CJCE, 5e ch., 5 février 2004, n° C-380/01
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gustav Schneider
Défendeur :
Bundesminister für Justiz
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Jann
Juges :
MM. Timmermans, Rosas
Avocat général :
M. Alber
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 13 septembre 2001, parvenue à la Cour le 4 octobre suivant, le Verwaltungsgerichtshof a posé, en vertu de l'article 234 CE, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 6 de la directive 76-207-CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40).
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. Schneider au Bundesminister für Justiz à propos du rejet par ce dernier de sa demande visant à la réparation du dommage qu'il estime avoir subi en raison du fait qu'il n'a pas été nommé juge à l'Oberlandesgericht Wien (Autriche).
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 76-207 prévoit:
"La présente directive vise la mise en œuvre, dans les États membres, du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, y compris la promotion, et à la formation professionnelle ainsi que les conditions de travail et, dans les conditions prévues au paragraphe 2, la sécurité sociale. Ce principe est dénommé ci-après 'principe de l'égalité de traitement'."
4 L'article 6 de la directive 76-207 est libellé comme suit:
"Les États membres introduisent dans leur ordre juridique interne les mesures nécessaires pour permettre à toute personne qui s'estime lésée par la non-application à son égard du principe de l'égalité de traitement au sens des articles 3, 4 et 5 de faire valoir ses droits par voie juridictionnelle après, éventuellement, le recours à d'autres instances compétentes."
La réglementation nationale
5 Une action générale en responsabilité de l'État peut être intentée en Autriche sur le fondement de l'article 1er, paragraphe 1, de l'Amtshaftungsgesetz (ci-après l'"AHG"). Un tel recours en responsabilité de l'État doit être engagé devant les juridictions civiles.
6 L'article 15 du Bundes-Gleichbehandlungsgesetz (loi fédérale sur l'égalité de traitement, BGBl. I, 1993-100, ci-après le "B-GBG") dispose que, lorsqu'un fonctionnaire de sexe masculin ou féminin s'est vu refuser un poste en raison d'une violation par l'État du principe de l'égalité de traitement imposé par l'article 3, point 5, du B-GBG, l'État est tenu de réparer le préjudice subi. Cette dernière disposition interdit toute discrimination dans le cadre de la progression de carrière, en particulier en cas de promotion et d'affectation à des fonctions mieux rémunérées.
7 En vertu de l'article 19, paragraphe 2, du B-GBG, les fonctionnaires concernés doivent faire valoir les droits qu'ils tirent de l'article 15 de celui-ci à l'encontre de l'État dans un délai de six mois, en introduisant une demande auprès de l'autorité dont ils dépendent. La décision rendue peut être attaquée devant le Verwaltungsgerichtshof, qui est une juridiction administrative, dans le cadre de la procédure prévue à cet effet par l'article 130 du Bundes-Verfassungsgesetz (loi constitutionnelle fédérale).
Le litige au principal et la question préjudicielle
8 M. Schneider, né en 1953, est juge à l'Arbeits- und Sozialgericht Wien (Autriche). Il a postulé deux fois, en 1997 et en 1998, à un emploi spécialisé correspondant à ses compétences à l'Oberlandesgericht Wien. Dans les deux cas, préférence a été donnée à une candidate plus jeune et ayant moins d'ancienneté, au motif que le quota prévu pour la promotion féminine n'avait pas été atteint.
9 À la suite de ces décisions, M. Schneider a introduit un recours en responsabilité de l'État sur le fondement de l'AHG devant le Landesgericht für Zivilrechtsachen Wien, afin d'obtenir réparation du préjudice qu'il estime avoir subi. Il a fait valoir que, lors des décisions de promotion, il n'avait pas été tenu compte de motifs liés à sa personne. Débouté de sa demande, il a interjeté appel devant l'Oberlandesgericht Wien, qui a rejeté cet appel. M. Schneider a alors saisi l'Oberster Gerichtshof d'un pourvoi en "Revision". Par décision du 30 janvier 2001, cette dernière juridiction a rejeté le pourvoi. Se référant à la jurisprudence de la Cour relative au principe de l'égalité de traitement dans le cadre de la directive 76-207 (arrêts du 17 octobre 1995, Kalanke, C-450-93, Rec. p. I-3051; du 11 novembre 1997, Marschall, C-409-95, Rec. p. I-6363; du 28 mars 2000, Badeck e.a., C-158-97, Rec. p. I-1875, et du 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, C-407-98, Rec. p. I-5539), elle a jugé que la mesure autrichienne de promotion des femmes n'était pas, à défaut de clause d'ouverture, compatible avec le droit communautaire. Cependant, elle a considéré qu'il n'existait pas de lien de causalité entre la violation du droit et le préjudice allégué. Selon elle, M. Schneider n'invoquait aucune circonstance qui, en présence d'une clause d'ouverture, aurait dû être prise en compte à son profit.
10 Par ailleurs, M. Schneider a demandé au Bundesminister für Justiz, par lettre du 11 janvier 1999, la réparation du dommage qu'il estimait avoir subi en raison du fait que, à la suite de sa demande du 14 avril 1998, il n'avait pas été nommé juge à l'Oberlandesgericht Wien. Cette demande, fondée sur le B-GBG, a été rejetée par ledit ministre (ci-après la "décision de rejet").
11 M. Schneider a attaqué cette décision de rejet devant le Verwaltungsgerichtshof. Il a notamment fait valoir qu'elle était illégale, dès lors que la réglementation applicable obligeait la personne lésée à demander la réparation de son dommage à l'autorité qui avait causé celui-ci. Il a également soutenu que le contrôle juridictionnel exercé sur une telle décision par le Verwaltungsgerichtshof, agissant en tant que cour de cassation, ne satisfaisait pas aux exigences d'une protection juridictionnelle effective. En effet, cette juridiction n'aurait aucun droit "de contrôler l'appréciation des preuves", de sorte que les questions de fait relèveraient en définitive de l'autorité administrative.
12 Dans l'ordonnance de renvoi, le Verwaltungsgerichtshof souligne que le recours porté devant lui est, par sa nature, un pourvoi en cassation. En tant que juridiction de cassation, il ne pourrait exercer qu'un contrôle limité des faits. Dans ce contexte et compte tenu de la jurisprudence de la Cour, il considère qu'il est à tout le moins douteux que la protection juridictionnelle accordée en l'espèce uniquement par le Verwaltungsgerichtshof satisfasse suffisamment aux exigences du droit communautaire, au sens de l'article 6 de la directive 76-207.
13 Dans ces conditions, estimant qu'une décision sur ce point est nécessaire pour la solution du litige pendant devant lui, le Verwaltungsgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"L'article 6 de la directive 76-207 [...] doit-il être interprété en ce sens qu'il n'est pas suffisamment satisfait à l'exigence, fixée dans l'article précité, de permettre à toute personne lésée de faire valoir ses droits par voie juridictionnelle (en l'espèce un droit à dommages-intérêts), lorsqu'il n'existe que la voie du Verwaltungsgerichtshof autrichien, du fait des compétences juridiques restreintes de celui-ci (qui n'a que la fonction d'une cour de cassation manquant de compétence pour l'examen des faits)?"
14 Postérieurement aux conclusions de M. l'Avocat général, le Verwaltungsgerichtshof a fait parvenir à la Cour une ordonnance qu'il a rendue le 26 mars 2003 et dans laquelle il présente des observations sur la relation entre la procédure relative à une demande en réparation au titre de l'article 15, paragraphe 1, du B-GBG, et celle relative à une action en réparation civile au titre de l'article 1er, paragraphe 1, de l'AHG.
Sur la recevabilité de la question préjudicielle
15 En réponse à une question écrite posée par la Cour sur le lien entre les deux procédures introduites par M. Schneider, l'une devant le Landesgericht für Zivilrechtsachen Wien et l'autre devant le Verwaltungsgerichtshof, le Gouvernement autrichien indique qu'un recours en responsabilité de l'État devant les juridictions civiles ne peut exclure ou limiter un recours administratif pour responsabilité de l'État fondé sur les dispositions du B-GBG. Il souligne que, à l'inverse, si un requérant invoque devant une juridiction administrative les droits qu'il tire d'une violation des dispositions du B-GBG, les juridictions civiles restent compétentes, en vertu de leur compétence générale, pour statuer sur les litiges mettant en cause la responsabilité de l'État. Dès lors, des recours comme ceux introduits dans l'affaire au principal pourraient, en Autriche, être intentés à la fois devant les juridictions civiles et devant les juridictions administratives.
16 Le Gouvernement autrichien précise que la chose jugée au civil ne lie pas, en principe, les juridictions administratives, et inversement. En effet, les décisions des juridictions civiles et administratives ayant des objets différents, le fait de déclarer sans fondement le droit revendiqué devant les juridictions civiles ne pourrait avoir pour conséquence de lier la juridiction administrative dans l'appréciation du bien-fondé des prétentions invoquées devant elle.
17 Par ailleurs, il ressort de ladite réponse du Gouvernement autrichien que M. Schneider a introduit un recours en responsabilité de l'État fondé sur l'AHG pour cause de transposition prétendument insuffisante de l'article 2, paragraphe 4, de la directive 76-207 et que les juridictions civiles successivement saisies ont rejeté la demande de M. Schneider, au motif qu'il n'existait pas de lien direct entre la prétendue atteinte au droit communautaire, à savoir l'absence d'une clause d'ouverture, et le préjudice invoqué.
18 La Commission des Communautés européennes observe, à titre liminaire, que, dans la mesure où les recours au titre de la responsabilité de l'État formés par M. Schneider devant le Landesgericht für Zivilrechtsachen Wien et l'Oberlandesgericht Wien ont offert la possibilité de contrôler intégralement la décision du Bundesminister für Justiz en cause au principal tant sous l'angle factuel que sous l'angle juridique, les restrictions liées à la procédure administrative engagée parallèlement pourraient ne pas avoir d'importance. En effet, si les procédures devant les juridictions civiles respectent les exigences de l'article 6 de la directive 76-207, il serait dans l'affaire au principal satisfait aux exigences du droit communautaire à cet égard et la question préjudicielle deviendrait donc irrecevable. Bien que les procédures devant les juridictions civiles et administratives en cause soient différentes et fondées sur des législations distinctes, une procédure tendant à l'obtention de dommages-intérêts viserait en fin de compte le même résultat qu'une procédure introduite devant la juridiction administrative.
19 Eu égard à l'ordonnance du Verwaltungsgerichtshof du 26 mars 2003, parvenue à la Cour postérieurement aux conclusions de M. l'avocat général, la Cour rappelle, à titre liminaire, que la procédure orale devant elle a été clôturée après lesdites conclusions. Cependant, la Cour avait la possibilité, en vertu de son règlement de procédure, de rouvrir la procédure orale et de communiquer, à la suite de cette réouverture, ladite ordonnance aux parties au principal et autres intéressés concernés dans la procédure préjudicielle afin de leur permettre de soumettre des observations. En l'espèce, la Cour a considéré qu'il n'y avait pas lieu de rouvrir la procédure orale et en a informé la juridiction de renvoi ainsi que les parties au principal, les États membres et les institutions qui lui avaient soumis des observations.
20 En ce qui concerne la question préjudicielle, il convient de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante que la procédure instituée par l'article 234 CE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d'interprétation du droit communautaire qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu'elles sont appelées à trancher (voir arrêt du 16 juillet 1992, Meilicke, C-83-91, Rec. p. I-4871, point 22; ordonnances du 9 août 1994, La Pyramide, C-378-93, Rec. p. I-3999, point 10, et du 25 mai 1998, Nour, C-361-97, Rec. p. I-3101, point 10).
21 Dans le cadre de cette coopération, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de l'affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l'interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir arrêts du 15 décembre 1995, Bosman, C-415-93, Rec. p. I-4921, point 59; du 13 mars 2001, PreussenElektra, C-379-98, Rec. p. I-2099, point 38, et du 22 janvier 2002, Canal Satélite Digital, C-390-99, Rec. p. I-607, point 18).
22 Toutefois, la Cour a également jugé que, dans des circonstances exceptionnelles, il lui appartient d'examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence. Le refus de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n'est possible que lorsqu'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation du droit communautaire sollicitée n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir arrêts précités PreussenElektra, point 39, et Canal Satélite Digital, point 19).
23 En effet, l'esprit de collaboration qui doit présider au fonctionnement du renvoi préjudiciel implique que, de son côté, le juge national ait égard à la fonction confiée à la Cour, qui est de contribuer à l'administration de la justice dans les États membres et non de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (arrêt Meilicke, précité, point 25, et la jurisprudence citée).
24 Il convient de souligner que l'article 6 de la directive 76-207, en vertu duquel toute personne qui s'estime lésée par la non-application à son égard du principe de l'égalité de traitement doit pouvoir faire valoir ses droits par voie juridictionnelle, ne précise pas la nature de la juridiction à laquelle les États membres doivent confier cette tâche. En effet, dès lors qu'une personne qui s'estime lésée par la non-application à son égard du principe de l'égalité de traitement peut faire valoir ses droits de manière effective devant une juridiction compétente, l'exigence dudit article 6 est satisfaite.
25 La directive 76-207 a été transposée en droit autrichien par le B-GBG, dont l'application peut être contestée devant une autorité administrative, puis devant la juridiction administrative.
26 Cependant, ainsi que cela ressort du dossier soumis à la Cour, il existe également en Autriche la possibilité d'intenter, devant les juridictions civiles, une action générale en responsabilité de l'État fondée sur l'article 1er, paragraphe 1, de l'AHG, pour demander réparation du préjudice subi du fait d'une décision considérée comme illégale au regard du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans la promotion de fonctionnaires et de magistrats.
27 Ainsi, comme M. l'avocat général l'a relevé au point 35 de ses conclusions, l'ordre juridique autrichien, à travers les dispositions générales sur la responsabilité de l'État, dont l'application est contrôlée tant en fait qu'en droit par les juridictions civiles à trois niveaux d'instance, offre aux particuliers une voie de recours par laquelle ils peuvent faire valoir le non-respect à leur égard du principe de l'égalité de traitement.
28 Il ne saurait être contesté qu'une telle voie juridictionnelle répond à l'exigence d'une protection juridictionnelle adéquate et effective telle que celle visée à l'article 6 de la directive 76-207.
29 Or, dans l'affaire au principal, il est constant que M. Schneider a engagé des procédures devant le Landesgericht Wien et l'Oberlandesgericht Wien, ainsi que devant l'Oberster Gerichtshof, afin d'obtenir la réparation du dommage qu'il aurait subi du fait de la violation, par la décision de rejet, du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes.
30 Dès lors, dans un système juridictionnel tel que celui en cause au principal, il est pleinement satisfait à l'exigence de l'article 6 de la directive 76-207 par les voies de recours en responsabilité de l'État ouvertes devant les juridictions civiles en vertu de dispositions générales comme celles de l'AHG, dont M. Schneider a fait usage.
31 Dans ces conditions, la question de savoir si la procédure devant la juridiction administrative satisfait aux exigences de l'article 6 de la directive 76-207 n'est pas pertinente pour la solution du litige au principal, de sorte que la question préjudicielle est hypothétique. Ainsi qu'il ressort des points 22 et 23 du présent arrêt, la Cour n'est dès lors pas compétente pour répondre à une telle question.
32 En considération de l'ensemble des éléments qui précèdent, il convient de constater que la question préjudicielle est irrecevable.
Sur les dépens
33 Les frais exposés par le Gouvernement autrichien et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
statuant sur la question à elle soumise par le Verwaltungsgerichtshof (Autriche), par décision parvenue à la Cour le 4 octobre 2001, déclare:
La demande de décision préjudicielle présentée par le Verwaltungsgerichtshof, par ordonnance du 13 septembre 2001, est irrecevable.