aux denrées alimentaires ne peut être exercée qu'à la double condition que l'emploi de tout agent conservateur non mentionné en annexe à la directive ne soit pas autorisé et que l'emploi d'un agent conservateur qui y figure ne soit pas totalement interdit, sauf, lorsqu'il s'agit de denrées alimentaires produites et consommées sur leur propre territoire, dans les cas particuliers où l'emploi d'un tel agent ne répond à aucune nécessité technologique (voir arrêts du 12 juin 1980, Grunert, 88-79, Rec. p. 1827; du 5 février 1981, Kugelmann, 108-80, Rec. p. 433, et du 13 décembre 1990, Bellon, C-42-90, Rec. p. I-4863).

12 S'agissant de produits importés d'un autre État membre, où ils sont légalement fabriqués et commercialisés, il convient de reconnaître que l'application d'une réglementation nationale du type de celle faisant l'objet du litige au principal entrave le commerce intracommunautaire et constitue de ce fait, en principe, une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, au sens de l'article 30 du traité. En présence d'une harmonisation communautaire qui n'est que partielle dans le domaine considéré, il convient toutefois d'examiner si une telle mesure peut être justifiée par des raisons de protection de la santé des personnes, au titre de l'article 36 du traité.

13 Il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour (voir notamment arrêt du 14 juillet 1983, Sandoz, 174-82, Rec. p. 2445), dans la mesure où des incertitudes subsistent en l'état actuel de la recherche scientifique, quant à la nocivité des additifs alimentaires, il appartient aux États membres, à défaut d'harmonisation complète, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et de la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté.

14 De la jurisprudence de la Cour (et spécialement des arrêts du 14 juillet 1983, Sandoz, précité; du 10 décembre 1985, Motte, 247-84, Rec. p. 3887; du 6 mai 1986, Muller, 304-84, Rec. p. 1511; et du 12 mars 1987 dit "loi de pureté de la bière", Commission/Allemagne, 178-84, Rec. p. 1227), il résulte également que, dans ces conditions, le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres mettent en place une réglementation qui soumet l'utilisation d'additifs à une autorisation préalable accordée par un acte de portée générale pour des additifs déterminés, soit pour tous les produits, soit pour certains d'entre eux seulement, soit en vue de certains emplois. Il en va de même pour la fixation d'un plafond d'utilisation d'un additif pour certains produits. Une réglementation de ce type répond à un objectif légitime de politique sanitaire qui est de restreindre la consommation incontrôlée d'additifs alimentaires.

15 L'application aux produits importés de l'interdiction de commercialiser les produits qui contiennent une quantité d'additifs dépassant la limite autorisée par la réglementation de l'État membre d'importation alors qu'une telle quantité est autorisée dans l'État membre de production n'est toutefois admissible que pour autant qu'elle est conforme aux exigences de l'article 36 du traité, tel qu'il a été interprété par la Cour.

16 A cet égard il convient de rappeler, en premier lieu, que dans les arrêts du 14 juillet 1983, Sandoz, du 10 décembre 1985, Motte, du 6 mai 1986, Muller, du 12 mars 1987, "loi de pureté de la bière" et du 13 décembre 1990, Bellon, précités, la Cour a déduit du principe de proportionnalité, qui est à la base de la dernière phrase de l'article 36 du traité, que les interdictions de commercialiser des produits contenant des additifs autorisés dans l'État membre de production, mais interdits dans l'État membre d'importation doivent être limitées à ce qui est effectivement nécessaire pour assurer la sauvegarde de la santé publique.

17 La Cour en a également conclu que l'utilisation d'un additif déterminé, admis dans un autre État membre, doit être autorisée dans le cas d'un produit importé de cet État membre, dès lors que, compte tenu, d'une part, des résultats de la recherche scientifique internationale et spécialement des travaux du comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine et de la commission du Codex alimentarius de la FAO et de l'Organisation mondiale de la santé, et, d'autre part, des habitudes alimentaires dans l'État membre d'importation, cet additif ne présente pas un danger pour la santé publique et qu'il répond à un besoin réel, notamment d'ordre technologique.

18 Il y a lieu de rappeler, en second lieu, que, ainsi qu'il découle notamment des arrêts Muller, Commission/Allemagne et Bellon, précités, ainsi que de l'arrêt du 30 novembre 1983, Van Bennekom (227-82, Rec. p. 3883), c'est aux autorités nationales qu'il incombe de démontrer que leur réglementation est justifiée par des raisons de protection de la santé de leur population.

19 A cet égard, le Gouvernement italien fait valoir que le comité mixte d'experts FAO/OMS et le comité scientifique de l'alimentation humaine ont reconnu que l'usage excessif d'anhydride sulfureux nuit à la santé humaine, en particulier dans le cas des grands buveurs de bière. En conséquence, il considère que la politique consistant à réduire au minimum les quantités d'anhydride sulfureux absorbées autrement que par les voies respiratoires est justifiée par les nécessités de la santé publique.

20 Pour sa part, le Gouvernement néerlandais relève qu'il incombe en principe à chaque État membre d'apprécier si les exigences de la protection de la santé permettent d'autoriser ou non l'emploi d'un agent conservateur déterminé dans les denrées alimentaires en tenant compte des habitudes alimentaires de sa population. Il affirme que l'OMS a fixé à 40 mg la dose journalière maximale d'anhydride sulfureux tolérable et que, pour déterminer la quantité d'anhydride sulfureux absorbé par les consommateurs, il faut tenir compte du fait que l'anhydride sulfureux est, en dehors de la bière, ajouté à de nombreux produits alimentaires.

21 La Commission soutient qu'une interdiction générale d'importer et de commercialiser des produits légalement commercialisés dans un autre État membre, au motif qu'ils contiennent un des agents mentionnés sur la liste de la directive 64-54 dans une proportion supérieure à celle autorisée par la législation de l'État d'importation, est excessive lorsque l'adjonction de l'agent reste dans les limites admissibles au regard des connaissances scientifiques internationales.

22 Pour ce qui est, plus spécifiquement, de l'anhydride sulfureux, la Commission fait valoir, à partir de données toxicologiques élaborées par la FAO et l'OMS ainsi que du rapport du consultant technique commis par le procureur de la République auprès de la Pretura circondariale di Pordenone dans le cadre de la procédure poursuivie contre M. Debus, qu'il est exclu que l'anhydride sulfureux contenu dans la bière française ayant fait l'objet de la saisie puisse avoir des effets toxiques. En effet, sur la base des données toxicologiques élaborées conjointement, la FAO et l'OMS suggèrent d'admettre l'absorption d'une dose journalière non supérieure à 0,35 mg/kg de poids corporel, ce qui pour un consommateur de 60 kg équivaut à une quantité maximale d'environ 21 mg par jour. Or, selon les calculs effectués par le consultant technique national, la dose qu'absorberait le consommateur italien buvant une bière contenant 36,8 mg/l d'anhydride sulfureux, serait, en moyenne, de 5,5 mg par jour.

23 Il convient de constater que le régime en cause aboutit à une interdiction générale et absolue de toutes les bières contenant plus de 20 mg d'anhydride sulfureux sans aucune exception.

24 La nécessité d'une telle interdiction pour la protection de la santé n'a pas été démontrée. Bien au contraire, les affirmations non contestées de la Commission ont fait apparaître que l'adjonction d'anhydride sulfureux due à la consommation d'une bière contenant 36,8 mg/l dudit additif ne comporte pas de risque sérieux de dépassement des limites de la dose journalière maximale d'anhydride sulfureux admise par la FAO et l'OMS.

25 Le caractère disproportionné d'une telle interdiction générale et absolue à l'égard des bières d'importation est aussi mis en évidence par la circonstance que la législation du même État membre admet l'utilisation de l'anhydride sulfureux dans des proportions beaucoup plus élevées pour d'autres boissons, notamment pour le vin, dont la consommation dans l'État membre en cause semble plus importante que celle de la bière.

26 Le Gouvernement italien fait valoir toutefois que l'adjonction d'anhydride sulfureux n'est nullement indispensable pour la conservation de la bière, car son effet peut être obtenu en ayant recours à d'autres méthodes, telles que la pasteurisation.

27 Cette circonstance n'est pas de nature à justifier une interdiction générale et absolue telle que celle qui est en cause.

28 En effet, ainsi qu'il découle de l'arrêt "loi de pureté de la bière", précité, pour exclure que certains additifs puissent répondre à un besoin technologique, il ne suffit pas de faire état d'une autre méthode de fabrication du produit, utilisée par les producteurs nationaux, car pareille interprétation de la notion de besoin technologique, qui aboutit à privilégier les méthodes de production nationales, constitue un moyen de restreindre de façon déguisée le commerce entre États membres.

29 La notion de besoin technologique doit s'apprécier en fonction des matières premières utilisées et en tenant compte de l'appréciation qui a été faite par les autorités de l'État membre où le produit est légalement fabriqué et commercialisé. Il convient également de tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et en particulier de ceux des travaux des comités scientifiques communautaires de l'alimentation humaine et de la commission du Codex alimentarius de la FAO et de l'Organisation mondiale de la santé (arrêt "loi de pureté de la bière", précité).

30 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la première question posée par la juridiction nationale que les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une législation nationale qui interdit la commercialisation de bières importées d'un autre État membre où elle sont légalement commercialisées, lorsqu'elles contiennent une quantité d'anhydride sulfureux supérieure à 20 mg par litre.

Sur les deuxième et troisième questions

31 Par ses deuxième et troisième questions, la juridiction nationale vise à savoir si le juge national doit omettre d'appliquer une réglementation nationale qui est contraire au droit communautaire ou s'il doit attendre jusqu'à ce qu'une réglementation générale soit adoptée.

32 A cet égard, il suffit de rappeler la jurisprudence bien établie selon laquelle le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal, 106-77, Rec. p. 629).

33 Il y a donc lieu de répondre aux deuxième et troisième questions posées par la juridiction nationale que le juge national doit omettre d'appliquer une réglementation nationale qui est contraire au droit communautaire.

Sur les dépens

34 Les frais exposés par les gouvernements de la République italienne, et du Royaume des Pays-Bas, et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la Pretura circondariale di Pordenone (dans l'affaire C-13-91) et la Pretura circondariale de Vigevano (dans l'affaire C-113-91) dit pour droit:

1) Les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'il s'opposent à une législation nationale qui interdit la commercialisation de bières importées d'un autre État membre où elle sont légalement commercialisées, lorsqu'elles contiennent une quantité d'anhydride sulfureux supérieure à 20 mg par litre.

2) Le juge national doit omettre d'appliquer une réglementation nationale qui est contraire au droit communautaire.