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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 20 décembre 2006, n° 05-24361

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Ministère de l'Economie

Défendeur :

ITM Alimentaire France (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Roche, Byk

Avoué :

Me Nut

Avocats :

Mes Boudou, Masker

T. com. Evry, du 16 nov. 2005

16 novembre 2005

Le Groupement des Mousquetaires est une entité composée de près de 4 000 sociétés intervenant dans le domaine de la distribution alimentaire, de l'habillement, du bricolage et des articles de maison sous les enseignes Intermarché, Ecomarché, Netto, Vêtimarché, Bricomarché, à travers 3 508 points de vente, 8 sociétés régionales, 46 bases logistiques et 40 centrales d'achat. Son chiffre d'affaires en Europe en 2002 a été de 38,4 milliards d'euro.

Chaque magasin est géré par une société indépendante financièrement et juridiquement, qui en adhérant au groupement, bénéficie, en contrepartie d'une rémunération indexée sur son chiffre d'affaires annuel, d'avantages tenant notamment à la mise à disposition d'un concept de magasin, d'une communication globale de l'enseigne, d'une structure logistique et de centrales d'achats qui assurent les négociations avec les fournisseurs,

La société holding ITM Entreprises placée au sommet de cette organisation pyramidale détient 90 % des actions de la société ITM Alimentaire France anciennement dénommée ITM Marchandises France puis Direction Commerciale France DCAF (ci-après ITM France). L'ensemble des magasins points de vente (1 573 en 2002) en constituent la base, s'agissant de supermarchés et d'hypermarchés généralistes arborant l'enseigne l'Intermarché.

Entre les deux se situent les structures chargées d'assurer diverses missions dans l'intérêt du groupement, et parmi elles les sociétés centrales d'achat dites SCA ou " filières ", personnes morales distinctes, qui sont des centrales de référencement spécialisées par catégories de produits. Ces centrales d'achat mènent les négociations avec les fournisseurs en vue du référencement de leurs produits, en déterminant ceux qui seront présents sur le cadencier du groupement ainsi que les conditions commerciales générales (prix, livraisons, délais de paiement, ...) qui les lieront.

Avec chacun des fournisseurs, elles négocient et signent les contrats d'exécution traitant des services en matière de coopération commerciale, dans le cadre de conventions élaborées par ITM France, intitulées accords de coopération. Chaque service est rémunéré en fonction d'un pourcentage du chiffre d'affaires réalisé avec le fournisseur considéré durant l'année en cours, facturé par et versé à ITM France.

Dans le cadre des avantages ainsi proposés aux fournisseurs, figure un service dénommé " Singularisation " qui relève d'un concept tendant à la mise en œuvre, dans les points de vente, de nouveaux critères d'implantation des rayons et de configuration des linéaires de produits.

Selon le " Guide de la singularisation ... Cap sur les années 2000 " qu'il a élaboré en septembre 1999 après avoir pris conscience de la diminution de ses parts de marché en 1997 et 1998 en matière de discount sur les produits frais, le Groupement des Mousquetaires propose à travers ce document une offre restructurée de ces produits, une formation intensifiée, dispensée sur le point de vente à tous les collaborateurs, ainsi qu'une identité visuelle intérieure (signalétique, éclairage, mobilier).

Par acte du 8 juillet 2003, le ministre chargé de l'Economie a assigné la société ITM devant le Tribunal de commerce de Créteil, aux fins de :

- dire que le service rendu par le Groupement ITM intitulé " Singularisation " constitue une opération de rénovation de magasin relevant ainsi uniquement de l'activité inhérente à la fonction de distributeur,

- dire que ce service ne permet aucune mise en avant des produits et en conséquence ne correspond à aucun service commercial effectivement rendu,

- dire que les avantages perçus à ce titre par ITM France anciennement ITM MI sont donc contraires aux dispositions de l'article L. 442-6-I-2° a,

- dire que les clauses des accords cadres et accords commerciaux relatives à ce service telles qu'elles sont souscrites entre ces fournisseurs et le Groupement ITM France constituent un préjudice pour les fournisseurs et sont dès lors nulles,

- dire en conséquence qu'il y a lieu de restituer les sommes versées, à savoir 3 514 296 euro pour l'année 2002 dès lors qu'elles ne correspondent pas à une contrepartie réelle. Le tribunal prononcera la liquidation de ces sommes au profit du Trésor Public, à charge pour celui-ci de les reverser à chaque fournisseur,

- ordonner à la société ITM France de cesser de solliciter ou d'obtenir, à l'avenir, par des agissements directs ou par l'intermédiaire des centrales d'achat du Groupement, des avantages ne correspondant à aucun service de coopération commerciale effectivement rendu,

- condamner la société ITM France au paiement d'une amende de 2 millions d'euro.

- la condamner aux dépens.

Par jugement contradictoire du 16 novembre 2005, le tribunal saisi a :

- dit que le service rendu par le Groupement ITM intitulé " Singularisation " ne relève pas uniquement de l'activité inhérente à la fonction de distributeur,

- dit qu'il correspond à un service commercial effectivement rendu,

- dit que les avantages perçus à ce titre ne sont pas contraires aux dispositions de l'article L. 442-6-I-2° a,

- débouté le ministre chargé de l'Economie de sa demande de restitution des sommes,

- débouté le ministre chargé de l'Economie de sa demande de paiement d'une amende civile,

- débouté le ministre chargé de l'Economie de ses demandes plus amples,

- condamné le ministre chargé de l'Economie à payer à la société ITM 10 000 euro pour ses frais irrépétibles et aux dépens.

Régulièrement appelant le 14 décembre 2005, le ministre chargé de l'Economie, des Finances et de l'Industrie prie la cour, par conclusions déposées le 17 mars 2006, de :

- dire et juger que les sommes facturées aux fournisseurs repris dans les présentes au titre de la singularisation ne sont la contrepartie d'aucun service commercial effectivement rendu,

- dire et juger que cette pratique est contraire à l'article L. 442-6 du Code de commerce,

- ordonner à la société DCAF de cesser ces pratiques,

- dire et juger que la clause de singularisation de l'accord de coopération est nulle,

- ordonner à la société DACF de rembourser aux fournisseurs repris dans les présentes les sommes qu'ils ont indûment versées,

- condamner la société DCAF à une amende civile de 500 000 euro et aux dépens.

Dans ses conclusions enregistrées le 28 avril 2006 la société ITM Alimentaire France, intimée, demande à la cour de :

- débouter le ministre des Finances de toutes ses demandes,

- confirmer le jugement,

- condamner le ministre des Finances à lui payer 15 000 euro pour ses frais irrépétibles et aux dépens.

Sur ce,

Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6-I du Code de commerce dans sa rédaction résultant de la loi du 15 mai 2001 alors applicable, "Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice le fait, par tout producteur, commerçant, industriel (...)

2° a) D'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. Un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun ou sans contrepartie proportionnée, au financement d'une opération d'animation commerciale, d'une acquisition ou d'un investissement, en particulier dans le cadre de la rénovation de magasins ou encore du rapprochement d'enseignes ou de centrales de référencement ou d'achat";

Qu'aux termes de l'article L. 442-6-III,

" L'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d'un intérêt, par le Ministère public, par le ministre chargé de l'Economie ou par le Président du Conseil de la concurrence lorsque ce dernier constate à l'occasion des affaires qui relèvent de sa compétence une pratique mentionnée au présent article.

Lors de cette action, le ministre chargé de l'Economie et le Ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d'ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article.

Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, demander la répétition de l'indu et le prononcé d'une amende civile, dont le montant ne peut excéder 2 millions d'euro. La réparation des préjudices subis peut également être demandée";

Sur la procédure

Considérant que la société ITM oppose une fin de non-recevoir à l'action engagée par le ministre de l'Economie, faisant valoir qu'il n'a jamais été dressé aucun procès-verbal d'infraction à l'encontre d'ITM, l'ordre public n'étant manifestement pas en cause, et que dans l'exercice de l'action civile prévue par l'article L. 442-6-III du Code de commerce qu'il met en œuvre pour le compte des fournisseurs, le ministre dont l'intérêt à agir se confond avec celui des fournisseurs qu'il représente, ne justifie d'aucun intérêt à agir dès lors que tous les fournisseurs interrogés se sont déclarés pleinement satisfaits des accords de coopération en cause.

Mais considérant que l'action engagée par le ministre de l'Economie, en application des dispositions précitées, relève de sa mission de gardien de l'ordre public économique aux fins de rétablissement de celui-ci par la seule cessation des pratiques illicites, les dispositions précitées n'imposant la justification d'un tel intérêt qu'aux " personnes " engageant cette action ;

Qu'il y a lieu d'écarter cette fin de non-recevoir;

Sur le fond

Considérant que sont versés aux débats quatorze contrats de coopération conclus en 2002 entre les filières du groupement et les fournisseurs énumérés ci-après, mentionnant la souscription de ces derniers au concept " singularisation " :

1°- SCA Biscuiterie/Biscottes,

- Gringoire SARL (contrat du 28 juin 2002),

- SAS Bahlsen Saint-Michel (contrat du 23 juillet 2002),

- SAS Jacquet Panification (contrat du 11 septembre 2002),

- SA United Biscuits France (contrat du 23 août 2002),

2°- SCA Boissons non alcoolisées,

- SNC Eckes-Granini France (contrats du 2 janvier 2002),

- Ets Cidou (contrat du 2 janvier 2002).

- Geyer Frères (contrat du 18 mars 2002).

- Orangina Pampryl " Softs " et " Jus" (contrats du 2 mai 2002 et 9 avril 2002),

3° - SCA Condiments et dérivés,

- Compagnie des Salins du Midi (contrat du 17 septembre 2002),

- Unilever Bestfoods France (contrat du 16 avril 2002),

- SAS Christ (contrat du 25 juin 2002),

4° - SCA Céréales et dérivés,

- SA Chiron Moulins de Savoie (contrat du 2 octobre 2002),

- société Panzani (contrat du 23 octobre 2002),

- SA Rivoire & Carret Lustucru (contrats des 15 et 23 octobre 2002);

Considérant que les rémunérations versées par chacun de ces fournisseurs à la société ITM pour l'année 2002 en exécution des engagements pris au titre du concept de " singularisation ", calculées sur la totalité du chiffre d'affaires réalisé par chaque fournisseur avec la filière concernée, se sont élevées au total à 3 514 297 euro;

Considérant que le ministre de l'Economie conteste la validité de ces engagements, faisant valoir que le concept de " singularisation " ne correspond pas en lui-même à un service commercial au sens des dispositions susvisées, ajoutant que lorsque comme en l'espèce l'opération en question porte sur la rénovation de magasins et que l'investissement correspondant n'est pas justifié par un intérêt commun, l'avantage obtenu ne constitue pas un service commercial effectivement rendu;

Considérant toutefois qu'il est justifié du caractère spécifique du service fourni, qui consiste en la mise en œuvre de nouveaux critères d'implantation des rayons par une réallocation de l'espace, une modification des flux de circulation de la clientèle, une réorganisation des zones dites " chaudes " et " froides " c'est-à-dire les zones du point de vente plus ou moins fréquentées par les consommateurs, une mise en valeur des produits frais, une restructuration des autres rayonnages et de la signalisation du point de vente de sorte que les produits frais encerclent les autres rayons ; qu'il importe peu que les accords de coopération litigieux signés avec différents fournisseurs aient été rédigés en des termes identiques - à la seule exception du pourcentage rétrocédé sur le chiffre d'affaires -, dès lors que ces conventions prévoient l'adaptation du concept " singularisation " à chaque point de vente par une mise en œuvre personnalisée, notamment " par la définition d'assortiments adaptés localement en tenant compte des saisons et des formats de points de vente, par l'élaboration de planches de merchandisage et adaptées à leurs besoins et de manière plus générale par tout autre moyen choisi d'un commun accord et permettant d'apporter au fournisseur le suivi de la qualité d'exposition de ses produits" ; qu'il apparaît en outre que cette opération a été conduite dans l'intérêt commun du distributeur et des fournisseurs, qui ont indiqué que sa mise en œuvre s'était traduite par une augmentation de leurs ventes, laquelle était le reflet d'une meilleure efficacité commerciale convenue entre eux;

Qu'ainsi le service " singularisation ", qui va au-delà des obligations contractuelles résultant habituellement des achats et des ventes en ce qu'il constitue une prestation personnalisée de collaboration au développement des ventes, et qui est distinct d'une opération de rénovation de magasin, n'apparaît pas, en soi, contraire aux dispositions de l'article L. 442-6-I 2° a) du Code de commerce;

Mais considérant qu'il résulte des dispositions de cet article, que les avantages reçus du fournisseur doivent correspondre à un service effectivement rendu à ce dernier par le distributeur et être proportionnés à la valeur de ce service;

Considérant que parallèlement à la signature des accords de coopération entre les filières et les fournisseurs, la société ITM France a proposé aux sociétés indépendantes exploitantes des points de vente Intermarché, membres du groupement, d'adhérer à ce nouveau concept, en contrepartie du versement par ITM d'une aide financière dite " budget singularisation " de 76,22 euro HT par m2 dans la limite de 2 000 m2 soit au maximum 152 440 euro ; qu'il est précisé par ITM qu'elle " s'engage à réaliser les travaux nécessaires dans un délai maximum de un an à compter de la date de signature des présentes (...)";

Considérant que la société ITM a indiqué à la DGCCRF, par courrier du 19 mai 2003, que les conventions d'adhésion de ses membres à la singularisation ont concerné pour l'année 2002, 246 points de vente Intermarché sur un nombre total de 1 573 magasins Intermarché implantés en France soit 15,6 % des points de vente, parmi lesquels 90 n'ont adhéré au nouveau concept qu'en fin d'exercice, en novembre ou décembre 2002 ; que même en prenant en compte le chiffre avancé dans ses écritures d'appel par la société ITM soit 670 magasins singularisés à fin 2002 sans qu'il soit précisé si les magasins pris en compte sont situés en France, ce pourcentage n'atteint que 42,59 %; qu'il est encore précisé par la société ITM qu'à fin 2003 ce pourcentage atteignait 947 des 1852 points de vente Intermarché "et Ecomarché" soit 51 % des points de vente concernés;

Considérant qu'il résulte de ces constatations, d'une part, que les SCA ne pouvaient s'engager au nom des sociétés indépendantes exploitant les points de vente Intermarché en promettant aux fournisseurs une mise en œuvre du concept singularisation dans l'ensemble du réseau Intermarché et, d'autre part, qu'en tout état de cause, seule une fraction de ces points de vente avaient décidé et eu la possibilité matérielle de mettre en application, en 2002, les aménagements et la présentation d'ensemble des produits relevant de ce concept ; que la condition d'effectivité du service rendu et l'exigence de proportionnalité des avantages reçus du fournisseur avec la valeur des services qui lui sont rendus, requises par les dispositions susvisées, n'ont ainsi pas été respectées;

Qu'il s'en suit que la société ITM, qui a pourtant perçu dans son intégralité le pourcentage contractuellement défini entre la SCA et le fournisseur concernés, sur la totalité du chiffre d'affaires de l'année considérée, a nécessairement enfreint les dispositions de l'article L. 442-6-I-2° a du Code de commerce;

Considérant qu'il y a lieu d'annuler la clause " singularisation " contenue dans les accords de coopération 2002, et d'ordonner à la société ITM France de cesser ces pratiques;

Considérant que le ministre de l'Economie demande à la cour d'ordonner à la société ITM de rembourser aux fournisseurs repris dans les présentes les sommes qu'ils ont indûment versées ; que ce remboursement sera ordonné, dans les conditions prévues par l'article L. 442-6-III du Code de commerce;

Considérant que le ministre de l'Economie demande à la cour de condamner la société ITM à payer une amende civile de 500 000 euro;

Considérant que la société ITM a perçu des fournisseurs susvisés pour l'année considérée en exécution des engagements pris au titre du concept de "singularisation ", une somme totale de 3 514 297 euro ; que pour autant, la nature de ces prestations qui sont des services commerciaux au sens de l'article L. 442-6-I du Code de commerce ainsi qu'il a été vu, et leur mise en œuvre progressive au sein des points de vente du groupement, ne sont pas contestables ; que la cour, prenant en compte ces éléments, condamnera la société ITM au paiement d'une amende civile de 150 000 euro;

Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit l'appel jugé régulier en la forme, Ecarte la fin de non-recevoir opposée par la société ITM à l'action civile engagée à son encontre par le ministre de l'Economie, Au fond, Infirme le jugement en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Dit que les sommes facturées aux sociétés Gringoire, Bahlsen Saint-Michel, Jacquet Panification, United Biscuits France, Eckes-Granini France, Ets Cidou, Geyer Frères, Orangina Pampryl, Compagnie des Salins du Midi, Unilever Bestfoods France, Christ, Chiron Moulins de Savoie, Panzani, Rivoire & Carret Lustucru en application de l'accord de coopération 2002 au titre de la clause dite " singularisation" contenue dans cet accord, ne correspondent que pour partie à un service effectivement rendu à ces fournisseurs par le distributeur et ne sont pas proportionnées à la valeur de ce service, Annule ladite clause, Ordonne à la société ITM France de cesser ces pratiques, Ordonne à la société ITM France de rembourser aux sociétés Gringoire, Bahlsen Saint-Michel, Jacquet Panification, United Biscuits France, Eckes-Granini France, Ets Cidou, Geyer Frères, Orangina Pampryl, Compagnie des Salins du Midi, Unilever Bestfoods France, Christ, Chiron Moulins de Savoie, Panzani, Rivoire & Carret Lustucru les sommes qu'elles ont indûment versées, dans les conditions fixées par l'article L. 442-6-III du Code de commerce, Condamne la société ITM France à une amende civile de 150 000 euro, La condamne aussi aux dépens de première instance et d'appel.