CA Nancy, 1re ch. civ., 16 novembre 2004, n° 00-02315
NANCY
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Karelis (SARL)
Défendeur :
Lausecker, Etablissement Léon Cuny (Sté), Prugnon
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Dory
Conseillers :
MM. Schamber, Jobert
Avoués :
SCP Millot-Logier-Fontaine, SCP Bouglier-Desfontaines-Vasseur, SCP Merlinge-Bach-Wassermann
Avocats :
Mes Lefort, Gaucher, Kihl, PArtouche
Faits et procédure :
La société Etablissements Léon Cuny, constructeur de chalets, a demandé à Monsieur François Lausecker, architecte, de concevoir contre rémunération des modèles types de bâtiments inspirés du style chalet, l'un de ces modèles ayant été dénomme "Xettes". Après avoir rompu des pourparlers engagés le 20 février 1996 avec la société Léon Cuny, Monsieur Claude Prugnon a fait construire par la société Karelis un chalet sur un terrain situé au Ventron. Monsieur Lausecker et la société Etablissements Léon Cuny ont estimé que l'ouvrage ainsi réalisé est la mise en œuvre servile de l'avant projet qui a été communiqué à Monsieur Prugnon le 29 mai 1996, soit durant les négociations engagées entre Monsieur Prugnon et la société Etablissements Léon Cuny. C'est dans ces conditions que par actes du 5 janvier 1999 Monsieur Lausecker, invoquant une atteinte à son œuvre architecturale, et la société Karelis, s'estimant victime d'actes de concurrence déloyale, ont fait assigner Monsieur Prugnon et la société Karelis devant le Tribunal de grande instance d'Epinal. Monsieur Lausecker concluait à la condamnation in solidum des défendeurs au paiement d'une somme de 30 000 F en réparation de son préjudice moral et d'une somme de 4 112 F en compensation de la redevance dont il a été privé. La société Etablissements Léon Cuny concluait quant à elle à la condamnation in solidum des défendeurs au paiement d'une somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts en compensation du gain dont elle a été privée du fait de l'attribution illicite du marché à sa concurrente, la société Karelis.
Par jugement du 19 mai 2000, le tribunal, après avoir déclaré la société Karelis coupable de contrefaçon de l'œuvre architecturale de Monsieur Lausecker, l'a condamnée à payer à ce dernier une somme de 30 000 F en réparation de son préjudice moral et une somme de 4 112 F en réparation de son préjudice matériel. Par ailleurs, après avoir déclaré la société Karelis et Monsieur Prugnon coupables respectivement de concurrence déloyale et de complicité, le tribunal les a condamnés in solidum à payer à la société Etablissements Léon Cuny une somme de 60 000 F à titre de dommages et intérêts en limitant la solidarité à l'égard de Monsieur Prugnon à 20 000 F. La société Karelis a été condamnée à payer à Monsieur Lausecker une somme de 9 000 F au titre des frais non compris dans les dépens. Enfin, les défendeurs ont été condamnés in solidum à payer à la société Etablissements Léon Cuny une somme de 9 000 F en limitant la solidarité de Monsieur Prugnon à une somme de 3 000 F.
Pour se déterminer ainsi, le tribunal a d'abord retenu que la société Karelis, qui aurait du vérifier si les plans remis par son client sont légalement protégés au profit d'un tiers, a servilement reproduit le modèle de chalet "Xettes" sur lequel Monsieur Lausecker bénéficie de la protection instituée par les articles L. 111-1 et L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle. Le tribunal a rejeté les prétentions de Monsieur Lausecker dirigées contre Monsieur Prugnon en considérant que ce dernier ignorait que les plans émanaient d'un architecte, dès lors que la société Etablissements Léon Cuny se présentait comme étant le concepteur de l'ouvrage qu'elle se proposait d'édifier. Ensuite, le tribunal, après avoir considéré que la société Karelis ne prouve pas avoir été tenue dans l'ignorance de l'origine des plans, a qualifié d'acte de concurrence déloyale le fait pour cette société d'avoir emporté l'attribution du marché grâce aux économies réalisées par l'utilisation du projet réalisé par la société Etablissements Léon Cuny. Le tribunal a par ailleurs imputé à Monsieur Prugnon un acte de complicité de concurrence déloyale en lui faisant grief d'avoir remis en toute connaissance de cause les documents élaborés par la société Etablissements Léon Cuny à la société Karelis pour permettre à cette dernière de réaliser le projet émanant de son concurrent. Le tribunal a cependant limité à 20 000 F le montant des dommages et intérêts mis à la charge de Monsieur Prugnon en estimant que c'est le gain que celui-ci a retiré de son acte de complicité.
La société Karelis a interjeté appel par déclaration du 25 août 2000.
Prétentions et moyens des parties:
Par ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 9 décembre 2003, la société Karelis demande à la cour, par voie d'infirmation du jugement déféré, de débouter les autres parties de toutes les prétentions dirigées contre elle, et subsidiairement, de condamner Monsieur Prugnon à la garantir intégralement de toute condamnation susceptible d'être prononcée contre elle. Elle conclut en outre à la condamnation in solidum des autres parties au paiement d'une somme de 1 524,49 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et d'une même somme en remboursement de ses frais non compris dans les dépens.
La société Karelis fait valoir qu'en l'absence de toute originalité, les plans et dessins relatifs au chalet de type "Xettes" ne sont pas protégeables au titre des droits d'auteur. Et, reprochant au premier juge d'avoir inversé la charge de la preuve, elle estime qu'il n'est démontré ni que le modèle "Xettes" ait été servilement reproduit, ni qu'elle se serait appropriée fautivement du projet élaboré par un concurrent, alors qu'en raison de la compétence notoire de Monsieur Prugnon dans le domaine de la construction, elle pouvait légitimement penser qu'il était l'auteur des documents qu'il lui a remis.
Appelant à titre incident, Monsieur Prugnon, par ses écritures dernières, notifiées le 3juillet 2003 et déposées le 4 juillet 2003, demande sa mise hors de cause et la restitution des sommes versées au titre de l'exécution provisoire du jugement. Il demande en outre à être indemnisé par la société Karelis à hauteur de 5 000 F de ses frais non compris dans les dépens.
A son tour, Monsieur Prugnon soutient que Monsieur Lausecker n'est pas fondé à invoquer la protection, au titre des droits d'auteur, de plans dépourvus de toute originalité. Il conteste avoir été rendu destinataire d'un avant projet élaboré par la société Etablissements Léon Cuny et expose avoir renoncé à contracter avec elle en raison du coût excessif de la construction. Il conteste également s'être rendu complice d'un acte de concurrence déloyale en rétorquant qu'il a informé la société Karelis sur l'origine des documents qu'il lui a remis dans un cadre totalement extra professionnel.
Par leurs écritures dernières, notifiées et déposées le 22 septembre 2003, Monsieur Lausecker et la société Etablissements Léon Cuny forment également appel incident pour obtenir la condamnation solidaire de Monsieur Prugnon et de la société Karelis au paiement de la totalité des sommes retenues dans le jugement au titre de la réparation des préjudices. En outre, chacun d'eux entend être indemnisé à hauteur de 1 524,49 euro de ses frais irrépétibles de procédure d'appel.
Monsieur Lausecker réitère que les plans et dessins réalisés par lui pour concevoir le modèle de chalets "Xettes" constituent une œuvre de l'esprit originale bénéficiant de la protection instituée par le Code de la propriété intellectuelle. Il ajoute que les plans ont été spécialement adaptés pour tenir compte du lieu d'implantation de l'ouvrage et des souhaits spécifiques de Monsieur Prugnon. Il maintient qu'aussi bien la société Karelis que Monsieur Prugnon ont porté atteinte à ses droits d'auteur dès lors qu'ils ne pouvaient ignorer que les plans qu'ils ont mis en œuvre pour réaliser une imitation servile du modèle "Xettes" émanaient d'un professionnel dont les droits ont ainsi été méconnus par leurs agissements communs. Subsidiairement, Monsieur Lausecker invoque, comme la société Etablissements Léon Cuny le fait à titre principal, le comportement parasitaire de la société Karelis rendu possible par la complicité de Monsieur Prugnon qui par sa faute a contribué à la réalisation de l'entier dommage.
L'instruction a été déclarée close le 6 mai 2004.
Motifs de la décision:
Sur les demandes de Monsieur Lausecker:
Il résulte de l'acte du 10 février 1997, régulièrement versé au dossier, que Monsieur Lausecker, concepteur de divers modèles de chalets et notamment du modèle dénommé Xettes, a conféré à la société Etablissements Léon Cuny un droit d'exploitation des plans et croquis relatifs à ces modèles, moyennant versement d'une redevance de 0,8 % du montant hors taxes des travaux tous corps d'état de chaque contrat de construction, lorsque les modifications mineures apportées au modèle type ne nécessitent pas l'établissement de documents complémentaires par le cabinet d'architecture Lausecker.
Devant la juridiction du second degré, Monsieur Prugnon et la société Karelis dénient à Monsieur Lausecker la protection instituée par l'article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle au bénéfice de l'auteur d'une œuvre de l'esprit au motif que le bâtiment conçu par cet architecte serait dépourvu d'originalité. En présence de cette contestation, et même si l'article L. 112-2 12° du même Code répute comme œuvres de l'esprit les plans et croquis relatifs à l'architecture, il incombe à Monsieur Lausecker de rapporter la preuve de l'apport original contenu dans les plans réalisés par lui à l'occasion de la conception du modèle de chalets dénommé Xettes, qu'il affirme avoir été contrefait.
Or force est de constater que Monsieur Lausecker, qui ne produit pas les plans et croquis dont il a autorisé l'exploitation par la société Etablissements Léon Cuny pour réaliser les chalets "Xettes", met la cour dans l'impossibilité de vérifier l'originalité de sa création. Il se borne en effet à produire des plans sommaires d'avant projet annexés à un document daté du 29 mai 1996, à la seule entête des Etablissements Léon Cuny, document destiné à Monsieur Prugnon et intitulé "projet de construction d'un chalet bois massif modèle Xettes avec appentis accolé sur votre terrain situé à Ventron lotissement de la Bruche". A supposer même que ces plans ont été élaborés à partir des plans types conçus par Monsieur Lausecker, il s'avère en tout état de cause qu'il s'agit, tant en ce qui concerne l'aspect extérieur du bâtiment, qu'en ce qui concerne l'agencement des volumes intérieurs, d'une conception banale, ne révélant pas de trace d'un effort de création et de recherche esthétique de nature à conférer à l'auteur les droits exclusifs d'ordre moral et patrimonial institués par les articles L. 111-1 et suivants du code susvisé.
Par voie d'infirmation du jugement de ce chef, Monsieur Lausecker sera débouté de ses demandes dirigées tant contre Monsieur Prugnon que contre la société Karelis.
Sur les demandes de la société Cuny:
Il résulte des productions que la société Karelis a constitué le dossier de demande de permis de construire qui a été déposé par Monsieur Prugnon le 29 juillet 1996. A ce dossier, ont été annexés des plans à l'échelle 1/100 dont l'examen fait ressortir, qu'à l'exception de quelques modifications, il s'agit de la reproduction de l'avant projet à l'échelle 1/50 réalisé par la société Cuny et transmis à Monsieur Prugnon le 29 mai 1996.
Mais d'abord en l'absence de tout droit privatif, le seul fait de proposer la construction d'un bâtiment similaire aux modèles d'un concurrent n'est pas fautif. Ensuite, la comparaison des montants respectifs des 2 marchés ne permet nullement de caractériser un acte de concurrence déloyale dès lors que d'une part, il est admis par les deux constructeurs que les techniques qu'ils mettent respectivement en œuvre sont différentes, et que d'autre part, la remise par Monsieur Prugnon à la société Karelis de l'avant projet du 29 mai 1996, qui n'était manifestement que la reprise de plans types, ne faisait bénéficier cette société d'aucune économie réelle de nature à lui permettre d'emporter le marché par une baisse de son prix en violation des usages du commerce. Enfin, et contrairement à ce qu'a affirmé le premier juge, il n'est nullement démontré que la société Karelis, par des procédés illicites, aurait détourné la clientèle de la société Cuny et en particulier Monsieur Prugnon. La société Etablissements Léon Cuny sera donc également déboutée de toutes ses demandes.
Sur les demandes accessoires
Eu égard aux moyens invoqués, aucune faute n'est caractérisée dans l'exercice des actions engagées par Monsieur Lausecker et la société Etablissements Léon Cuny, si bien que la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formée par la société Karelis sera rejetée.
Par contre, ces derniers, tenus aux entiers dépens, seront condamnés à indemniser tant la société Karelis que Monsieur Prugnon à hauteur de 760 euro chacun de leurs frais non compris dans les dépens.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Déclare l'appel recevable; Infirme le jugement déféré et statuant à nouveau : Déboute Monsieur Lausecker et la société Etablissements Léon Cuny de toutes leurs demandes ; Les condamne aux dépens de première instance Y ajoutant; Déboute la société Karelis de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ; Condamne Monsieur Lausecker et la société Etablissements Léon Cuny à restituer à Monsieur Prugnon les sommes payées au titre de l'exécution provisoire, outre intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt ; Les condamne à payer à Monsieur Prugnon et à la société Karelis une somme de sept cent soixante euro (760 euro) chacun au titre des frais non compris dans les dépens; Les condamne aux dépens de l'instance d'appel et accorde aux avoués des autres parties un droit de recouvrement direct dans les conditions prévues par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.