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Décisions

CJCE, 5 octobre 1994, n° C-381/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République française

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Edward

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray

CJCE n° C-381/93

5 octobre 1994

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 août 1993, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que, en maintenant en vigueur, à l'occasion de l'utilisation, par un navire, d'installations portuaires situées sur son territoire continental ou insulaire, lorsque les passagers proviennent de ports sis dans un autre État membre ou se dirigent vers ceux-ci, un système de perception de taxes lors du débarquement et de l'embarquement des passagers, alors que, dans le cas d'un transport entre deux ports situés sur le territoire national, ces taxes ne sont perçues que pour l'embarquement au départ du port continental ou insulaire, et que, en appliquant des taux de taxes plus élevés lorsque les passagers proviennent ou embarquent à destination de ports sis dans un autre État membre que lorsqu'ils se dirigent vers un port situé sur le territoire national, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er du règlement (CEE) n° 4055-86 du Conseil, du 22 décembre 1986, portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers (JO L 378, p. 1, ci-après le "règlement n° 4055-86").

2 En vertu de l'article R. 212-17 du Code français des ports maritimes, une taxe est perçue sur chaque passager débarqué, embarqué ou transbordé dans les ports maritimes de la France métropolitaine. Cette taxe, qui est à la charge de l'armateur, peut être récupérée par celui-ci auprès des passagers.

3 L'article R. 212-19 du Code des ports maritimes, dans sa version résultant du décret n° 92-1089 du 1er octobre 1992, modifiant les taux de la taxe sur les passagers des navires de commerce perçue au titre des droits de port (JORF du 7.10.1992), dispose:

"Dans les ports maritimes de la France continentale, les taux de la taxe sur les passagers des navires de commerce perçue au titre du droit de port sont les suivants pour les passagers empruntant un aéroglisseur amphibie ou tout autre navire:

1. Passagers à destination d'un port de France continentale ou de la Corse: 8,28 F (avec réduction de 50 % pour les passagers de 4ème classe). Les passagers d'aéroglisseur amphibie ou de navire à classe unique sont assimilés aux passagers de 2ème classe pour la perception de la taxe.

2. Passagers en provenance ou à destination d'un port des îles Britanniques ou des îles anglo-normandes: 17,52 F.

3. Passagers en provenance ou à destination d'un port situé en Europe (à l'exception de ceux cités aux 1 et 2 ci-dessus) ou en tout pays du bassin méditerranéen: 21,01 F.

4. Passagers en provenance ou à destination de tous les autres ports: 74,81 F.

..."

4 L'article R. 212-20, tel que modifié par le décret précité, prévoit ensuite:

"Dans les ports maritimes de la Corse, les taux de la taxe sur les passagers de navires de commerce perçue au titre du droit de port sont les suivants pour les passagers empruntant un aéroglisseur amphibie ou tout autre navire:

1. Passagers à destination d'un port de Corse ou de la France continentale ou de la Sardaigne: 8,28 F (avec réduction de 50 % pour les passagers de 4ème classe).

2. Passagers en provenance ou à destination d'un port situé en Europe (à l'exception de ceux cités au 1 ci-dessus) ou en Afrique du Nord: 8,28 F.

3. Passagers en provenance ou à destination de tous les autres ports: 49,88 F.

..."

5 La Commission considère que ce système de taxation contient une double discrimination: d'une part, le taux de la taxe est moins élevé pour les transports de passagers effectués à destination d'un port français que pour ceux effectués à destination d'un port d'un autre État membre (exception faite pour les transports effectués à destination de la Sardaigne depuis la Corse); d'autre part, pour les transports entre ports français, la taxe n'est perçue qu'à l'embarquement, tandis que, pour les transports entre un port français et un port d'un autre État membre (à l'exception de ceux effectués entre la Corse et la Sardaigne), la taxe est perçue à la fois à l'embarquement et au débarquement.

6 La Commission estime que, même si la réglementation française ne contient pas de discrimination fondée sur la nationalité du prestataire des services de transport en question, elle constitue une entrave à la libre prestation des services, contraire à l'article 1er du règlement n° 4055-86, du fait qu'elle opère ainsi une distinction entre les services de transport effectués à l'intérieur de la France et ceux effectués vers ou en provenance d'un autre État membre, bien que le service portuaire acquitté par la taxe soit le même dans les deux cas.

7 Pour sa défense, le gouvernement français fait valoir que le règlement n° 4055-86 ne réalise qu'incomplètement la libre prestation des services de transport maritime, dans la mesure où il ne concerne que les transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers et non pas les transports maritimes qui ont lieu à l'intérieur des États membres, à savoir le cabotage maritime. Il souligne, à cet égard, que le règlement (CEE) n° 3577-92 du Conseil, du 7 décembre 1992, concernant l'application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l'intérieur des États membres (cabotage maritime) (JO L 364, p. 7, ci-après le "règlement n° 3577-92"), qui est entré en vigueur le 1er janvier 1993, prévoit, en son article 6, paragraphe 1, que la libre prestation des services pour les services réguliers de transport de passagers et de transport par transbordeur, dans la Méditerranée et le long des côtes françaises, n'est applicable qu'à partir du 1er janvier 1999.

8 Il en résulte, selon le gouvernement français, que le respect par la France des règles en matière de libre prestation des services doit être apprécié séparément pour chacun de ces deux types de prestations de services. Or, pour chacun d'eux, la France satisferait aux exigences du droit communautaire, dans la mesure où, s'agissant des transports maritimes entre États membres, à partir ou à destination d'un port français, il n'existerait aucune discrimination entre les opérateurs français et ceux originaires des autres États membres et où, s'agissant du cabotage, tous les opérateurs originaires des autres États membres seraient placés dans la même situation vis-à-vis de la réglementation française applicable en la matière.

9 Afin d'apprécier le bien-fondé du grief de la Commission, il y a lieu de rappeler d'abord que l'article 1er du règlement n° 4055-86 prévoit, en son paragraphe 1, que

"La libre prestation des services de transport maritime entre États membres et entre États membres et pays tiers est applicable aux ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire des services."

10 Comme la Cour l'a constaté dans son arrêt du 14 juillet 1994, Peralta (C-379-92, non encore publié au Recueil, point 39), cette disposition définit ainsi les bénéficiaires de la libre prestation des services de transport maritime entre États membres et entre États membres et pays tiers dans des termes qui sont substantiellement les mêmes que ceux de l'article 59 du traité.

11 Ensuite, en disposant que "sans préjudice des dispositions du traité relatives au droit d'établissement, le prestataire d'un service de transport maritime peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans l'État membre où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants", l'article 8 du règlement n° 4055-86 transpose le principe inscrit à l'article 60, troisième alinéa, du traité CEE au domaine des transports maritimes entre États membres.

12 Enfin, en vertu de l'article 1er, paragraphe 3, du règlement n° 4055-86, les dispositions des articles 55 à 58 et celles de l'article 62 du traité CEE sont applicables à ce type de transports maritimes.

13 Le règlement n° 4055-86 rend ainsi applicable au secteur des transports maritimes entre États membres l'intégralité des règles du traité régissant la libre prestation des services.

14 En application de ces règles, la libre prestation des services peut être invoquée non seulement par les ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire des services, mais également par une entreprise à l'égard de l'État où elle est établie dès lors que les services sont fournis à des destinataires établis dans un autre État membre (voir arrêt du 17 mai 1994, Corsica Ferries Italia, C-18-93, non encore publié au Recueil, point 30), et, d'une façon plus générale, dans tous les cas où un prestataire de services offre des services sur le territoire d'un État membre autre que celui dans lequel il est établi (voir arrêt du 26 février 1991, Commission/France, C-154-89, Rec. p. I-659, point 10, et arrêt Peralta, précité, point 41).

15 Or, les services de transport maritime entre États membres sont non seulement souvent fournis à des destinataires établis dans un autre État membre que le prestataire mais encore, par définition, offerts, du moins pour partie, sur le territoire d'un État membre autre que celui dans lequel le prestataire est établi.

16 Dès lors qu'il est établi que les prestations de services dont il est question dans le présent recours relèvent de l'article 59 du traité, il y a lieu de rappeler que, conformément à la jurisprudence de la Cour, cette disposition s'oppose à l'application de toute réglementation nationale qui, sans justification objective, entrave la possibilité pour un prestataire de services d'exercer effectivement cette liberté (voir arrêt du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda, C-288-89, Rec. p. I-4007).

17 Dans l'optique d'un marché unique, et pour permettre de réaliser les objectifs de celui-ci, cette liberté s'oppose également à l'application de toute réglementation nationale ayant pour effet de rendre la prestation de services entre États membres plus difficile que la prestation de services purement interne à un État membre.

18 En conséquence, les prestations de services de transport maritime entre États membres ne sauraient être soumises à des conditions plus rigoureuses que celles auxquelles sont assujetties les prestations de services analogues sur le plan interne.

19 La circonstance, invoquée par le gouvernement français, qu'en vertu du règlement n° 3577-92 la libre prestation des services ne s'applique aux transports maritimes à l'intérieur des États membres que progressivement et dans les délais qui y sont fixés est, à cet égard, sans pertinence. En effet, ce règlement ne concerne que l'accès des prestataires de services des autres États membres au cabotage maritime et ne définit pas les règles qui doivent être respectées dans les transports maritimes entre États membres.

20 Admettre que cette circonstance puisse autoriser les États membres à imposer aux transports maritimes entre États membres des charges plus lourdes que celles grevant les transports internes reviendrait à priver l'application du régime de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres, prévue par le règlement n° 4055-86, d'une partie substantielle de son effet utile.

21 Doit dès lors être considérée comme constituant une restriction à la libre prestation des services de transport maritime, interdite en vertu du règlement n° 4055-86, une réglementation nationale qui, bien qu'applicable sans discrimination à tous les navires, qu'ils soient utilisés par des prestataires nationaux ou originaires d'autres États membres, établit une distinction selon que ces navires effectuent des transports internes ou des transports à destination des autres États membres et assure ainsi un avantage particulier au marché intérieur et aux transports internes de l'État membre en question.

22 Or, force est de constater que la réglementation française incriminée en l'espèce prévoit, pour les services de transport effectués entre un port français et un port d'un autre État membre, un régime de taxation moins favorable que pour les services de transports effectués entre des ports français.

23 Dans ces conditions, il y a lieu d'accueillir le recours de la Commission et de constater le manquement dans les termes des conclusions de celle-ci.

Sur les dépens

24 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête:

1) La République française, en maintenant en vigueur, à l'occasion de l'utilisation, par un navire, d'installations portuaires situées sur son territoire continental ou insulaire, lorsque les passagers proviennent de ports sis dans un autre État membre ou se dirigent vers ceux-ci, un système de perception de taxes lors du débarquement et de l'embarquement des passagers, alors que, dans le cas d'un transport entre deux ports situés sur le territoire national, ces taxes ne sont perçues que pour l'embarquement au départ du port continental ou insulaire, et que, en appliquant des taux de taxes plus élevés lorsque les passagers proviennent ou embarquent à destination de ports sis dans un autre État membre que lorsqu'ils se dirigent vers un port situé sur le territoire national, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 1er du règlement (CEE) n° 4055-86 du Conseil, du 22 décembre 1986, portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers.

2) La République française est condamnée aux dépens.