CA Paris, 5e ch. A, 28 avril 2004, n° 2002-19104
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Sill Dairy Export (SA)
Défendeur :
Eurotrade International (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Riffault-Silk
Conseillers :
MM. Picque, Roche
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Autier
Avocats :
Mes Hallouet, Gubernatis
La société Sill Dairy Export (SDE) qui commercialise les produits laitiers fabriqués par la société Industrielle Laitière du Layon à Plouvien (Finistère), notamment du lait en poudre sous la marque " Matines ", a confié à la société de négoce Eurotrade International (ETI), par lettre du 21 août 1997, la distribution de cette marque " à l'intention exclusive, sur l'Algérie, des sociétés Sicat et Can " de droit algérien, la société Sicat étant elle-même contrôlée par Lakhdar Haddou.
Reprochant à la société SDE d'avoir rompu de manière fautive et brutale ces relations contractuelles pour en engager de nouvelles directement avec les sociétés du groupe Haddou, la SARL ETI l'a assignée le 30 mai 2001 en paiement de divers dommages-intérêts pour non-respect d'un délai de préavis, rupture abusive de leurs accords de distribution, concurrence déloyale et parasitaire et détournement de clientèle, et en garantie de toutes les conséquences préjudiciables pouvant résulter d'un éventuel non-paiement des sommes dont les sociétés du groupe Haddou lui restaient redevables à la date de l'assignation.
Par jugement contradictoire du 20 septembre 2002, le Tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Sill Dairy Export à payer à la société Eurotrade International ETI 450 000 euro de dommages-intérêts pour rupture brutale des relations contractuelles, déboutant pour le surplus,
- ordonné l'exécution provisoire sous réserve de la constitution d'une caution,
- condamné la société Sill Dairy Export à payer à la société ETI 4 500 euro pour ses frais irrépétibles et aux dépens.
Appelante, la société Sill Dairy Export (SDE) prie la cour, par conclusions enregistrées le 9 mars 2004, de réformer la décision entreprise, de constater que la rupture de leurs relations contractuelles est imputable à la seule société ETI qui a pris l'initiative de suspendre ses propres relations avec son client Haddou, de la débouter de toutes ses prétentions et de la condamner à lui payer 7 000 euro pour ses frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens.
Par conclusions du 3 mars 2004, la société Eurotrade International (ETI), intimée, déclare que la société SDE a gravement engagé sa responsabilité à son égard, d'abord en décidant dès septembre 2000 de livrer directement le groupe Haddou alors que l'encours de ce dernier auprès de la société ETI dépassait 12 000 000 F et qu'une telle décision privait ETI de tout moyen d'action contre ce client, ensuite en refusant de livrer les commandes passées par la société ETI " qui s'employait à trouver de nouveaux partenaires temporaires pour compenser (...) une suspension provisoire des livraisons au groupe Haddou ".
Elle poursuit la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a dit que la société SDE avait incontestablement commis une faute en rompant brutalement et sans dialogue préalable les relations qu'elle entretenait avec ETI, et forme appel incident pour demander à la cour, réformant pour le surplus,
- de dire et juger que la société SDE a également commis des actes de parasitisme commercial en s'entendant directement avec le principal client de la société ETI et en provoquant par le fait même la rupture des relations commerciales entre la société ETI et ce client, y compris pour des marchandises en provenance d'autres fournisseurs que la société SDE, et a encore engagé sa responsabilité en acceptant de mettre, en pleine connaissance de cause, la société ETI dans une situation financière extrêmement difficile,
- de condamner la société SDE à lui payer 1 300 000 euro en réparation de l'ensemble des chefs de préjudice subis ainsi que 6 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en appel en sus des 4 500 euro alloués par les premiers juges, et aux dépens,
- subsidiairement, de désigner tel expert qu'il appartiendra aux fins de prendre connaissance de la comptabilité de la société SDE pour la période allant du 1er septembre 2000 au 31 décembre 2001, de préciser quelles ont été les commandes faites en direct par les sociétés du groupe Haddou auprès de la société SDE, les dates et les quantités de chacune de ces commandes ainsi que celles de leur exécution et des démarches administratives et financières préalables auxdites livraisons, de préciser et décrire les conditions tarifaires et de règlement faites par la société SDE aux sociétés du groupe Haddou au titre de ces livraisons, les dates et les montants des paiements, du tout dresser rapport et en ce cas réserver les dépens.
Sur ce,
Sur le contenu des accords de distribution conclus entre les sociétés SDE et ETI
Considérant qu'il est constant que si les relations contractuelles entretenues par la société SDE et la société ETI depuis 1997 n'ont fait l'objet d'aucun contrat écrit, le contenu de leurs accords est suffisamment établi par les courriers et les télécopies échangés par les parties en août 1997, en février 2000 puis à l'automne 2000;
Considérant que par courrier du 21 août 1997, la société SDE confirmait à la société ETI son " intention de lui confier la marque Matines à l'intention exclusive, sur l'Algérie, des sociétés Sicat et Can " ; qu'il ressort des termes de ce courrier, comme des pièces versées aux débats notamment les factures de la société SDE pendant cette période et le courrier adressé à cette dernière par la société ETI le 4 février 2000, que cet accord ne portait pas sur une concession au négociant d'une quelconque exclusivité pour la distribution de la marque Matines sur le territoire algérien, mais qu'au contraire les relations commerciales des parties étaient subordonnées à la condition que la société ETI n'approvisionne que deux clients sur le territoire algérien, la société Sicat appartenant au groupe contrôlé par Lakhdar Haddou, et la société Can, les accords d'approvisionnement direct conclus par la société SDE et les sociétés Meridja et CEF n'étant pas remis en cause; qu'il apparaît que l'intervention de la société ETI dans ce processus de distribution, alors que la société SDE entretenait des relations commerciales directes avec l'une des sociétés du groupe Haddou, la société Sicat ainsi qu'en font foi les factures que lui a adressé la société SDE fin 1996, s'expliquait par les conditions financièrement plus avantageuses accordées par la société ETI à ses propres clients;
Considérant que si la société ETI déclare avoir initialement traité, sans opposition de sa cocontractante, avec des distributeurs plus nombreux que ceux mentionnés sur ce courrier et dont elle produit la liste, l'intimée convient dans ses écritures avoir progressivement confié toute la vente des produits Matines aux sociétés du groupe Haddou, devenu "son partenaire unique" à partir d'octobre 1999 pour les produits SDE;
Considérant que le contenu des accords SDE-ETI a été à nouveau précisé, et modifié, à la suite d'une réunion tenue le 2 février 2000 à Paris, à laquelle participait Lakhdar Haddou ; qu'il résulte en effet de la télécopie précitée adressée le 4 février 2000 à la société SDE par la société ETI, que cette dernière et les sociétés Altrad et Continental Traders que représentait Lakhdar Haddou se sont alors engagées à acheter soit au nom d'Altrad soit au nom des deux autres sociétés du groupe Haddou, " entre 40 et 60 TC [conteneurs] par mois ", la société SDE s'engageant pour sa part à limiter la mise sur le marché algérien de ses produits sous marque Matines à un quota mensuel de 70 conteneurs; que par télécopie du 9 septembre 2000 Lakhdar Haddou, protestant contre les hausses de tarif décidées par la société ETI, rappelait que son groupe réalisait 90 % des importations Matines sur le marché, et que les accords précédemment pris entre les trois parties " portaient sur une majoration du prix de Sill de 4 F au carton en faveur d'ETI et que Sill ajouterait aussi 4 F au carton sur ses ventes directes de façon à ce que tous les importateurs soient au même prix, empêchant ainsi toute anarchie sur les prix de vente locaux" ; que ces clauses de quantité et de prix sont encore rappelées dans une télécopie de ETI à SDE du 12 septembre 2000, la marge de la société ETI sur les commandes des sociétés du groupe Haddou ayant été fixée d'un commun accord, selon ce courrier, à 4 F par carton "pour un engagement [de Lakhdar Haddou] de cinq millions de francs environ";
Considérant qu'il suit que la société ETI ne peut soutenir ni qu'elle bénéficiait d'une exclusivité de distribution des produits Matines sur le territoire algérien, ni que les accords qu'elle avait initialement conclus avec la société SDE étaient restés de nature bilatérale, ni enfin qu'elle pouvait librement choisir ses propres clients et modifier le prix des produits vendus;
Sur la rupture des relations contractuelles
Considérant qu'à la suite des protestations émises le 9 septembre 2000 par Lakhdar Haddou et en réponse aux demandes d'explications de la société SDE, la société ETI dénonçait à cette dernière, par télécopie du 12 septembre 2000, les indélicatesses commises à son détriment par Lakhdar Haddou, la dette des sociétés du groupe Haddou envers elle qui atteignait 12 800 000 F entraînant pour elle une hausse importante d'agios bancaires et une chute de sa marge qu'elle indiquait à son fournisseur avoir " dans ce contexte" décidé de répercuter le surcoût des intérêts bancaires sur le prix des produits vendus, et convenait qu'elle ne lui en avait rien dit;
Considérant que par une nouvelle télécopie du 7 novembre 2000, la société ETI faisait part à la société SDE de ce que "la situation s'étant encore aggravée et l'encours étant très haut [elle était] contrainte de ne rien envoyer à Continental Traders jusqu'à la régularisation de cette situation financière qui [lui] causait un gros préjudice", ajoutait qu'elle avait "décidé de distribuer [sa] prochaine commande de 36 conteneurs à d'autres clients de [sa] société afin de maintenir [ses] engagements à son égard" et précisait qu'il s'agissait d'une commande ferme à livrer en novembre et décembre 2000 sans toutefois préciser le nom de ses clients ; que par télécopie du 9 novembre 2000, la société SDE lui répondait avoir pris les mesures nécessaires pour continuer à approvisionner le marché algérien, et opposait à la commande du négociant une fin de non-recevoir, précisant ne pouvoir assurer un volume supplémentaire ; qu'une nouvelle commande de 48 conteneurs passée par la société ETI le 30 novembre 2000, sans indication de destinataires, était déclinée dans les mêmes termes par la société SDE le 18 décembre 2000;
Considérant que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et doivent être exécutées de bonne foi ; que quelle que soit l'étendue du litige l'opposant à son client algérien, la société ETI ne pouvait sans abus modifier unilatéralement les clauses de l'accord de distribution tripartite conclu en février 2000 avec la société SDE et les sociétés Continental Traders et Altrad appartenant au groupe Haddou, alors surtout que ces accords n'étaient assortis d'aucun engagement du fournisseur en faveur de la société ETI, en cas d'inexécution par le " groupe Haddou " de ses obligations de paiement envers le négociant; qu'enfin la société ETI ne justifie d'aucun grief à l'encontre de la société SDE, les factures versées aux débats établissant que les livraisons de cette dernière par l'intermédiaire du négociant se sont poursuivies en septembre et octobre 2000 pour des quantités comparables, la société SDE n'ayant effectué aucune livraison directe aux sociétés du groupe Haddou jusqu'à la notification par la société ETI de sa propre décision de livrer d'autres clients ;
Qu'il suit que les griefs de la société ETI contre la société SDE ne sont pas fondés;
Considérant qu'il convient d'infirmer la décision entreprise ;
Qu'il n'est pas inéquitable, vu les circonstances de l'espèce, que chaque partie conserve la charge de ses frais irrépétibles ;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit les appels principal et incident jugés réguliers en la forme, Au fond, Infirme la décision entreprise en toutes ses dispositions, Et statuant à nouveau, Déboute la société ETI de toutes ses demandes, Condamne la société ETI aux dépens de première instance et d'appel, avec pour ces derniers droit de recouvrement direct au profit de la SCP Fisselier Chiloux Boulay.