Conseil Conc., 31 octobre 2006, n° 06-D-32
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mises en œuvre par des géomètres-experts dans le cadre de marchés publics dans le département de l'Aveyron
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de M. Barbier, par M. Nasse, vice-président présidant la séance, Mme Mader-Saussaye, MM. Piot, Combe, Honorat, membres.
Le Conseil de la concurrence (Section I),
Vu la lettre du 29 juillet 2004, enregistrée sous la référence 04/0059 F, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par des géomètres experts de l'Aveyron dans le cadre d'appels à la concurrence lancés par le conseil général de l'Aveyron en 2002 ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code du commerce ; Vu la proposition de non lieu établie par le rapporteur ; Vu les observations présentées par la commissaire du gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, la commissaire du gouvernement entendus lors de la séance du 4 octobre 2006 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LES MARCHÉS DE PRESTATIONS TOPOGRAPHIQUES
1. Parmi les missions dévolues aux conseils généraux par la loi de décentralisation du 2 mars 1982, figurent les travaux neufs et les travaux d'entretien de la voirie départementale.
2. Le Conseil général de l'Aveyron procédait, jusqu'en 2001, à la conclusion de marchés de gré à gré, négociés directement par les agences sectorielles de la direction de l'équipement avec les cabinets de géomètres-experts locaux. En 2002, il a modifié sa pratique et a lancé, en trois vagues successives, 13 appels d'offres ouverts pour l'attribution de marchés de mise en œuvre de prestations topographiques et de négociations foncières.
3. En l'espèce, il s'agit de marchés à bons de commande d'une durée d'un an, avec possibilité de reconduction annuelle, par avenant, sans que la durée totale n'excède trois ans. Ces marchés se répartissent en deux catégories homogènes, selon l'estimation de leur valeur par le conseil général. Chaque marché recouvre le territoire d'une subdivision de la direction départementale de l'équipement.
4. Pour les marchés correspondant aux subdivisions de l'équipement de Rignac, Laguiole, Naucelle, Requista, Mur de Barrez et Pont-de-Salars, le montant minimum retenu au budget d'étude de la voirie départementale était de 15 000 euro et le montant maximum de 60 000 euro. Cette catégorie de marché est désignée ci-après par le sigle "D1".
5. Pour les marchés correspondant aux subdivisions de l'équipement de Millau, Espalion, Decazeville-Capdenac, Rodez, St Affrique, Villefranche de Rouergue et Séverac Saint Geniez, le montant minimum était de 25 000 euro et le maximum de 100 000 euro. Cette catégorie de marché est désignée dans la suite de ce document par le sigle "D2".
6. Les prestations attendues des attributaires sont décrites par le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) de ces marchés, et notamment aux articles 1er et 2-4, tous identiques à cet égard. Elles portent sur l'exécution de travaux topographiques de nature diverse. En premier lieu, ces travaux consistent, notamment, en la production de plans et autres levés topographiques, la mise en place de bornes de délimitation de terrains, l'implantation d'axes et de points d'emprise, l'établissement de dossiers parcellaires et d'esquisses cadastrales, et la réalisation d'interventions ponctuelles. Elles consistent, en second lieu, en des négociations foncières, à savoir la localisation des propriétaires et locataires de biens immeubles et la direction des négociations jusqu'à la signature des promesses de vente et des documents annexes.
7. Chaque type de prestation prévu par les CCTP a donné lieu à la détermination d'un prix unitaire. Il existe, pour chacun des marchés passés par le conseil général de l'Aveyron, 29 prix unitaires différents pour chacune des prestations identifiées.
8. Les offres ont été classées en fonction de deux critères principaux : d'une part, la valeur technique des prestations analysée sur la base d'un indice calculé à partir des données du mémoire et de la décomposition de certains prix et, d'autre part, le prix moyen, estimé à travers une grille de prix. En pratique, les offres retenues ont toujours correspondu aux offres les moins élevées telles qu'elles ressortaient de la grille de prix fournie. L'avis d'attribution des marchés a été publié au BOAMP du 25 janvier 2003.
B. LES RÉSULTATS DES APPELS D'OFFRES
9. Les 13 appels d'offres du Conseil général ont suscité des propositions de 13 cabinets de géomètres-experts, dont 12 sont implantés dans l'Aveyron.
10. Pour la clarté des tableaux figurant dans ce document et de façon conventionnelle, une lettre repère chacun des cabinets de géomètres-experts et un numéro chacun des secteurs géographiques auxquels est rattaché un marché. Les marchés sont désignés par les numéros suivants :
<emplacement tableau>
11. Les cabinets qui ont déposé des offres sont de taille variable. Leurs principales caractéristiques sont résumées dans le tableau qui suit :
<emplacement tableau>
12. Sur les 13 cabinets concernés par l'enquête, deux cabinets (C et M) avaient en 2001 ou 2002 un chiffre d'affaires hors taxe dépassant 2 Meuro, deux cabinets (A et L) avaient un chiffre d'affaires compris entre 1 et 2 Meuro, les neuf autres cabinets avaient un chiffre d'affaires inférieur à 1 Meuro.
13. Même si les proportions varient selon les cabinets, l'activité de ces derniers provient de trois secteurs différents : les communes, le secteur privé et le département. Le cabinet Andrieu a ainsi déclaré lors de son audition du 17 juin 2003 : "Notre activité peut à grands traits être divisée en 40 % communes (hors AO), 40 % privé, et 20 % donneurs d'ordres tels que le conseil général" (cotes 425-431). Dans son audition du 18 juin 2003, le cabinet Gravellier a indiqué que "les prestations topographiques représentent environ 30 % de notre chiffre d'affaires" (cotes 715-721).
14. Le tableau suivant présente les résultats des différents appels d'offres d'un point de vue qualitatif. Pour la plupart, ces cabinets n'ont pas concouru à tous les appels d'offres et ont présenté des offres individuellement ou en groupements (désignés par les lettres identifiant les cabinets groupés).
<emplacement tableau>
15. Ce tableau permet de constater le succès des 9 groupements, puisque chacun gagne au moins un marché et que seul le marché numéro 11 leur échappe :
Nombre total d'offres déposées : 68 100 %
Nombre d'offres déposées en groupement : 17 25 %
Nombre d'offres déposées par un candidat seul : 51 75 %
Nombre total de marchés mis en concurrence : 13 100 %
Nombre de marchés obtenus en groupement : 12 92 %
Nombre de marchés obtenus par un candidat seul : 1 8 %
<emplacement tableau>
16. Lorsque l'on se rapporte à une carte, il apparaît que l'un au moins des attributaires des marchés 6 à 12 est implanté sur le secteur géographique concerné par le marché et que dans les autres cas, au moins un des attributaires du marché est implanté à proximité immédiate du secteur.
17. La diversité des groupements constitués, en termes de nombre de salariés, est patente. Il apparaît que les marchés 1, 8, 9, 10 et 12 ont été obtenus par des groupements comportant chacun plus de 35 salariés, alors que les lots 7 et 11 ont été attribués à un groupement et à un cabinet seul, comportant en tout état de cause moins de 8 salariés. Il apparaît ainsi qu'un cabinet seul (D) a obtenu l'un des lots les plus gros et que le groupement le plus petit (CI) a été constitué en vue de l'obtention d'un lot comptant parmi les plus importants (7). A l'inverse, l'un des plus gros groupements (AJ) a été constitué à l'occasion du dépôt d'une offre concernant l'un des lots les moins importants (1).
18. Les offres, remises pour chaque marché, ont été les suivantes (en euro) :
<emplacement tableau>
19. Lorsque des offres identiques ont été déposées, elles l'ont été dans le cadre d'appels d'offres différents par des groupements comportant toujours un membre en commun.
20. Les meilleures offres sont très proches les unes des autres, par catégorie de marchés, et toujours inférieures d'environ 50 % aux estimations du maître d'ouvrage. En outre, dans la plupart des cas, les cabinets n'ont fait d'offres réellement compétitives que pour les marchés qu'ils ont obtenus. Le tableau qui suit, indique dans quelle proportion les offres des concurrents sont supérieures à celle de l'attributaire du lot (marquée 0) :
<emplacement tableau>
21. Par exemple, pour l'obtention du lot n°1 (Rignac) les Cabinets C (Gravelier-Fourcadier) et I (Abadie) ont fait (en groupement) une offre supérieure de 38 % à celle des cabinets A (La Sari Getude, anc. Couderc-Landes) et J (Lefebvre-Broussous-Poujade), alors que le même cabinet I s'est montré très compétitif pour l'obtention du marché n° 4 (Requista) qui est de même catégorie que celui de Rignac.
22. On relève que les deux cabinets de géomètres-experts qui n'ont obtenu aucun lot, à savoir les cabinets K (Séguin-Pouget) et M (Mérigaud), n'ont pas déposé d'offres en groupement. Le cabinet Séguin a modulé ses offres sans jamais se montrer suffisamment compétitif, alors que le cabinet Mérigaud fait des offres identiques entre elles et très près des meilleures offres retenues, mais sans jamais réussir à déposer lui-même la meilleure offre.
23. La pression concurrentielle entre la plupart des cabinets de géomètres-experts de l'Aveyron est cependant faible. Une façon de rendre compte de la réalité de la pression concurrentielle est d'observer de combien la seconde offre (celle la plus proche du gagnant) et la dernière (celle qui s'en éloigne le plus) diffèrent de l'offre gagnante : les offres prises en considération sont toutes les offres distinctes présentées pour chaque marché à l'exception de celles du cabinet M, qui se distingue par son comportement proconcurrentiel.
24. Les résultats sont donnés en valeurs absolue et relative. On observe que, à l'exception du marché n° 7 (Millau), les offres théoriquement concurrentes, même la plus proche, sont toutes significativement plus chères que l'offre gagnante.
<emplacement tableau>
C. LES DÉCLARATIONS DES RESPONSABLES DES CABINETS
25. Les responsables des cabinets, entendus par les services d'enquête de la DGCCRF, ont avancé plusieurs justifications aux groupements qui ont été composés, tenant à l'intérêt de travailler à proximité de son lieu d'établissement. Le représentant du cabinet Gombert a indiqué, lors de son audition du 17 juin 2003 : "J'ai choisi mes cocontractants en raison d'une part, de la proximité du lieu du marché et d'autre part, du fait que le cabinet possède des appareils différents en équipements techniques, GPS par exemple. Il est important de bien connaître les lieux pour répondre à ce type de marché (...") (Cotes 296-301).
26. De même, la représentante du cabinet Andrieu a indiqué, lors de son audition du 17 juin 2003 : "(...) De fait, je ne me suis pas intéressée à d'autres marchés (...) dans la mesure où je privilégie la proximité et la connaissance du terrain ; s'éloigner de ses bases revient à faire sinon un autre métier, du moins une autre façon de l'exercer. (...) Comme je vous l'ai dit, j'avais travaillé sur ces secteurs, c'est un avantage tiré de la connaissance du terrain et du tissu humain. En outre, nous pouvons effectuer sur une même zone des travaux pour le public et le privé. (...) De fait, je dois avouer que notre activité ne s'exerce pas, loin s'en faut, de façon prépondérante sur les appels d'offres (le marché du Conseil Général est le seul auquel nous ayons répondu en 2002). Le critère discriminant sur ces opérations est le prix alors que, pour moi, c'est la qualité de la prestation et la technicité qui importent et d'autres clients y sont plus sensibles. (...) Je ne souhaite pas fonder mon activité sur les marchés publics car je ne les trouve pas trop rémunérateurs. (...) En d'autres termes, les marchés publics ne peuvent [être] que l'accessoire du principal qui reste le privé et qu'un moyen de rester présent sur le secteur où nous avons notre clientèle privée" (Cotes 425-431).
27. Le représentant du cabinet Taillefer a précisé, lors de son audition du 9 juillet 2003 : "Je pense que la proximité d'installation du cabinet du lieu d'exécution des prestations confère un avantage, notamment en matière de négociation foncière, grâce aux contacts établis avec la population" (Cotes 385-389). Celui du cabinet Gravellier a dit, lors de son audition du 18 juin 2003 : "Notre stratégie consiste à faire des offres en groupement sur les lots qui nous intéressent le plus, des offres individuelles sur les lots de moindre intérêt en raison de leur éloignement par rapport à Millau et à ne pas répondre sur les lots trop excentrés" (Cotes 715-721). Enfin, celui du cabinet Broussous a précisé, lors de son audition du 18 juin 2003 : "Nous avons nos bureaux, siège principal et bureaux secondaires, respectivement à Villefranche et Decazeville. C'est la raison pour laquelle nous sommes mandataires pour ces deux marchés. Nous travaillons avec Couderc-Landes en raison de la proximité de nos structures permettant une réponse rapide et efficace à la demande. Dans notre profession, on peut considérer que sur les grosses opérations nous sommes dans l'obligation de nous grouper pour faire face à la demande dans des délais brefs et nous protéger de la concurrence des cabinets d'autres départements" (Cotes 181-185).
28. Plusieurs des géomètres experts entendus ont indiqué que la mutualisation des moyens permettait aux cabinets titulaires en groupement de répondre de façon adaptée à l'importance présumée des travaux à mettre en œuvre au regard des contraintes qui sont les leurs par ailleurs, et qui sont liées à la brièveté des délais assignés pour l'exécution des commandes publiques ainsi qu'aux moyens pouvant être affectés aux marchés compte tenu de l'activité des cabinets. Ainsi, le représentant du cabinet Gombert a indiqué : "Lorsque nous intervenons en groupement, c'est en raison du délai de réponse des travaux demandés dans le cadre des marchés à bons de commande et de l'importance présumée des travaux à réaliser rapidement (...). Pour Naucelle, (...) nous savons qu'il y aura la réalisation de projets car il s'agit d'une zone riche. Decazeville, par contre, a une activité économique réduite depuis les années 60. Les réalisations espérées sont faibles. C'est la raison pour laquelle nous avons répondu seul (...). Pour les trois marchés (...) où nous intervenons en groupement, nous intervenions antérieurement sur les zones concernées. A mon avis, ces marchés peuvent être difficilement réalisés par un seul cabinet (contraintes de délai et de distance)" (Cotes 296-301).
29. Le représentant du cabinet Broussous exprime la même opinion : "Dans notre profession, on peut considérer que sur les grosses opérations nous sommes dans l'obligation de nous grouper pour faire face à la demande dans des délais brefs et nous protéger de la concurrence des cabinets d'autres départements. (...) Précédemment, nous intervenions sur les mêmes zones mais avec une forme différente de marché qui était mieux adaptée aux structures de nos entreprises (opérations de moindre importance ne nécessitant pas de groupements, moins d'attrait pour les intervenants extérieurs, meilleure rentabilité (...). Chaque cabinet [continue] à fonctionner de façon individuelle, la motivation du groupement résultant d'un besoin de réactivité à la demande (...)" (Cotes 181-185) ; comme le cabinet Séguin: "Dans les appels d'offres du Conseil Général, la constitution de groupements momentanés paraissait justifiée compte tenu du volume des prestations et de leur lieu d'exécution (...)" (Cotes 771-781) ; le cabinet Labroue : "Le volume des prestations à réaliser sur les différents lots géographiques était important au regard des moyens pouvant être affectés à ces marchés compte tenu de l'activité habituelle de mon cabinet, à savoir l'aménagement foncier. En conséquence, il m'a paru normal de répondre en groupement aux appels d'offres" (Cotes 394-399) ; le cabinet Bois : "Aucune répartition des prestations à réaliser n'a été effectuée entre les membres du groupement. Nous intervenons en fonction de la demande de l'administration et nos plans de charge respectifs" (Cotes 590-596) ; et le cabinet Andrieu : "L'avantage du groupement, c'est la mutualisation des moyens techniques ou humains qui permettent de tenir les délais qui nous sont assignés" (Cotes 425-431).
D. PROPOSITION DE NON LIEU
30. Le rapporteur a estimé qu'il n'était pas possible, au vu des éléments du dossier, de réunir un faisceau d'indices suffisamment graves, précis et concordants pour que la qualification d'entente soit retenue. Sur la base de ce constat, un rapport proposant un non lieu à poursuivre la procédure a été transmis au ministre de l'Economie et des Finances, le 29 juillet 2005.
II. Discussion
31. L'article L. 464-6 du Code de commerce énonce que : "lorsque aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure".
Sur le recours aux groupements
32. Dans sa jurisprudence constante, le Conseil de la concurrence indique que "la constitution, par des entreprises indépendantes et concurrentes d'un groupement en vue de répondre à un appel d'offres n'est pas, en soi, illicite" (décisions du Conseil de la concurrence n° 04-D-57 du 16-11-2004 ; 01-D-16 du 24-04-2001 ; 03-D-19 du 15-04-2003 ; 04-D-20 du 14-06-2004 ; n° 95-D-83 du 12-12-1995).
33. Il considère également que "de tels groupements peuvent avoir un effet pro-concurrentiel s'ils permettent à des entreprises, ainsi regroupées, de concourir alors qu'elles n'auraient pas été en état de le faire isolément ou de concourir sur la base d'une offre plus compétitive. Ils peuvent, en revanche, avoir un effet anticoncurrentiel s'ils provoquent une diminution artificielle du nombre des entreprises candidates, dissimulant une entente anticoncurrentielle ou de répartition des marchés. Si l'absence de nécessités technique et économique de nature à justifier ces groupements peut faire présumer leur caractère anticoncurrentiel, elle ne suffit pas à apporter la preuve d'un tel caractère" (décisions n° 04-D-57 du 16-11-2004 ; 01-D-16 du 24-04-2001 ; 03-D-19 du 15-04-2003).
34. La loi et la jurisprudence admettent donc qu'un groupement d'entreprises puisse répondre à un appel d'offres à condition toutefois que cette association d'entreprises soit justifiée par des raisons économiques et par la spécificité des marchés en cause, et qu'elle n'ait pas pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence, voire de l'assécher, et vider ainsi de sa substance la procédure même de l'appel d'offres.
35. La cour d'appel de Paris a ainsi rappelé, dans un arrêt du 18 février 2003 (Syndicat intercommunal de l'eau de Dunkerque) que la formule du groupement pouvait avoir plusieurs justifications pour une entreprise qui y a recours : l'aider à acquérir une compétence lui faisant défaut, s'assurer de meilleures chances de succès, répartir la charge de travail afin de gagner en souplesse, la mettre en situation de réaliser des travaux qu'il lui aurait été difficile de réaliser seule compte tenu de leur importance. La pertinence de ces justifications techniques est appréciée au cas par cas, en évaluant leur effet sur l'intensité de la concurrence résiduelle une fois le groupement formé.
36. Le Conseil a également eu l'occasion de préciser les justifications techniques jugées acceptables au regard de la préservation de la concurrence. Ainsi, dans une décision n° 05-D-24 du 31 mai 2005, il a relevé que : "La complémentarité technique entre les membres d'un groupement peut tout autant recouvrir l'addition de spécialités différentes, de procédés techniques exclusifs, de facilités d'approvisionnement en matériaux que la simple disponibilité de matériels ou de personnels. L'existence supposée ou avérée de moyens matériels et humains au sein d'une entreprise ne permet pas de préjuger des capacités de mobilisation rapide, voir simultanée, sur un territoire géographique aussi étendu qu'un département dans le cadre d'un processus de réalisation technique de travaux offrant peu de souplesse. Une soumission en partenariat permet d'accroître les marges de manœuvre en termes de moyens mobilisables".
37. En l'espèce, les facteurs techniques avancés pour justifier les groupements sont les gains d'efficacité liés à la mutualisation de moyens humains et matériels, seule solution pour offrir une meilleure disponibilité globale aux demandes du maître d'ouvrage, essentielle dans le cas des marchés à bons de commande.
38. A cet égard, la spécificité des marchés à bons de commande a été reconnue par le Conseil pour la justification des groupements, par exemple, pour des marchés publics de travaux de revêtement de chaussées dans le département des Pyrénées Orientales : "(...) les caractéristiques propres aux marchés à bons de commande rendent difficile l'établissement de prévisions de travaux et peuvent nécessiter la mobilisation de moyens importants sur une courte durée" (Décision n° 04-D-57 du 16-11-2004).
39. S'agissant du choix des partenaires aux groupements, les entreprises concernées ont montré, dans leurs déclarations, qu'elles donnaient la priorité à l'obtention de marchés situés à proximité de leur implantation, en justifiant cette préférence par les gains de productivité qui en résultent : diminution des temps de déplacement, meilleure connaissance du terrain, meilleure connaissance de la clientèle pour les négociations foncières, intérêt d'exécuter des marchés de proximité en raison des incidences positives pour l'obtention d'autres marchés situés dans la même zone géographique avec d'autres maîtres d'ouvrage.
40. Cette position explique que, si les groupements de cabinets de géomètres-experts en cause sont de composition variée, on relève qu'ils se sont essentiellement constitués par affinités géographiques et historiques et qu'ils constituent, de fait, des regroupements par zone. Toutefois, cette situation n'a pas été de nature à assécher, à elle seule, la concurrence puisque le surcoût lié à un relatif éloignement dans le département n'a pas constitué une barrière significative pour un concurrent plus éloigné, comme le montre le fait que des offres compétitives issues d'un cabinet implanté dans un département voisin ont été reçues sur tous les marchés.
41. Le fait que des cabinets aient participé simultanément à plusieurs groupements de compositions différentes a, cependant, fortement accru le risque que le niveau des prix pratiqués par chaque cabinet ait été connu des autres. En effet, si un cabinet X se groupe avec un cabinet Y pour un lot, et Y avec un cabinet Z pour un autre, l'échange des informations de prix entre X et Y d'une part et entre Y et Z de l'autre fait courir le risque que X et Z soient, de fait, au courant de leurs prix réciproques, surtout dans le cas de propositions construites, comme en l'espèce, à partir d'un bordereau de prix unitaires en nombre limité. Or, à l'exception des cabinets K et M qui n'ont participé à aucun groupement (et obtenu aucun lot), tous les autres ont été, par le jeu des groupements, mis indirectement en contact avec chacun. Mais il n'y a pas au dossier d'éléments suffisants pour apporter la preuve que cette transmission des prix s'est effectivement produite et pour considérer qu'elle aurait, de fait, permis une concertation générale entre tous les cabinets pour définir leurs offres. Faute d'autres indices disponibles au dossier, cette multiplicité de groupements n'apparaît donc pas illicite, dans le cas de l'espèce, étant toutefois observé que ce type d'association généralisée ne saurait être considéré, par principe, comme une solution favorable à l'exercice d'une concurrence effective.
42. Il résulte de ce qui précède que le fait, pour la plupart des cabinets installés dans l'Aveyron, d'avoir constitué des groupements en chaîne dans le cadre de leurs soumissions aux divers appels d'offres du Conseil Général, ne peut, en l'espèce, être qualifié d'entente anticoncurrentielle.
Sur le résultat des appels d'offres
43. Les marchés en cause ont été passés dans le cadre, pour la première fois, d'une mise en concurrence par appels d'offres pour la réalisation de prestations topographiques en Aveyron. Cette nouvelle procédure a conduit à une baisse des prix et à une certaine convergence des meilleures offres : ces dernières sont très proches les unes des autres, au sein d'une même catégorie de marchés, et inférieures d'environ 50 % aux estimations du maître d'ouvrage.
44. Mais cette diminution des prix, constatée aussi bien au regard des prix des marchés précédemment négociés que des évaluations du conseil général, ne donne pas d'indication fiable sur le niveau de la concurrence. En effet, il n'est pas possible, en l'absence de série historique de prix, de faire un diagnostic pertinent sur l'intensité de la concurrence que cette baisse des prix révèlerait. Tout au plus peut-on observer que les prix étaient à un niveau relativement élevé avant la mise en place d'une mise en concurrence formelle des cabinets. Comme le relève le rapport d'enquête, "le lancement de ces nouveaux marchés, après mise en concurrence, a permis, en fait, d'établir une "vérité" des prix du marché des prestations de géomètres experts dans le département de l'Aveyron, sans tenir compte des estimations basées sur des commandes directes ou des marchés négociés".
45. Par ailleurs, la baisse des prix peut aussi s'expliquer par la nécessité de résister à l'arrivée éventuelle de cabinets extérieurs à l'Aveyron. Face à cette concurrence, désormais ouverte par la nouvelle procédure comme en témoignent les offres du cabinet M (Mérigaud), les cabinets locaux n'ont pas eu d'autre choix que de faire un effort de prix pour conserver l'attribution des marchés jugés importants. On observe, toutefois, que les cabinets n'ont fait d'offres réellement compétitives que pour les marchés qu'ils ont obtenus et que ces succès ont été obtenus en groupement, contre l'offre individuelle de M, avec un écart très faible.
46. Au total, le résultat de ces appels d'offres (sauf pour le marché 7) fait apparaître une situation très particulière : les groupements n'ont fait porter leur effort concurrentiel que sur le lot dont ils étaient géographiquement proches, comme le révèle le niveau de prix beaucoup plus élevé qu'ils ont systématiquement offert sur leurs autres lots ; ils ont gagné le lot qu'ils avaient choisi ; le concurrent (M), étranger au département, a fait des offres pour tous les lots qui sont extrêmement proches de l'offre gagnante, mais n'a gagné aucun lot ; tous les lots ont été attribués à un prix environ moitié plus faible que lors des marchés précédents. Malgré leur particularité, ces faits ne suffisent pas à établir la preuve formelle d'une concertation.
47. Le Conseil de la concurrence note que le conseil général a accepté la constitution de tous les groupements qui se sont proposés, sans examiner leur pertinence, et s'est déclaré globalement satisfait du résultat des consultations : "Nous avons choisi d'allotir ces prestations au regard des dispositions du Code des marchés publics (article 10). L'allotissement apporte un avantage économique (accès des petites entreprises), et technique (les délais d'intervention sont généralement courts et intérêt d'avoir un seul interlocuteur pour l'ensemble des prestations). L'avantage financier a été confirmé par les résultats des appels d'offres" (procès-verbal d'audition du 3 octobre 2002 du directeur adjoint technique à la direction des routes du conseil général de l'Aveyron, cotes 131-134).
48. Cette position explique le choix initial d'un allotissement mais ne répond pas à la question de la justification des groupements. A cet égard, le Conseil rappelle qu'il incombe aux donneurs d'ordre de veiller à ce que des offres groupées ne vident pas de leur substance les procédures de mise en concurrence et qu'ils ont, pour ce faire, la possibilité de poser des conditions objectives et non discriminatoires à l'acceptation de soumissions en groupement.
49. Cette responsabilité n'est que le pendant de la charge qui incombe au maître d'ouvrage de ne pas donner suite à un appel d'offres pour lequel il aurait des indices sérieux de pratiques ayant eu pour effet de fausser la concurrence, ainsi que l'a reconnu le juge administratif (TA de Bastia, 6 février 2003, AJDA 14 avril 2003, p. 738 - 743, décision du Conseil de la concurrence n° 04-D-30 du 7 juillet 2004, Transports scolaires en Corse ; TA Rouen, 28 avril 2000, AJDA, 20 octobre 2000, p. 842, décision n° 05-D-69 du 15 décembre 2005, Travaux routiers en Seine-Maritime).
50. Au vu de l'ensemble des éléments du dossier, il n'est pas établi à suffisance de preuve que les groupements multiples aient eu pour objet ou pour effet de fausser la concurrence pour l'attribution des différents marchés publics examinés.
51. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de faire application des dispositions L. 464-6 du Code de commerce.
Décision
Article unique : Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.