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Décisions

CJCE, 17 juin 1992, n° C-26/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Jakob Handte & Co. GmbH

Défendeur :

Traitements mécano-chimiques des surfaces (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Président de chambre :

M. Schockweiler

Avocat général :

M. Jacobs

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Díez de Velasco, Zuleeg

Avocat :

Mes Desaché

CJCE n° C-26/91

17 juin 1992

LA COUR,

1 Par arrêt du 8 janvier 1991, parvenu à la Cour le 25 janvier suivant, la Cour de cassation française a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, ci-après "convention"), une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 5, point 1, de la convention.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre la société Jakob Handte et Cie GmbH, établie à Tuttlingen (République fédérale d'Allemagne, ci-après "Handte Allemagne") et la société anonyme Traitements mécano-chimiques des surfaces, établie à Bonneville (France, ci-après "TMCS").

3 Il ressort du dossier transmis à la Cour que TMCS a acheté en 1984 et 1985 à la société anonyme de droit suisse Bula et Fils (ci-après "Bula") deux machines à polir les métaux auxquelles elle a fait ajouter un système d'aspiration fabriqué par Handte Allemagne, mais vendu et installé par la société à responsabilité limitée Handte France, établie à Strasbourg (France) (ci-après "Handte France").

4 En 1987, TMCS a assigné les sociétés Bula, Handte Allemagne et Handte France devant le tribunal de grande instance de Bonneville (France) en réparation du préjudice résultant du fait que les installations fabriquées et vendues n'étaient pas conformes aux règles relatives à l'hygiène et à la sécurité du travail et qu'elles étaient impropres à l'usage auquel elles étaient destinées.

5 Par jugement du 4 mai 1988, cette juridiction s'est déclarée incompétente "ratione loci" pour connaître de la demande formée contre Bula; elle a, en revanche, jugé qu'elle était compétente sur la base de l'article 5, point 1, de la convention pour statuer sur la demande formée contre Handte Allemagne et Handte France.

6 Par arrêt du 20 mars 1989, la Cour d'appel de Chambéry (France) a rejeté le contredit formé par Handte Allemagne, au motif que l'action engagée par TMCS à l'encontre de cette société s'analyse en une action en responsabilité du fabricant pour vices affectant la chose vendue, que cette action directe du sous-acquéreur de la chose contre le fabricant est de nature contractuelle au regard tant du droit français que de la convention et que c' est, dès lors, à bon droit que le premier juge s'est déclaré compétent en tant que juridiction du lieu où l'obligation doit être exécutée, en application de l'article 5, point 1, de la convention.

7 Estimant que l'article 5, point 1, de la convention n'était pas applicable dans le cadre d'une chaîne de contrats, Handte Allemagne s'est pourvue en cassation contre cet arrêt de la Cour d'appel de Chambéry.

8 Considérant que le litige soulevait un problème d'interprétation de la convention, la Cour de cassation française a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur la question suivante:

"L'article 5, point 1, de la convention prévoyant une règle de compétence spéciale en matière contractuelle est-il applicable au litige opposant le sous-acquéreur d'une chose au fabricant, qui n'est pas le vendeur, en raison des défauts de la chose ou d'impropriété de celle-ci à l'usage auquel elle est destinée?"

9 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

10 Pour répondre à la question posée par la juridiction nationale, il convient de rappeler d'abord que, selon une jurisprudence constante (voir arrêt du 22 mars 1983, Peters, points 9 et 10, 34-82, Rec. p. 987, et arrêt du 8 mars 1988, Arcado, points 10 et 11, 9-87, Rec. p. 1539), la notion de "matière contractuelle", au sens de l'article 5, point 1, de la convention, doit être interprétée de façon autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de cette convention, en vue d'assurer l'application uniforme de celle-ci dans tous les États contractants; cette notion ne saurait, dès lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale.

11 Il y a lieu de relever ensuite que parmi les objectifs poursuivis par la convention figure, selon les termes de son préambule, celui de "renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies".

12 A cet égard, le rapport d'experts, établi à l'occasion de l'élaboration de la convention (JO 1979, C 59, p. 1), souligne que

"la convention, en établissant des règles de compétence communes, a ... pour but d'assurer, ... dans le domaine qu'elle est appelée à régir, un véritable ordre juridique duquel doit résulter la plus grande sécurité. Dans cet esprit, la codification des règles de compétence que contient le titre II définit quel est, compte tenu de tous les intérêts en présence, le juge territorialement le plus qualifié pour connaître d'un litige".

13 Cet objectif de la convention est atteint par le fait que celle-ci prévoit un certain nombre de règles de compétence qui déterminent dans quels cas, limitativement énumérés aux sections 2 à 6 du titre II de la convention, le défendeur domicilié ou établi sur le territoire d'un État contractant peut, lorsqu'il s'agit d'une règle de compétence spéciale, ou doit, dans l'hypothèse d'une règle de compétence exclusive ou d'une prorogation de compétence, être attrait devant une juridiction d'un autre État contractant.

14 Les règles de compétence spéciales ou exclusives et celles relatives à la prorogation de compétence dérogent ainsi au principe général, consacré par l'article 2, premier alinéa, de la convention, de la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile. Le caractère de principe général que revêt cette règle de compétence s'explique par le fait qu'elle permet au défendeur de se défendre, en principe, plus aisément. En conséquence, les règles de compétence dérogatoires à ce principe général ne sauraient donner lieu à une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées par la convention.

15 Il s'ensuit que la notion de "matière contractuelle", au sens de l'article 5, point 1, de la convention, ne saurait être comprise comme visant une situation dans laquelle il n'existe aucun engagement librement assumé d'une partie envers une autre.

16 Or, s'agissant de l'action que le sous-acquéreur d'une marchandise achetée auprès d'un vendeur intermédiaire engage contre le fabricant en vue d'obtenir la réparation du préjudice résultant de la non-conformité de la chose, il importe de constater qu'il n'existe aucun lien contractuel entre le sous-acquéreur et le fabricant, celui-ci n'ayant assumé aucune obligation de nature contractuelle envers le sous-acquéreur.

17 De plus, et notamment dans l'hypothèse d'une chaîne de contrats internationaux, les obligations contractuelles des parties peuvent varier d'un contrat à l'autre, de sorte que les droits contractuels que le sous-acquéreur peut faire valoir à l'encontre de son vendeur immédiat ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux que le fabricant a assumés dans ses relations avec le premier acheteur.

18 Par ailleurs, l'objectif de la protection juridique des personnes établies dans la Communauté, que la convention entend, entre autres, réaliser, exige que les règles de compétence qui dérogent au principe général de cette convention soient interprétées de façon à permettre à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement devant quelle juridiction, autre que celle de l'État de son domicile, il pourrait être attrait.

19 Or, il convient de constater que, dans une situation telle que celle visée en l'espèce au principal, l'application de la règle de compétence spéciale, prévue par l'article 5, point 1, de la convention, au litige opposant le sous-acquéreur d'une chose au fabricant n'est pas prévisible pour ce dernier et est, dès lors, incompatible avec le principe de sécurité juridique.

20 En effet, outre la circonstance que le fabricant n'a aucune relation contractuelle avec le sous-acquéreur et n'assume aucune obligation de nature contractuelle à l'égard de cet acheteur dont il peut légitimement ignorer l'identité et le domicile, il apparaît que, dans la grande majorité des États contractants, la responsabilité du fabricant à l'égard du sous-acquéreur pour vices de la chose vendue est considérée comme n'étant pas de nature contractuelle.

21 Il résulte des développements qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la question posée par la juridiction nationale que l'article 5, point 1, de la convention doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à un litige opposant le sous-acquéreur d'une chose au fabricant, qui n'est pas le vendeur, en raison des défauts de la chose ou de l'impropriété de celle-ci à l'usage auquel elle est destinée.

Sur les dépens

22 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française, par arrêt du 8 janvier 1991, dit pour droit:

L'article 5, point 1, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à un litige opposant le sous-acquéreur d'une chose au fabricant, qui n'est pas le vendeur, en raison des défauts de la chose ou de l'impropriété de celle-ci à l'usage auquel elle est destinée.