CJCE, 21 mai 1980, n° 125-79
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bernard Denilauler
Défendeur :
Couchet Frères (SNC)
LA COUR,
1. Par ordonnance du 25 juillet 1979, parvenue à la Cour le 6 août suivant, l'Oberlandesgericht de Francfort-sur-le-Main a posé, en vertu du protocole concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 relative à la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la convention) (JO 1972, L 299, p. 32), quatre questions relatives à l'interprétation des articles 24, 27, n° 2, 34, alinéa 2, 36, alinéa 1, 46, n° 2, et 47, n° 1, de ladite convention.
2. Le Tribunal de grande instance de Montbrison (France) a été saisi en° 1978 d'un litige opposant un créancier - Couchet Frères - à son debater - Denilauler. En vertu des pouvoirs que lui confère l'article 48 du Code de procédure civile français, le Président du Tribunal en question a rendu, le 7 février 1979, sur requête du créancier et sans que l'autre partie ait été invitée à comparaître, une ordonnance, déclarée exécutoire par provision, autorisant le créancier à pratiquer saisie conservatoire sur le compte de son débiteur auprès d'une banque à Francfort-sur-le-Main pour sur été d'une créance évaluée à 130 000 FF. Selon le droit français, la saisie conservatoire à laquelle le créancier a ainsi été autorisé à procéder peut être exécutée sans qu'au préalable l'ordonnance ait été signifiée au débiteur saisi.
3. Les questions dont la Cour est saisie ont été posées dans le cadre d'une procédure poursuivie devant les juridictions allemandes en vue d'obtenir que l'ordonnance française soit revêtue de la formule exécutoire et que simultanément un 'Pfandungsbeschluss' saisissant les sommes entre les mains de la banque soit délivré. Cette procédure s'est déroulée en premier lieu devant le président du Landgericht de Wiesbaden qui, le 23 mars 1979, a accordé l'exequatur avec la conséquence que la saisie a été pratiquée le 28 mars, le tout sans que le débiteur ait été partie à ces procédures. Il semble que l'ordonnance du président du Landgericht de Wiesbaden n'ait été signifiée au débiteur que le 3 mai 1979 ; celui-ci a aussitôt formé un recours contre elle auprès de l'Oberlandesgericht de Francfort-sur-le-Main qui a posé les questions dont la Cour est saisie.
4. Ces questions tendent, en premier lieu, à savoir si des décisions d'autorités judiciaires d'un état contractant autorisant des mesures provisoires et conservatoires, sans que la partie contre laquelle ces mesures sont dirigées ait été appelée à comparaître et dont elle n'aura connaissance qu'après leur exécution, peuvent être reconnues et rendues exécutoires dans un autre état contractant sans avoir au préalable été signifiées à la partie contre laquelle elles sont dirigées (questions 1 et 2). Elles tendent, en second lieu, à obtenir des précisions sur les moyens de défense que la partie contre laquelle l'exécution est demandée peut faire valoir lorsqu'elle forme contre l'autorisation d'exécution le recours prévu à l'article 36 de la convention (questions 3 et 4).
Sur les deux premières questions
5. Les deux premières questions, auxquelles il y a lieu de répondre ensemble, se lisent comme suit :
' 1. Les articles 27, n° 2, et 46, n° 2, visent-ils également les procédures dans le cadre desquelles l'adoption de mesures provisoires et conservatoires est autorisée, sans que la partie adverse ait été entendue?
2. L'article 47, n° 1, de la convention doit-il être compris en ce sens que la partie qui demande l'exécution doit également produire les documents de nature à établir que la décision à exécuter a été signifiée, alors que cette décision a pour objet une mesure provisoire, de caractère purement conservatoire?'
6. Dans leurs observations, la Commission, le Gouvernement italien et la demanderesse au principal émettent l'opinion que pareilles décisions doivent bénéficier de la reconnaissance et de la formule exécutoire dans l'état contractant requis sans avoir été au préalable signifiées à la partie contre laquelle elles sont dirigées. L'objectif spécifique de ce type de mesures provisoires ou conservatoires serait de créer un effet de surprise destine a sauvegarder les droits menaces de la partie qui les sollicite, en empêchant la partie contre laquelle elles sont dirigées de faire disparaître les avoirs dont elle dispose, soit qu'ils fassent l'objet du litige, soit qu'ils constituent la garantie du créancier. Exiger que la reconnaissance et l'exécution de ce genre de décisions soient subordonnées à leur signification préalable à l'autre partie des le stade de la procédure dans l'état contractant d'origine reviendrait à les priver de toute signification. Le Gouvernement du Royaume-Uni, au contraire, est d'avis que la reconnaissance et l'exécution de ces décisions doivent être subordonnées aux conditions énoncées aux articles 27, 46 et 47 en ce qui concerne la signification à l'autre partie. Il reconnaît que cette exigence élimine l'effet de surprise propre à ces décisions et leur enlève toute portée pratique, de sorte qu'elle revient à refuser la reconnaissance et l'exécution des décisions en cause. Cette conséquence lui parait toutefois moins grave que les risques, à son avis insupportables, que fait courir aux entreprises qui ont des avoirs dans différents états contractants une procédure qui obligerait les juridictions de l'état requis à autoriser des mesures bloquant des avoirs se trouvant dans cet état, sans que le propriétaire de ces avoirs, ait jamais eu l'occasion de s'expliquer, ni devant le juge de l'état d'origine, ni devant le juge de l'état requis, et alors que ces avoirs peuvent légitimement avoir été destinés à couvrir d'autres engagements. Seul le juge compétent de l'état ou sont situés ces avoirs serait en mesure de juger, en pleine connaissance de cause, de la nécessité d'autoriser ce genre de mesures provisoires ou conservatoires. Le Gouvernement du Royaume-Uni fait, en outre, valoir que son point de vue ne crée pas de lacune dans le système de la convention, l'article 24 de celle-ci permettant, en effet, a toute partie de s'adresser, en vue de l'obtention de mesures provisoires et conservatoires prévues par la loi d'un état contractant, aux autorités judiciaires de cet état, même si une juridiction d'un autre état contractant est compétente pour connaître du fond.
7. L'article 27 de la convention énumère les conditions auxquelles sont subordonnées dans un état contractant la reconnaissance des décisions rendues dans un autre état contractant. Selon le numéro 2 dudit article, la reconnaissance doit être refusée' si l'acte introductif d'instance n'a pas été notifié au défendeur défaillant, régulièrement et en temps utile, pour qu'il puisse se défendre'. L'article 46, n° 2, précise que la partie qui invoque la reconnaissance ou demande l'exécution d'une décision rendue par défaut dans un autre état contractant doit produire, entre autres documents, la preuve que l'acte introductif d'instance a été signifié ou notifié à la partie défaillante.
8. Ces dispositions n'ont manifestement pas été conçues pour être appliquées à des décisions judiciaires qui, en vertu de la loi nationale d'un état contractant, sont destinées à être rendues en dehors de la présence de la partie contre laquelle elles sont dirigées et à être exécutées sans signification préalable à cette dernière. Il ressort de la comparaison entre les différentes versions linguistiques des textes en cause, et en particulier des expressions employées pour designer la partie qui ne comparait pas, que ces dispositions visent l'hypothèse d'une procédure en principe contradictoire, mais dans laquelle le juge est néanmoins autorisé à statuer lorsque le défendeur, bien que régulièrement appelé au procès, ne comparait pas.
9. Il en va de même de l'article 47, n° 1, de la convention selon lequel la partie qui demande l'exécution doit produire tout document de nature à établir que selon la loi de l'état d'origine la décision est exécutoire et a été signifiée. Cette disposition, qui concerne tant les jugements rendus contradictoirement que par défaut dans l'état d'origine, ne saurait par définition s'appliquer aux décisions du type de celles en litige, qui sont de nature différente.
10. On ne peut toutefois tirer de la circonstance que les articles 27, n° 2, 46, n° 2, et 47, n° 1, ne sauraient s'appliquer aux décisions du type en cause, sauf à en dénaturer la substance et la portée, que ces décisions doivent nonobstant être reconnues et exécutées dans l'état requis. Il y a lieu d'examiner si les décisions judiciaires de ce type sont, compte tenu du système de la convention et des objectifs qu'elle poursuit, susceptibles de bénéficier du régime simplifié de reconnaissance et d'exécution prévu par la convention.
11. En faveur d'une réponse positive, la Commission et le Gouvernement italien font valoir que, selon son article 25, la convention vise toutes les décisions rendues par les juridictions des états contractants sans distinguer entre celles faisant l'objet d'une procédure contradictoire et celles rendues sans que l'autre partie soit appelée à comparaître. Elle engloberait dans son champ d'application, ainsi qu'il ressortirait de son article 24, les mesures conservatoires et provisoires qui, d'après le droit des divers états contractants, sont, à raison de leur nature même ou de leur urgence, souvent prises sans que la partie adverse soit préalablement entendue. Les états contractants ne sauraient avoir eu l'intention de restreindre à ce point le champ d'application de la convention sans que cela ait été expressément mentionné dans le texte. Enfin, il apparaîtrait clairement de l'article 34 de la convention, selon lequel la procédure tendent à l'obtention d'une autorisation d'exécution se déroule 'sans que la partie contre laquelle l'exécution est demandée, puisse, en cet état de la procédure, présenter d'observation', que la convention elle-même admet que les procédures non contradictoires sont, lorsque les circonstances les justifient, conciliables avec le principe fondamental des droits de la défense.
12. Ces arguments ne sauraient prévaloir contre les principes qui sont à la base de la convention et contre le système de celle-ci.
13. L'ensemble des dispositions de la convention, tant celles du titre II, relatives à la compétence, que celles du titre III, relatives à la reconnaissance et à l'exécution, expriment l'intention de veiller à ce que, dans le cadre des objectifs de celle-ci, les procédures menant à l'adoption de décisions judiciaires se déroulent dans le respect des droits de la défense. C'est en raison des garanties qui sont accordées au défendeur dans la procédure d'origine que la convention, en son titre III, se montre très libérale quant à la reconnaissance et à l'exécution. A la lumière de ces considérations il apparaît clairement que la convention vise essentiellement les décisions judiciaires qui, avant le moment ou leur reconnaissance et leur exécution sont demandées dans un état autre que l'état d'origine, ont fait, ou étaient susceptibles de faire, dans cet état d'origine, l'objet, sous des modalités diverses, d'une instruction contradictoire. On ne saurait donc déduire du système général de la convention qu'il fallait une expression formelle de volonté pour exclure du bénéfice de la reconnaissance et de l'exécution les décisions du type de celles en cause.
14. L'argument d'analogie tire de l'article 34 de la convention n'est pas non plus de nature a emporter la décision. Le caractère d'ailleurs provisoirement non contradictoire de la procédure d'exequatur doit précisément être mis en rapport avec le caractère libéral de la convention en matière d'exécution justifie par l'assurance que, dans l'état d'origine, un débat contradictoire a eu ou a pu avoir lieu. Si le caractère non contradictoire de la procédure d'exequatur selon l'article 34 se justifie également par l'effet de surprise qui doit s'attacher à cette procédure pour éviter que le défendeur n'ait l'occasion de soustraire ses biens à toute mesure d'exécution, il s'agit d'un effet de surprise atténué puisqu'il présuppose un débat contradictoire dans l'état d'origine.
15. Une analyse de la fonction reconnue dans l'ensemble du système de la convention à l'article 24, spécialement consacré aux mesures provisoires et conservatoires, conduit en outre à la conclusion qu'en ce qui concerne ce genre de mesures un régime spécial a été envisagé. S'il est exact que des procédures du type de celles en cause autorisant des mesures provisoires et conservatoires sont connues dans le système juridique de tous les états contractants et peuvent, lorsque certaines conditions sont réunies, être considérées comme ne violant pas les droits de la défense, il y a cependant lieu de souligner que l'octroi de ce genre de mesures demande de la part du juge une circonspection particulière et une connaissance approfondie des circonstances concrètes dans lesquelles la mesure est appelée à faire sentir ses effets. Suivant le cas, et notamment suivant les usages commerciaux, il doit pouvoir limiter son autorisation dans le temps ou, en ce qui concerne la nature des avoirs ou marchandises qui font l'objet des mesures envisagées, exiger des garanties bancaires ou designer un séquestre, et de façon générale subordonner son autorisation à toutes les conditions qui garantissent le caractère provisoire ou conservatoire de la mesure qu'il ordonne.
16. C'est certainement le juge du lieu ou en tout cas de l'état contractant ou sont situés les avoirs qui feront l'objet des mesures sollicitées qui est le mieux à même d'apprécier les circonstances qui peuvent amener à octroyer ou à refuser les mesures sollicitées ou à prescrire des modalités et des conditions que le requérant devra respecter afin de garantir le caractère provisoire et conservatoire des mesures autorisées. La convention a tenu compte de ces nécessités en prévoyant dans son article 24 que les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d'un état contractant peuvent être demandées aux autorités judiciaires de cet état, même si, en vertu de la convention, une juridiction d'un autre état contractant est compétente pour compétente du fond.
17. L'article 24 n'exclut pas que des mesures provisoires ou conservatoires ordonnées dans l'état d'origine à la suite d'une procédure de nature contradictoire - fut-elle par défaut - puissent faire l'objet d'une reconnaissance et d'une autorisation d'exécution dans les conditions prévues par les articles 25 a 49 de la convention. Par contre, les conditions auxquelles le titre III de la convention subordonne la reconnaissance et l'exécution des décisions judiciaires ne sont pas réunies en ce qui concerne les mesures provisoires ou conservatoires ordonnées ou autorisées par un juge sans que la partie contre laquelle elles sont dirigées ait été appelée à comparaître et qui sont destinées à être exécutées sans avoir été préalablement signifiées à cette partie. Il en résulte que ce type de décisions judiciaires ne bénéficient pas de l'exécution simplifiée prévue au titre III de la convention. L'article 24 met toutefois, ainsi que le Gouvernement du Royaume-Uni l'a à juste titre souligné, à la disposition des justiciables une procédure qui élimine dans une large mesure les inconvénients de cette exclusion.
18. Il y a donc lieu de répondre aux deux premières questions que les décisions judiciaires autorisant des mesures provisoires ou conservatoires, rendues sans que la partie contre laquelle elles sont destinées ait été appelée à comparaître et destinées à être exécutées sans avoir été préalablement signifiées, ne bénéficient pas du régime de reconnaissance et d'exécution prévu par le titre III de la convention.
Sur les troisième et quatrième questions
19. Compte tenu de la réponse donnée aux deux premières questions, il n'y a plus lieu d'examiner les troisième et quatrième questions, qui sont devenues sans objet.
Sur les dépens
20. Les frais exposés par le Gouvernement de la République italienne, par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions a elle soumises par l'Oberlandesgericht de Francfort-sur-le-Main, par ordonnance du 25 juillet 1979, enregistrée à la Cour le 6 août 1979, dit pour droit :
Les décisions judiciaires autorisant des mesures provisoires ou conservatoires, rendues sans que la partie contre laquelle elles sont dirigées ait été appelée à comparaître et destinées à être exécutées sans avoir été préalablement signifiées, ne bénéficient pas du régime de reconnaissance et d'exécution prévu par le titre III de la convention du 27 septembre 1968, relative à la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matiere civile et commerciale.