Livv
Décisions

CJCE, 6e ch., 20 janvier 1994, n° C-129/92

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Owens Bank Ltd

Défendeur :

Fulvio Bracco et Bracco Industria Chimica SpA

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Díez de Velasco, Kakouris, Schockweiler, Kapteyn

Avocats :

Mes Dohmann, Beazley, Duncan, Sarah Lee

CJCE n° C-129/92

20 janvier 1994

LA COUR (sixième chambre),

1 Par ordonnance du 1er avril 1992, parvenue à la Cour le 22 avril suivant, la House of Lords a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), trois questions relatives à l'interprétation de cette convention telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1) (ci-après la "convention") et, notamment, de ses articles 21, 22 et 23, relatifs à la litispendance et la connexité.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Owens Bank Ltd (ci-après l'"Owens Bank"), domiciliée dans l'État indépendant des Caraïbes appelé Saint-Vincent et Grenadines (ci-après "Saint-Vincent"), à la société Bracco Industria Chimica SpA, domiciliée en Italie (ci-après "Bracco SpA"), ainsi qu'à son président et administrateur-gérant, M. Fulvio Bracco, domicilié en Italie.

3 L'Owens Bank prétend avoir prêté en 1979 9 000 000 SFR en numéraire à M. Fulvio Bracco. Selon une clause des documents relatifs au prêt, la compétence pour tout litige éventuel était attribuée à la High Court of Justice of Saint-Vincent. Le 29 janvier 1988, l'Owens Bank a obtenu un jugement de cette juridiction condamnant M. Fulvio Bracco et Bracco SpA à rembourser le prêt (ci-après le "jugement de Saint-Vincent"). L'appel interjeté par ces derniers a été rejeté par la Court of Appeal of Saint-Vincent le 12 décembre 1989.

4 Au cours de cette procédure, M. Fulvio Bracco et Bracco SpA ont nié l'existence du prêt. Ils ont allégué que les documents présentés par l'Owens Bank constituaient des faux et que certains témoins avaient fait de fausses déclarations.

5 Le 11 juillet 1989, l'Owens Bank a introduit en Italie une demande en vue de faire exécuter le jugement de Saint-Vincent. Devant la juridiction italienne, M. Fulvio Bracco et Bracco SpA ont notamment fait valoir que l'Owens Bank avait obtenu la décision litigieuse par des moyens frauduleux.

6 Le 7 mars 1990, l'Owens Bank a, en application des dispositions de la section 9 de l'Administration of Justice Act 1920, demandé devant une juridiction anglaise que le jugement de Saint-Vincent soit déclaré exécutoire en Angleterre. Comme dans la procédure italienne, M. Fulvio Bracco et Bracco SpA ont soutenu que l'Owens Bank avait obtenu le jugement dont il poursuivait l'exécution par des moyens frauduleux. Se fondant sur les articles 21 et 22 de la convention de Bruxelles, ils ont en outre demandé à la juridiction anglaise de se dessaisir ou de surseoir à statuer jusqu'à l'issue de la procédure d'exécution italienne.

7 A l'appui de leur demande, les intéressés ont invoqué le fait que la question de savoir si la partie demanderesse avait obtenu le jugement de Saint-Vincent par des moyens frauduleux devait être examinée tant dans le cadre de la procédure d'exécution anglaise que dans celui de la procédure d'exécution italienne.

8 Considérant que le litige soulevait des problèmes d'interprétation de la convention, la House of Lords, saisie en dernière instance, a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:

"1) La convention de Bruxelles de 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (la convention de 1968) s'applique-t-elle à des procédures, ou à des problèmes qui se posent dans le cadre de procédures survenant dans des États contractants au sujet de la reconnaissance et de l'exécution de jugements rendus en matière civile et commerciale dans des États qui n'adhèrent pas à la convention?

2) Les articles 21, 22 ou 23 de la convention de 1968, ou l'un d'entre eux, s'appliquent-ils à des procédures ou à des problèmes qui se posent dans le cadre de procédures, qui sont portées devant les tribunaux de plus d'un État contractant, en vue de faire exécuter un jugement rendu dans un État qui n'adhère pas à la convention?

3) Si une juridiction d'un État contractant a le pouvoir de surseoir à statuer, au titre de la convention de 1968, pour des motifs de litispendance, quels sont les principes de droit communautaire qu'une juridiction nationale doit appliquer pour décider s'il y a lieu de surseoir à l'instance devant la juridiction nationale saisie en second lieu?"

Sur les première et deuxième questions

9 Les deux premières questions étant intimement liées, il convient de les examiner ensemble.

10 Avant d'y répondre, il y a lieu de décrire le caractère de la procédure suivie en l'espèce au principal.

11 Comme l'a expliqué l'avocat général aux points 7 et 8 de ses conclusions, le droit anglais prévoit différentes voies pour faire reconnaître et exécuter des décisions judiciaires rendues à l'étranger. En l'espèce, la procédure qui a été suivie consiste à faire enregistrer le jugement étranger, conformément aux dispositions de la section 9 de l'Administration of Justice Act 1920, pour pouvoir l'exécuter au même titre et suivant les mêmes modalités qu'une décision prononcée par un tribunal anglais.

12 Selon les dispositions précitées, l'enregistrement est exclu, lorsque le jugement en question a été obtenu par des moyens frauduleux ou lorsque, pour des raisons d'ordre public, la juridiction anglaise n'aurait pas pu donner droit à la demande au principal. Si un jugement de ce genre a néanmoins été enregistré, il peut être contesté en justice. La juridiction saisie peut alors ordonner que le problème soit tranché à la suite d'une procédure contradictoire.

13 Les deux premières questions soumises à la Cour ont donc été posées dans le cadre d'une procédure visant, dans l'un des États parties à la convention (ci-après l'"État contractant"), à créer les conditions de l'exécution forcée d'une décision judiciaire rendue en matière civile et commerciale dans un État autre que les États contractants (ci-après l'"État tiers").

14 C'est en considération d'une telle procédure que la juridiction de renvoi demande si la convention et, en particulier, ses articles 21, 22 ou 23 s'appliquent à des procédures ou à des problèmes qui se posent dans le cadre de procédures survenant dans des États contractants au sujet de la reconnaissance et de l'exécution de jugements rendus en matière civile et commerciale dans des États tiers.

15 Dans leurs observations, M. Fulvio Bracco et Bracco SpA font valoir que de telles procédures relèvent de la matière civile et commerciale, telle qu'elle est définie à l'article 1er de la convention et que, dès lors, elles font partie du champ d'application de la convention.

16 Un tel point de vue ne peut être admis.

17 Tout d'abord, il résulte du texte même des articles 26 et 31 de la convention, lesquels doivent être lus en combinaison avec son article 25, que les procédures prévues au titre III de la convention, qui concerne la reconnaissance et l'exécution, ne trouvent application que dans le cas de décisions rendues par une juridiction d'un État contractant.

18 En effet, les articles 26 et 31 évoquent seulement "les décisions rendues dans un État contractant". Quant à l'article 25, il prévoit que constitue une décision au sens de la convention toute décision rendue par une juridiction d'un État contractant, quelle que soit sa dénomination.

19 Quant aux règles de compétence contenues dans le titre II de la convention, il y a lieu de constater ensuite que, d'après son préambule, la convention vise à mettre en œuvre les dispositions de l'article 220 du traité CEE en vertu duquel les États membres de la Communauté se sont engagés à assurer la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l'exécution réciproques des décisions judiciaires.

20 Il convient de relever par ailleurs que parmi les objectifs de la convention figure, toujours selon les termes de son préambule, le renforcement dans la Communauté de la protection juridique des personnes qui y sont établies.

21 A cet égard, le rapport d'experts, établi à l'occasion de l'élaboration de la convention (JO 1979, C 59, p. 1, notamment p. 15), souligne que

"La convention, en établissant des règles de compétence communes, a [...] pour but d'assurer [...] dans le domaine qu'elle est appelée à régir, un véritable ordre juridique duquel doit résulter la plus grande sécurité. Dans cet esprit, la codification des règles de compétence que contient le titre II définit quel est, compte tenu de tous les intérêts en présence, le juge territorialement le plus qualifié pour connaître d'un litige..."

22 A cette fin, le titre II de la convention établit un certain nombre de règles de compétence qui, après avoir posé en principe que les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites devant les juridictions de cet État contractant, détermine de manière limitative les cas dans lesquels cette règle ne s'applique pas.

23 Or, force est de constater que les dispositions du titre II de la convention n'établissent pas le lieu du for pour les procédures de reconnaissance et d'exécution de jugements rendus dans un État tiers.

24 Contrairement à ce que les intéressés soutiennent, l'article 16, paragraphe 5, qui, en matière d'exécution des décisions, prévoit la compétence exclusive des tribunaux de l'État contractant du lieu d'exécution doit en effet être lu en combinaison avec l'article 25, lequel, pour rappel, ne s'applique qu'aux décisions rendues par une juridiction d'un État contractant.

25 Il y a lieu par conséquent de conclure que la convention ne s'applique pas aux procédures visant à déclarer exécutoires des jugements rendus en matière civile et commerciale dans un État tiers.

26 M. Fulvio Bracco et Bracco SpA font valoir qu'une distinction devrait à tout le moins être établie entre une ordonnance d'exequatur simple et une décision d'une juridiction d'un État contractant qui statue sur un problème survenu au cours d'une procédure d'exequatur d'un jugement rendu dans un État tiers, tel que la question de savoir si le jugement en cause a été obtenu par des moyens frauduleux. Les décisions de ce second type seraient autonomes par rapport à la procédure d'exequatur et devraient être reconnues dans les autres États contractants conformément à l'article 26 de la convention.

27 Selon les intéressés, cette interprétation découle des principes et objectifs du traité CEE et de la convention dégagés par la jurisprudence de la Cour. Ainsi y aurait-il lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, d'éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décision qui pourraient en résulter et, par là même, d'exclure dans toute la mesure possible le refus d'un État contractant de reconnaître une décision rendue par un autre État contractant en raison de son incompatibilité avec une décision entre les mêmes parties dans l'État requis. M. Fulvio Bracco et Bracco SpA se réfèrent à cet égard aux arrêts du 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik (144-86, Rec. p. 4861), du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba (C-220-88, Rec. p. I-49), et du 27 juin 1991, Overseas Union Insurance e.a. (C-351-89, Rec. p. I-3317).

28 Une telle interprétation ne peut être retenue.

29 En effet, il y a lieu de constater d'abord que la décision rendue par une juridiction d'un État contractant sur un problème survenu au cours d'une procédure d'exequatur d'un jugement prononcé dans un État tiers, ce problème ferait-il l'objet d'une procédure contradictoire, vise en substance à déterminer si, selon le droit de l'État requis ou, le cas échéant, selon les règles conventionnelles applicables aux relations de cet État avec des États tiers, il existe un motif de refuser la reconnaissance et l'exécution du jugement en question, et que cette décision n'est pas autonome par rapport à la reconnaissance et à l'exécution.

30 Il y a lieu d'observer ensuite que, selon les articles 27 et 28 de la convention, lus en combinaison avec son article 34, la question de savoir si, dans le cas de décisions judiciaires rendues dans un autre État contractant, un tel motif existe relève de la procédure de reconnaissance et d'exécution de ces décisions.

31 Or, rien ne permet de considérer qu'il en va différemment lorsque la même question se pose dans le cadre d'une procédure relative à la reconnaissance et à l'exécution de jugements rendus dans un État tiers.

32 Au contraire, le principe de la sécurité juridique, qui constitue l'un des objectifs de la convention (voir arrêt du 4 mars 1982, Effer, 38-81, Rec. p. 825, point 6), s'oppose à l'introduction d'une distinction telle que celle préconisée par M. Fulvio Bracco et Bracco SpA.

33 En effet, les règles de procédure auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l'exécution des jugements rendus dans un État tiers diffèrent selon l'État contractant dans lequel la reconnaissance et l'exécution sont demandées.

34 Enfin, il ressort de l'arrêt du 25 juillet 1991, Rich (C-190-89, Rec. p. I-3855, point 26), que, si, par son objet, un litige est exclu du champ d'application de la convention, l'existence d'une question préalable, sur laquelle doit statuer le juge pour trancher ce litige, ne peut, quel que soit le contenu de cette question, justifier l'application de la convention.

35 M. Fulvio Bracco et Bracco SpA font enfin valoir que, à supposer même que la compétence des juridictions saisies ne résulte pas des dispositions de la convention, il ressort notamment de l'arrêt Overseas Union Insurance e.a., précité, que les articles 21, 22 et 23 de la convention s'appliquent, même si la compétence des juridictions saisies ne résulte pas des dispositions de la convention, mais du droit national applicable.

36 A cet argument, il suffit de répondre que cet arrêt se rapporte à une procédure qui, à la différence de celle qui est au centre du présent litige, entre, par son objet, dans le champ d'application de la convention.

37 Il convient donc de répondre aux deux premières questions posées que la convention et, en particulier, ses articles 21, 22 et 23 ne s'appliquent pas aux procédures ni à des problèmes qui se posent dans le cadre de procédures survenant dans des États contractants au sujet de la reconnaissance et de l'exécution de jugements rendus en matière civile et commerciale dans des États tiers.

Sur la troisième question

38 Vu la réponse qui a été apportée aux deux premières questions, il n'y a pas lieu de répondre à la troisième.

Sur les dépens

39 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la House of Lords, par ordonnance du 1er avril 1992, dit pour droit:

La convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale et, en particulier, ses articles 21, 22 et 23 ne s'appliquent pas aux procédures ni à des problèmes qui se posent dans le cadre de procédures survenant dans des États contractants au sujet de la reconnaissance et de l'exécution de jugements rendus en matière civile et commerciale dans des États tiers.