CA Versailles, ch. réunies, 7 janvier 1987, n° 298-85
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Etablissement La Réunion des Musées Nationaux, Ministre de la Culture et de la Communication, Saint-Arroman
Défendeur :
Rheims (Consorts), Laurin, Lebel (Epoux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
MM. Merlin, Geber, Mmes Marc, Colas, M. Rémy
Avoués :
SCP Lissarrague, Dupuis, SCP Keime, SCP Gas, Mes Lambert, Jouas
Avocats :
Mes Simonard, Bredin, Delvolve, Gaultier, Brault
Faits et procédure :
Les époux Saint-Arroman, faisant valoir qu'ils avaient vendu le 21 février 1968, par l'intermédiaire de Maître Rheims, commissaire-priseur à Paris, un tableau certifié sur le catalogue de la vente par Monsieur Lebel, expert de l'officier public, comme oeuvre de l'École des Carrache, et que le Musée du Louvre, auquel le tableau avait été affecté, après exercice à l'issue de la vente publique par l'Administration de son droit de préemption, l'avait exposé comme un tableau peint par Nicolas Poussin, ont assigné devant le Tribunal de grande instance de Paris le Directeur de la Réunion des Musées Nationaux, Messieurs Maurice et Philippe Rheims et Maître Laurin, ainsi que Monsieur Lebel pour que soit prononcée la nullité de la vente du 21 février 1968 pour erreur sur la substance et subsidiairement pour obtenir réparation de leur dommage ;
Par jugement prononcé le 13 décembre 1972, le tribunal, retenant que lors de la vente il n'y avait pas eu accord des contractants sur la chose vendue, ceux-ci croyant céder un tableau de l'école des Carrache, tandis que la Réunion des Musées Nationaux estimait acquérir une oeuvre de Poussin, que cette dernière avait ainsi bénéficié, grâce à la grande supériorité de sa compétence artistique, de l'erreur sur la substance commise pas ses cocontractants, et que cette erreur parfaitement connue de la Réunion des Musées Nationaux, avait vicié le consentement des vendeurs, a, en application de l'article 1110 de Code civil, prononcé la nullité de la vente et mis hors de cause Messieurs Rheims, Laurin et Lebel ;
La Direction des Musées Nationaux a déclaré appel de ce jugement ;
Devant la cour de céans, désignée comme cour de renvoi par arrêt de la Cour de cassation en date du 13 décembre 1983, l'appelante demande à la cour :
- d'infirmer le jugement entrepris ;
- de dire et juger qu'il n'y a pas eu, de la part des vendeurs, erreur sur la substance de la chose, au sens de l'article 1110 du Code civil ;
- de dire et juger en conséquence que la vente publique du tableau en cause, en date du 21 février 1968, n'est pas entachée de nullité ;
- de dire et juger ce que de droit sur la demande de dommages et intérêts provisionnels subsidiaire.
Le ministre de la Culture, qui est intervenu en cours d'instance, demande à la cour, en infirmant la décision attaquée, de déclarer mal fondée la demande en nullité du contrat de vente litigieux et de débouter Madame Saint-Arroman de ses demandes.
Les consorts Lebel, aux droits de Monsieur Lebel, intimé, décédé en cours d'instance, demandent à la cour :
- de leur donner acte de leur reprise d'instance
- de dire et juger que Monsieur Lebel, expert, n'a commis aucune faute :
- de dire et juger que la demande subsidiaire de Madame Saint-Arroman en paiement de dommages et intérêts et expertise pour leur détermination est sans fondement :
- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a mis Monsieur Lebel hors de cause.
Messieurs Maurice et Philippe Rheims et Maître Laurin, autres intimés, demandent la confirmation du jugement en ses dispositions les concernant ;
Maître Saint-Arroman, agissant tant en son nom propre qu'en qualité d'héritière de son mari, décédé en cours d'instance, intimée, demande à la cour :
- de confirmer le jugement entrepris en d'en étendre les effets à l'État Français, représenté par le ministre de la culture ;
- de condamner l'État et la Réunion des Musées Nationaux à lui restituer le tableau ;
- de lui donner acte de son engagement de restituer le prix de la vente, soit 2 200 F ;
- subsidiairement, de condamner Messieurs Maurice et Philippe Rheims ; Maître Laurin et les consorts Lebel à l'indemniser de son dommage, de les condamner à lui payer une somme provisionnelle de 250 000 F et d'ordonner une expertise pour évaluer ledit dommage ;
Sur ce, LA COUR,
Considérant qu'il est constant et non dénié que les époux Saint-Arroman, propriétaires d'un tableau, ont décidé en 1968 de s'en séparer, ayant besoin d'argent à la suite de la mutation professionnelle du mari de province à Paris ; qu'ils sont allés trouver Maître Rheims, commissaire priseur, pour lui confier la vente aux enchères publiques de ce tableau ; que Monsieur Lebel, expert de l'officier public, a conclu qu'il s'agissait d'une oeuvre anonyme de l'École des Carrache qui représentait une valeur de 1 500 F ; que le tableau, mis en vente sous cette attribution, a été adjugé au prix de 2 200 F le 21 février 1968 ; que quelques temps après, le Musée du Louvre, auquel le tableau avait été affecté à la suite de l'exercice par l'Administration de son droit de préemption, a exposé le tableau comme une oeuvre de Nicolas Poussin ; qu'en 1969, la revue du Musée du Louvre à publié, sous la signature du conservateur Rosenberg, un article intitulé "Un nouveau Poussin au Louvre", dans lequel se trouvaient énoncées les raisons de cette attribution confirmée par l'avis unanime d'experts tant français qu'étrangers ; que c'est dans ces conditions que les époux Saint-Arroman, invoquant l'erreur qu'ils avaient commise sur l'attribution de leur tableau et précisant à cette occasion qu'une tradition familiale ancienne désignait Nicolas Poussin comme auteur de l'oeuvre, ont engagé en 1971 la présente instance ; que depuis, l'attribution faite par le Musée du Louvre a été l'objet d'une controverse, certains experts contestant que l'oeuvre ait été peinte par Nicolas Poussin ;
Considérant que le ministre de la Culture, qui souligne que la vérité sur l'attribution exacte du tableau qui seule permettait de caractériser avec certitude l'existence d'une erreur, c'est à ce jour inaccessible à raison tant de l'état de délabrement du tableau, agrandi, rentoilé et surtout repeint à 60 % de sa surface, que des avis contradictoires de plus éminents spécialistes et de façon plus générale de l'état de la science en la matière, fait valoir que Madame Saint-Arroman, laquelle fonde sa demande en nullité sur l'erreur subjective résidant dans le fait d'avoir aliéné un tableau qui pourrait être un Poussin alors qu'elle et son mari croyaient vendre une oeuvre qui ne pouvait être de ce peintre, ne prouve ni que son mari et elle aient eu une réelle conviction quant à l'origine du tableau, soit une opinion se caractérisant par son degré de certitude et non par simple doute, même sérieux, ni qu'ils aient été convaincus de l'impossibilité d'attribuer le tableau à Nicolas Poussin ; qu'elle ne prouve pas d'avantage que les mandataires, notamment Monsieur Lebel, en attribuant le tableau à l'École des Carrache, attribution prudente compte tenu notamment de l'état du tableau, aient délibérément et sans ambiguïté exclu la possibilité d'une attribution à Poussin, exclusion qui seule aurait pu engendrer la conviction alléguée ; qu'il ajoute qu'en présence d'avis diamétralement opposés des experts, dont certains excluent la possibilité d'une attribution à Poussin, la preuve de l'erreur n'est pas rapporté et qu'au surplus, l'erreur invoquée ne porte nullement sur les qualités substantielles de la chose vendue, qu'en l'espèce, on ignore (son attribution) mais seulement sur l'opinion que certains peuvent avoir dédites qualités, soit une conception de l'erreur qui n'est pas admissible comme permettant l'annulation d'un contrat de vente d'une oeuvre d'art sur la simple production de certains avis, même non unanimes ; qu'à la vérité l'erreur porterait sur la valeur, laquelle si elle était établie, pourrait justifier la mise en cause de la responsabilité des mandataires constitués par les vendeurs mais certainement pas l'annulation de la vente intervenue ; qu'enfin, il prétend que Madame Saint-Arroman ne pouvant indiquer précisément sous quelle attribution précise elle aurait vendu le tableau, il n'est pas prouvé en l'espèce une erreur déterminante, et qu'aussi l'erreur alléguée est due à la propre négligence des vendeurs dont la carence ne saurait être une cause de nullité de la vente ;
Considérant que la Réunion des Musées Nationaux, appelante, soutient d'une part, qu'il est démontré par les écritures mêmes des époux Saint-Arroman, contrairement à la motivation du jugement dont appel, qu'ils avaient bien un motif sérieux de penser que l'oeuvre était un Poussin et que dès lors, ou bien ils ont fait part à leur mandataires des informations qu'ils possédaient et alors on comprend qu'ils aient demandé la condamnation de ceux-ci à les indemniser, ou bien, comme le soutiennent les commissaires-priseurs et l'expert, ils ont gardé le silence et l'on devrait alors considérer cette attitude étrange comme constitutive d'une faute inexcusable de leur part - d'autre part, qu'il n'est pas exact, comme l'a énoncé le tribunal, que l'Administration avait parfaitement connu grâce à la grande supériorité de sa compétence technique l'erreur sur la substance commise par ses cocontractants, et qu'en serait-il ainsi, cela n'aurait aucune influence sur l'existence de l'erreur - enfin que l'absence de vérité objective sur l'auteur du tableau litigieux est confirmée par les divergences persistantes entre spécialistes et qu'en outre, il est exclu que la décision de préemption de la Réunion de Musées ait pour les vendeurs une influence quelconque sur les résultat de l'adjudication ;
Sur la demande dirigée contre la Réunion des Musées Nationaux et le ministre de la Culture ;
Considérant qu'en matière de ventes publiques d'oeuvres d'art sur catalogue contenant certification d'expert, l'attribution de l'oeuvre constitue tant pour le vendeur que pour l'acheteur une qualité substantielle de la chose vendue ; que la conviction du vendeur quant à cette attribution s'apprécie en fonction des indications mentionnées sur le catalogue de la vente où figure la définition qu'il donne des caractéristiques substantielles et de la nature véritable de l'objet qu'il aliène ; qu'en l'espèce, le tableau vendu le 21 février 1968 était décrit dans le catalogue ; "Carrache (École des), Bacchanale, Toile agrandie ; hauteur 1,03m, largeur 0,89m" ; que dans cette description qui fixe ainsi la nature de la chose, objet du contrat, ne figure aucune allusion à l'existence d'une possible attribution de l'oeuvre à Nicolas Poussin, voire même à son école, à son style ou à sa manière, alors qu'il est pourtant d'usage, lorsqu'une incertitude subsiste sur la paternité d'une oeuvre d'art, d'employer des formules telles que "signé de ... attribué à ... école de ... style ... genre ... manière ..." ; qu'en l'absence de telles mentions la seule indication "École des Carrache" à laquelle il n'est pas contesté que Nicolas Poussin n'a jamais appartenu, est exclusive d'une attribution à ce dernier et ne laisse subsister aucun Aiea ; qu'ainsi la preuve est administrée que les vendeurs, lorsqu'ils ont contracté, avaient le conviction que le tableau n'était pas de Nicolas Poussin et l'unique certitude qu'il devrait être attribué à l'École des Carrache ;
Considérant qu'il importe peu que les époux Saint-Arroman aient reconnu dans leurs écritures qu'une tradition familiale ancienne attribuait l'oeuvre litigieuse à Nicolas Poussin, dès lors que, d'une part, seule leur conviction au moment de la vente doit être prise en considération ; que, d'autre part, il ne peut être imputé à faute aux profanes qu'ils étaient de s'être rangés à l'opinion péremptoire émise par Monsieur Leben expert réputé, et entérinée par Maître Rheims, commissaire-priseur de grand renom, et de s'être laissés convaincre que leur tradition familiale était erronée et que l'oeuvre ne pouvait être de Nicolas Poussin ;
Considérant que l'affirmation du commissaire-priseur et de l'expert salon laquelle les époux Saint-Arroman leur auraient tu cette tradition familiale ne sauraient être tenue pour vraie comme prouvé ; qu'émanant de parties intéressées à la solution du litige, elle est purement gratuite et n'est pas étayée par aucun élément, que de plus, il est sans vraisemblance que les époux Saint-Arroman, vendeurs au meilleur prix de leur tableau n'aient pas fait connaître à leur mandataires l'attribution qu'en faisait leur tradition familiale comme il est tout à fait improbable que les professionnels avisés qu'étaient ceux-ci ne les aient pas interrogés sur la connaissance qu'ils pouvaient avoir de l'auteur de l'oeuvre qu'ils leur présentaient à la vente ; que le moyen tiré de la faute inexcusable commise par les époux Saint-Arroman pour n'avoir pas révélé à Maîtres Rheims et Monsieur Lebel ce qu'ils savaient de l'auteur de leur tableau manque en fait ;
Considérant que si l'incertitude demeure sur l'authenticité de l'attribution du tableau au peintre Nicolas Poussin, en l'état d'avis aussi péremptoire que contradictoires d'experts éminents, et si la Cour, en l'absence de preuves décisives, ne peut trancher sur ce point, ce partage des experts ne saurait cependant conduire à admettre, comme le soutient le ministre de la Culture, que l'erreur des époux Saint-Arroman ne serait pas admissible comme portant sur l'opinion que certains font de l'attribution et non point sur l'attribution elle-même ; qu'en effet, ce partage, en ne permettant pas, précisément, d'exclure que l'oeuvre soit "un authentique Poussin", justifie la péremption de Madame Saint-Arroman excipant de l'erreur ayant consisté pour elle et son mari à vendre le tableau dans la conviction erronée qu'il ne pouvait absolument pas s'agir d'une oeuvre de ce peintre, d'autant que dans le même temps, selon ce que révèlent les éléments de la cause, la Réunion des Musées Nationaux, lorsqu'elle a exercé son droit de péremption sur l'oeuvre, avait, sinon la certitude qu'il s'agissait d'un tableau de Nicolas Poussin, du moins la conviction que son origine était différente de celle mentionnée au catalogue ; qu'on ne s'expliquerait pas, s'il en avait été autrement, pourquoi elle avait, selon ses propres écritures, été autorisée à préempter dans la limite de 40 000 F somme de plus de 25 fois supérieur à l'estimation de 1 500 F faite par l'expert Monsieur Lebel ; qu'en outre, 15 jours après la vente un article de Jacques Thuillier, spécialiste de Poussin, présentait le tableau comme une oeuvre de Poussin découverte par la jeune équipe de la Conservation du Louvre, opinion que la Réunion des Musées Nationaux avait partagé en première instance puis abandonnée en cause d'appel pour les besoins de sa propre cause ;
Considérant que, vainement, pour s'opposer à l'action de Madame Saint-Arroman, le ministre de la Culture objecte que l'erreur invoquée par celle-ci serait en fait une erreur sur la valeur et qu'elle ne saurait dès lors entraîner la nullité de la vente, la lésion n'étant pas une cause de rescision en matière de vente mobilière ;
Qu'il convient, en effet, de distinguer entre l'erreur monétaire, qui procède d'une appréciation économique erronée effectuée à partir de données exactes, et l'erreur sur la valeur qualitative de la chose, qui n'est, comme en l'espèce, que la conséquence d'une erreur sur une qualité substantielle, l'erreur devant en ce cas être retenue en tant qu'erreur sur la substance ;
Considérant que sans qu'il soit nécessaire de suivre autrement les parties dans le détail de leur argumentation, il convient de retenir que les époux Saint-Arroman, en croyant qu'ils vendaient une toile de l'École des Carrache, de médiocre notoriété, soit dans la conviction erronée qu'il ne pouvait s'agir d'une oeuvre de Nicolas Poussin, alors qu'il n'est pas exclu qu'elle ait pour auteur ce peintre, ont fait une erreur portant sur la qualité substantielle de la chose aliénée et déterminante de leur consentement qu'ils n'auraient pas donné s'ils avaient connu la réalité ; qu'il y a lieu en conséquence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a prononcé la nullité de la vente du 21 février 1968 sur le fondement de l'article 1110 du Code civil, et, y ajoutant, d'ordonner la restitution du tableau à Madame Saint-Arroman et de donner acte à celle-ci de son engagement de restituer le prix perçu soit la somme de 2 200 F ;
Sur la demande dirigée contre Messieurs Rheims et Laurin et contre les consorts Lebel :
Considérant qu'en raison de son caractère subsidiaire, il n'y a point lieu de statuer sur la demande de Madame Saint-Arroman dirigée contre Messieurs Rheims et Laurin et les héritiers Lebel ;
Par ces motifs, Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 13 décembre 1983 ; Statuant publiquement en audience solennelle et contradictoirement ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris ; Y ajoutant, En étend les effets au ministre de la Culture ; Ordonne la restitution du tableau litigieux à Madame Saint-Arroman ; Donne acte à Madame Saint-Arroman de son engagement de restituer le prix de vente perçu, soit la somme de 2 200 F (deux mille deux cents francs) ; Dit n'y avoir lieu de statuer sur la demande subsidiaire dirigée par Madame Saint-Arroman à l'encontre de Messieurs Rheims et Laurin et des héritiers de Monsieur Lebel ; Condamne la Réunion des Musées Nationaux et le ministre de la Culture aux dépens d'appel exposés tant devant les Cours d'appel de Paris et d'Amiens que devant la Cour d'appel de Versailles, en ce compris les frais des arrêts cassés, à l'exclusion toutefois des dépens afférents à l'action dirigée contre Messieurs Rheims et Laurin et les héritiers Lebel lesquels resteront à la charge de Madame Saint-Arroman ; autorise les avoués de la cause à en recouvrer directement le montant, chacun en ce qui le concerne, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.