Conseil Conc., 12 mars 2007, n° 07-D-08
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'approvisionnement et de la distribution du ciment en Corse
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Zoude-Le-Berre, par M. Nasse, Vice-Président présidant la séance, Mme Pinot, MM. Piot, Bidaud, membres.
Le Conseil de la concurrence (section I),
Vu la lettre enregistrée le 6 juin 2000, sous le numéro F 1238, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur de l'approvisionnement et de la distribution du ciment en Corse ; Vu les articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu les observations présentées par les sociétés Lafarge Ciments, Vicat, Simat Simongiovanni, Gedimat Anchetti, SNC Castellani, le GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse (GLCHC), le Syndicat des négociants en matériaux de construction et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et les sociétés Lafarge Ciments, Vicat, Simat Simongiovanni, Gedimat Anchetti, SNC Castellani, ainsi que le GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse (GLCHC), et le Syndicat des négociants en matériaux de construction entendus lors de la séance du 22 novembre 2006 ; Adopte la décision suivante :
I. Constatations
A. LE SECTEUR CONCERNÉ
1. LE PRODUIT
1. Le ciment comprend divers liants qui ont en commun la propriété de durcir après avoir été mélangés avec l'eau. Les propriétés du ciment varient selon les quantités de matières premières utilisées et les méthodes de production choisies. Tous les différents types de ciment dérivent néanmoins d'un seul produit intermédiaire dénommé "clinker". Le clinker est obtenu par cuisson d'un mélange de matériaux contenant du calcaire, tels la craie ou la chaux, avec des produits argileux, tels le schiste, l'ardoise et le sable. Le ciment gris résulte du broyage du clinker mélangé à d'autres substances (gypse, pouzzolanes naturelles, cendres volantes ou le laitier). Enfin, le ciment blanc exige une qualité de calcaire très particulière pour la production de clinker blanc et des installations de production spécifiques.
2. Étant donné les diverses propriétés du ciment, les autorités communautaires ont mis en place un processus de normalisation des ciments courants qui a abouti en 1992 à la pré-norme ENV-197-1, puis à la pré-norme ENV-197-2 en 1995. Selon la pré-norme européenne ENV-197-2 applicable à l'époque des faits, il faut distinguer les ciments courants selon leur composition : CPA CEM I (ciment Portland), CPJ CEM II/A ou B (ciment Portland composé), CHF CEM III/A ou B et CLK-CEM III/C (ciment de haut fourneau), CPZ-CEM IV/A ou B (ciment pouzzolanique), CLC - CEM V/A ou B (ciment au laitier et aux cendres). Il existe en outre pour chaque catégorie une répartition des ciments en trois classes : 32,5, 42,5, 52,5, définies par la valeur minimale de la résistance normale du ciment à la compression mesurée à 28 jours. Cette distinction entre les ciments courants est reprise en France par la norme NF P 15-300 appelée "NF liants hydrauliques" dont le contrôle est assuré par l'AFNOR.
3. Il ressort de l'enquête que la répartition de l'approvisionnement et de la distribution de ciment en Corse entre 1996 et 1999 est la suivante : le CPJ CEM II/A et B/42,5 représente en moyenne 82 % des ventes, les CPA CEM I 52,5 et CEM II 52,5 PM (Prise Mer) représentent 12 % des ventes, et les autres types de ciment (CPJ 32,5, ciments blancs, ciments fondus, prompts ...) représentent 6 % des ventes.
2. LES FOURNISSEURS DE CIMENT EN CORSE
4. Il n'existe pas de cimenteries en Corse ou de centres de distribution exploités directement par les cimentiers. Aussi, tout le ciment distribué dans l'île de Corse doit-il être importé par voie maritime. Les différents ports corses accueillant du ciment sont les suivants : Bastia, Calvi, Île Rousse, Ajaccio, Porto-Vecchio, et Propriano.
5. La majeure partie du ciment utilisé en Corse est produit sur le continent français par deux entreprises, Lafarge Ciments (ci-après : Lafarge) et Vicat, tandis que la partie résiduelle est importée par des transporteurs généralement étrangers en provenance d'autres États membres de l'Union européenne, notamment de Grèce et d'Italie (Sardaigne).
6. Lafarge dispose d'une agence commerciale située près de Marseille chargée de développer la distribution du ciment en Corse, notamment à partir de son usine "La Malle" installée à Bouc Bel air près de Marseille (700 000 tonnes de ciment par an) et de son usine de Contes les pins près de Nice (250 000 tonnes de ciment par an). Vicat exploite une agence commerciale à Nice, chargée de développer la distribution du ciment en Corse, notamment à partir de son usine "La Grave" installée à Peille près de Nice (700 000 tonnes de ciment par an). Lafarge et Vicat approvisionnent la Corse presque exclusivement en ciment en vrac (97 % de leurs ventes) et de manière résiduelle en ciment en sacs (3 % de leurs ventes). Le ciment vendu par Lafarge et Vicat bénéficie de la marque NF P 15.300 "Liants hydrauliques".
7. La société Ciments Calcia, filiale du groupe Italcementi, dispose d'une usine de production de ciments à Beaucaire (Languedoc) à partir de laquelle elle approvisionne le Sud de la France et de manière très marginale, la Corse. Selon MM. Dominique X et Charles Y, représentants de la société, Ciments Calcia n'a jamais été sollicitée pour vendre des ciments courants sur le marché corse car elle se limite à des produits spéciaux vendus en sacs (ciments blancs) dont le tonnage est très faible (586 tonnes en 1999).
8. Les importations de ciment en provenance d'autres États membres (essentiellement d'Italie (Sardaigne) et de Grèce), apparues en 1995, sont réalisées par des transporteurs étrangers commercialisant principalement du ciment en sacs. Les principales marques de ciment étranger vendues en Corse sont les suivantes : Intertitan Emporiki Diethenis (Grèce) ; Ceme.Co Porto Torres (Sardaigne) ; Capolino Sassari (Sardaigne) ; Nueva Capolino Sassari (Sardaigne) ; Cemento Pisano Orciano Pisano (Italie). Ces ciments bénéficient de la pré-norme européenne ENV-197-1 mais pas de la norme AFNOR NF P 15.300 "Liants hydrauliques".
3. LES DISTRIBUTEURS DE CIMENT EN CORSE
9. A l'époque des faits, en 1998, les principaux négociants en matériaux de construction en Corse ont réalisé un chiffre d'affaires total d'environ 82 millions d'euro. Ce sont :
- à Bastia-Balagne-Corte : Bronzini matériaux, Borgo matériaux, Nord-Sud, Lancon, SNMC (société nationale matériaux du cap), Corse Carrelage, Baticash, Balagne Matériaux, Brico-Balagne, Avenir Agricole, Meoni et Comptoir des ventes matériaux ;
- à Ajaccio : Gedimat Anchetti, Big Mat Castellani, Simat, Padrona, Ceccaldi ;
- à Propriano : Mocchi et Pierretti ;
- à Porto-Vecchio : Ettori Taddei Mosconi (ETM) et Gedimat Castelli.
10. Le 30 octobre 1997, les principaux distributeurs de ciment en Corse se sont regroupés au sein du syndicat des négociants en matériaux de construction (ci-après "le Syndicat") qui a pour objet la défense des intérêts matériels et moraux de ses membres ainsi que l'étude en commun de tous les sujets se rapportant à l'exercice de la profession des négociants et distributeurs de matériaux sur tout le territoire corse. Seuls les négociants Corse Carrelage et Baticash (Bastia), Pierreti (Propriano), Padrona et Ceccaldi (Ajaccio) n'en sont pas membres.
11. Par ailleurs, 97 % du ciment vendu par les cimentiers Lafarge et Vicat étant transporté en vrac, les négociants grossistes se sont organisés pour avoir accès à des infrastructures de stockage et d'ensachage du ciment en vrac.
12. Or, pour accorder le bénéfice de la norme "NF liants hydrauliques", l'AFNOR impose aux négociants souhaitant distribuer le ciment en vrac des marques Lafarge et Vicat, admises à cette norme au stade de la production, de disposer de structures de stockage et d'ensachage agréées par elle et appelées "centre de distribution". L'article 2.1.2 du règlement particulier applicable aux centres de distribution de la norme AFNOR indique : "Lorsque les produits admis à la marque NF liants hydrauliques sont commercialisés à partir de centres de distribution, le maintien de la référence à la marque NF liants hydrauliques pour les produits livrés en vrac ou ensachés dans ces centres est soumis à autorisation spéciale d'admission suivie d'un contrôle centre par centre conformément à l'article 4". L'AFNOR précise également que : "Pour tous marchés publics et pour les marchés privés passés par référence aux normes, la conformité des ciments à la norme française doit être attestée par l'AFNOR quelle que soit la procédure choisie : marque NF ou agrément du ministère de l'Industrie (...). Pour les marchés publics, la référence aux normes françaises est obligatoire (...). La publication de normes européennes ne changera pas cette obligation (...). La norme française constitue la seule référence" (annexe 37 cote 1422).
13. En Corse, les antennes de distribution AFNOR, sont donc constituées d'unités de stockage et d'ensachage agréées, exploitées soit directement par les cimentiers soit par des "négociants stockistes ensacheurs" comme en témoigne la liste ci-après (annexe 37 cote 1421) :
- les antennes de distribution du ciment Lafarge en Corse sont le GIE - GLCHC (GIE - Groupement Logistique Ciment Haute-Corse, ci-après : "le GIE") et les négociants Simat, Anchetti, Mocchi, Balagne Matériaux et ETM, dotés d'infrastructures de stockage et d'ensachage agréées par l'AFNOR ;
- les antennes de distribution du ciment Vicat sont le GIE et les négociants Anchetti, Castellani, Castelli et Socoda, dotés d'infrastructures de stockage et d'ensachage agréées par l'AFNOR .
14. Créé le 20 juin 1993, le GIE a pour objet l'exploitation logistique des installations de réception et de distribution du ciment admis à la marque "NF liants hydrauliques" sur le port de Bastia (soit 4 silos de stockage d'une capacité individuelle de 800 tonnes, complétés par une unité d'ensachage). Ces installations ont fait l'objet des conventions décrites ci-après.
15. Par arrêté ministériel du 30 juillet 1969, l'État a octroyé à la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) du département de Haute-Corse une concession d'outillage public de 30 ans sur le port de Bastia (annexe 39 cote 1432). L'article 25 du cahier des charges annexé à la convention prévoit la possibilité pour le concessionnaire, avec le consentement du concédant, de confier à un tiers l'exploitation de l'outillage public concédé.
16. Conformément à cette clause, "un sous-traité d'exploitation d'un outillage public de stockage et d'ensachage du ciment" a été signé le 27 septembre 1994 entre la CCI de Haute-Corse et les producteurs de ciment Lafarge et Vicat (annexe 7 cotes 534- 541) pour une durée de cinq ans, renouvelable à compter du 1er septembre 1999 pour une durée minimale de 25 ans (article 10). La CCI de Haute-Corse et les producteurs de ciment Lafarge et Vicat ont complété ce dispositif juridique par un protocole d'accord (annexe 7, cotes 542-547) par lequel les producteurs de ciment se sont engagés à participer au financement du réaménagement des installations de réception (stockage et ensachage) et de distribution du ciment sur le port de Bastia en accordant un prêt de 15 millions de francs sur trente ans, en contrepartie d'un droit exclusif d'exploitation de ces installations.
17. L'article 11 du sous-traité d'exploitation précité, conclu entre la CCI et les producteurs de ciment Lafarge et Vicat, précise que la CCI autorise les producteurs à subdéléguer tout ou partie de l'exploitation des installations faisant l'objet du présent sous-traité au GIE Groupement Logistique Ciment Haute-Corse. Aussi, par le moyen d'une convention de subdélégation en date du 8 novembre 1994 (annexe 7 cotes 549-554) entre Lafarge, Vicat et le GIE, ce dernier s'est vu confier l'exploitation exclusive des installations de ciment du port de Bastia pendant 30 ans.
18. En pratique, les négociants adhérents viennent s'approvisionner sur le port comme s'il s'agissait d'une usine ou d'un dépôt de ciment décentralisé. A chaque enlèvement de ciment par un négociant, le personnel du GIE adresse une copie du bon de livraison au cimentier concerné (Lafarge ou Vicat) qui se charge de la facturation au négociant ainsi que de la gestion des stocks. Pour financer ses installations et ses frais de fonctionnement, le GIE facture à ses adhérents les prestations suivantes (annexe 7 cotes 555-561) : Ciment CPJ-CEM 42,5 sacs (stockage, ensachage) : 101,15 F la tonne et Ciment CPJ-CEM 42,5 et 52,5 vracs (stockage) : 53,72 F la tonne. Ces prix s'ajoutent aux prix du ciment pratiqués par Lafarge et Vicat rendus au port de Bastia.
19. Il en résulte que la distribution du ciment en Corse s'organise autour du port de déchargement du ciment proche des infrastructures de stockage et d'ensachage accessibles aux négociants corses. Compte tenu des contraintes géographiques de la Corse et de son réseau routier, il apparaît que les négociants ne peuvent s'approvisionner et distribuer du ciment au-delà d'une zone de l'ordre de 50 à 100 kilomètres autour de ces installations. Or, les distances entre les principaux ports et villes en Corse sont les suivantes :
<emplacement tableau>
4. L'ÉVALUATION DU SECTEUR POUR LA CORSE
20. Selon les factures de Lafarge et Vicat, leurs estimations du volume des importations étrangères et les attestations des négociants, la répartition des approvisionnements en ciment, toutes catégories de ciments confondues, des négociants corses auprès des cimentiers français ou des transporteurs de ciment grec et italien serait la suivante (annexes 11 cotes 988, annexe 12 cotes 1034 à 1062) :
<emplacement tableau>
21. Les négociants corses installés en Haute-Corse, à Ajaccio et à Porto-Vecchio s'approvisionnent donc auprès des cimentiers français pour 90 à 95 % de leurs besoins et ceux installés à Propriano pour plus de 78 % de leurs besoins entre 1997 et 1999. Sur l'ensemble de la Corse, les importations de ciment ont représenté 7,3 % de l'ensemble des approvisionnements des négociants corses pour la moyenne des trois années 1997 à 1999.
22. Pour évaluer le montant total des importations de ciment en Corse, il faut aussi prendre en compte les importations directement effectuées par certains utilisateurs finals qui n'achètent pas leur ciment par l'intermédiaire des négociants mais par l'intermédiaire des transporteurs livrant directement les chantiers (voir paragraphe 25).
23. Lafarge a évalué le volume de ces importations à 14 025 tonnes, dans le tableau figurant dans ses observations à la notification de griefs (page 20), réalisé à partir des pièces du dossier. Signalons que le tonnage attribué pour 1998 à Rossi est issu de la cote du dossier 680 discutée plus loin.
<emplacement tableau>
5. LE TRANSPORT DE CIMENT VERS LA CORSE
24. En l'absence d'usine de production de ciment en Corse, l'ensemble du ciment distribué en Corse doit être transporté par voie maritime. Il ressort de l'enquête qu'il existe deux modes de transport du ciment : le transport par navire vraquier et le transport roulier.
25. Le ciment importé en Corse en provenance de l'étranger est transporté exclusivement par navires rouliers. Un roulier est un navire utilisé pour transporter entre autres des véhicules, chargés grâce à une ou plusieurs rampes d'accès. On les dénomme aussi Ro-Ro, de l'anglais Roll-On, Roll-Off (signifiant littéralement "Roule dedans, roule dehors"). En l'espèce, il s'agit de navires susceptibles d'embarquer des camions chargés de ciment, le plus souvent en sacs, affrétés par de petits transporteurs agissant de leur propre initiative pour rentabiliser des transports-aller de bois, liège, fruits, ferrailles à destination de l'Italie ou de la Sardaigne et éviter un "retour à vide" en Corse. Ils agissent en Corse soit pour le compte des négociants, soit comme des revendeurs de ciment itinérants livrant directement le produit sur les chantiers. 10
26. Ce circuit non structuré s'est développé grâce au différentiel de prix favorable au ciment italien et grec, par rapport au ciment français. Le ciment transite par les lignes maritimes suivantes : ligne Bonifacio - Sardaigne (coût du trajet A-R pour une remorque de 25 tonnes : 800 à 1 000 F soit 32 à 40 F/tonne), ligne Propriano - Sardaigne (coût du trajet A-R pour une remorque de 25 tonnes 2 000 F soit 80 F/tonne), ligne Bastia - Livourne (coût du trajet A-R pour une remorque de 25 tonnes 5 500 F soit 220F/tonne).
27. Le ciment en provenance de France continentale est transporté, pour l'essentiel, par navire vraquier et accessoirement par navire roulier. Jusque dans les années 50, la Corse était approvisionnée essentiellement en sac par le biais de navires rouliers (transport de camions dans les navires de la SNCM et la CMN). Or, les autorités locales et les négociants corses ont souhaité pouvoir faire venir du ciment en vrac. En conséquence, des travaux ont été réalisés, dans les années 60, pour construire des silos sur le port de Bastia tandis que, dans le Sud de la Corse, les négociants ont créé leurs propres infrastructures de stockage et d'ensachage du ciment.
28. A partir de 1986, le transport de ciment en vrac a bénéficié d'une subvention étatique dans le cadre du "principe de continuité territoriale". Dans ce contexte, un contrat de concession de service public a été conclu entre les autorités publiques, la compagnie de transport Someca Transport (ci-après Someca) et l'affréteur Pittaluga, pour fiabiliser le transport du ciment en vrac entre le continent et la Corse. Cette convention imposait un nombre minimum de voyages par an, et l'obligation de desservir l'ensemble des ports corses. En contrepartie de ce service "à la carte", les pouvoirs publics s'étaient engagés à verser une subvention à la compagnie et à son affréteur jusqu'au 1er juillet 1998, la concession prenant fin le 31 décembre 1998. De 1990 à 1998, le montant de cette subvention s'est élevé à environ 12 à 15 millions de francs par an (soit 120 F la tonne alors que le coût total du transport était de 245 francs environ).
29. Avant l'échéance de la convention, la collectivité territoriale Corse a procédé à une consultation juridique pour connaître, d'une part, si l'approvisionnement en ciment de la Corse par voie maritime pouvait faire l'objet d'une convention de délégation de service public, et d'autre part, si l'octroi d'une subvention pour le transport du ciment était compatible avec l'article 92 du traité instituant la Communauté européenne (régime des aides d'État). Dans un rapport daté du 22 septembre 1997, le consultant concluait par la négative aux deux questions posées par la collectivité, estimant que la convention en vigueur était contestable au regard du droit interne et communautaire. Il a été mis fin au subventionnement ce qui aurait pu avoir pour effet de renchérir le coût net du transport du ciment en vrac à partir de juillet 1998 et, par conséquent, menacer ce mode d'approvisionnement au profit du transport du ciment en sacs par "roll" au départ de Marseille.
30. La société Anchetti, négociant en matériaux de construction à Ajaccio, s'est alors vu confier une étude sur "la réorganisation des filières d'approvisionnement en ciment en Corse". Cette étude a été réalisée pour son compte par le cabinet de CS2E chargé d'examiner plusieurs points, dont "les possibilités de diversifications des approvisionnements" et "les différents cimentiers susceptibles de fournir la Corse". Parallèlement, l'Office du Transport Corse (OTC) a proposé l'octroi d'une subvention à la société Cyrnos (filiale de la CMN) afin d'instaurer un système d'approvisionnement Ro-Ro par camions vraquiers (dits "banane"). L'étude du cabinet CS2E a conclu que cette proposition signifiait, à terme, la disparition du transport de ciment en vrac et de l'activité de stockage et d'ensachage par les négociants stockistes et le GIE. Les négociants stockistes corses ont donc décidé de se regrouper au sein du syndicat des négociants en matériaux de construction. Ils se sont prononcés contre la solution proposée par l'OTC et se sont concertés avec Lafarge et Vicat pour mettre en place un système d'approvisionnement par navires vraquiers. Le choix s'est porté sur les navires de la Someca, pour mettre fin aux mouvements sociaux lancés en juin et juillet 1998 par les marins de cette compagnie, dans le cadre d'un plan social dont le financement a porté, pour partie, sur les négociants.
31. Finalement, un contrat d'exclusivité a été signé entre Lafarge, Vicat et Someca (annexe 8 cotes 667-674), par lequel la Someca s'est engagée à poursuivre le transport de ciment en vrac à destination de la Corse, mais selon de nouvelles modalités d'exploitation de la ligne Nice-Corse : utilisation d'un seul navire (le Capo Rosso) dont la capacité était portée à 1 500 tonnes ; remplissage maximal des cuves à ciment au lieu du service à la carte et diminution du nombre de rotations. En contrepartie, les cimentiers se sont engagés sur un quota minimum annuel de remplissage des cuves à hauteur de 130 000 tonnes. La mise en place de cette nouvelle desserte maritime a eu pour effet de ramener le prix du transport par tonne de ciment transportée à 153 F (facture Vicat) ou 178,50 F (facture Lafarge) au lieu de 245 F environ sous le régime précédent. Ces économies substantielles, dues à un choix plus rationnel des modalités de transport, ont permis de compenser, pour l'essentiel, l'arrêt de la subvention publique de 120 F par tonne.
32. Parallèlement, la structure des trafics par mode de transport s'est modifiée, entraînant la quasi-disparition du trafic roulier. En particulier, entre 1996 et 1999, le trafic roulier a été divisé par 10 au départ de Marseille et par 5 au départ de Nice tandis que le transport en vrac par l'intermédiaire du navire de la Someca a augmenté très sensiblement, passant de 85 % du total du trafic dans les années 80 à 99 % en 1998. Seul le port de Propriano importait en 1998, plus de ciment par navire roulier au départ de Marseille que de ciment en vrac (annexe 31 cotes 1376-1391).
B. LES PRATIQUES RELEVÉES
1. LES REMISES ACCORDÉES AUX NÉGOCIANTS POUR "LUTTER CONTRE LES IMPORTATIONS"
33. Lafarge et Vicat ont engagé des négociations avec les négociants corses par l'intermédiaire de leur syndicat en vue de mettre en place des remises exceptionnelles destinées aux seuls négociants membres du syndicat ou du GIE. Ces remises étaient versées aux négociants qui s'approvisionnaient en ciments Lafarge et Vicat afin "de lutter contre les importations de ciment étranger". Ce système a été mis en place de décembre 1997 à mai-juin 1998 et de juillet à septembre 1999.
a) Les remises accordées de décembre 1997 à mai 1998
Les remises accordées par Vicat
34. Vicat avait demandé à l'un de ses salariés, M. J.C. Z..., de faire un état des lieux des importations de ciment étranger en Corse entre août et novembre 1997 comme l'indiquent certaines de ses notes manuscrites (annexe 8 cotes 725 à 739) :
"État des ciments d'import
SECTEUR Bastia-Corte
1er constat : Le ciment d'import, favorisé par un écart de prix très important comparativement au ciment national, arrive à maturité, et on le trouve dans tous les secteurs géographiques, grâce à une multitude de petits dépôts et aux transporteurs qui sont devenus "revendeurs itinérants".
Au cours de ma journée j'ai rencontré un nombre d'entrepreneurs et j'ai également visité plusieurs chantiers (...). Toutes ces entreprises travaillent avec du ciment d'import à des prix moyen de 25 % inférieurs à ceux proposés par nos négociants.
Exemple : le prix public au sac de 50 kg CE-ME-CO est de 33 FHT. Un entrepreneur touche ce même sac au prix de 25 FHT par palette. Le prix du vrac Titan est de 500 FHT la tonne franco. Les marques représentées sont Sacci, CE-ME-CO, Titan et Cementaria Pisana. Il semble de plus que des cimentiers "européens" cherchent à mettre en place un terminal sur Corte.
NOTA : il y a en Corse 2 faces : 1 face visible et une face cachée qui représente au moins les 2 tiers de l'ensemble et ceci pour tous les types de construction, marchés privés ou marchés publics et touche aussi bien le vrac que le sac - Corte, le 12/11/97 J.C.
PS : Il va sans dire que ce compte rendu est confidentiel et qu'une grande prudence s'impose dans la discrétion de mon "NOTA". Je n'ai pas rencontré d'animosité chez mes interlocuteurs mais le problème est politisé".
"Compte rendu ciment-corse
Comme je l'avais pressenti sur mon précédent rapport (...), nos négociants corses, et je ne fais pas de distinction entre ceux de Vicat et ou de Lafarge, passent progressivement en mixte : Vicat et Import ou Lafarge et Import (...). 13
Il m'a été confirmé que Titan serait bien présent en Corse. Il m'a également été confié au téléphone qu'un gros négociant Lafarge du Sud, vend du ciment d'import en toute discrétion (...).
Ne connaissant la Corse de façon professionnelle que depuis le mois d'août, cette troisième visite confirme mon compte rendu du mois d'octobre (seconde visite). Il semble qu'aux prochaines territoriales le ciment passera au niveau politique. Le ciment est devenu un produit explosif. Cela explique que je ne peux pas tout écrire (...). Je terminerais donc mon itinéraire par Ajaccio ce vendredi en continuant à faire ce travail de façon professionnelle et sincère (...).
Je souhaite que ce rapport ainsi que le précédent soit transmis en mains propres à Monsieur le Président pour lecture. J.C. Bastia le 13/11/97".
35. La société Vicat a donc décidé de rencontrer les négociants corses regroupés au sein du Syndicat et du GIE afin de mettre en place une aide ponctuelle "pour lutter contre les ventes de ciments d'importation".
36. Le compte-rendu de la réunion du 8 décembre 1997 a été saisi chez Vicat (cotes 638-639).
"Réunion du 8/12/97 à Ile Rousse
Présents :
M. A... et M. B... - Ets Balagne matériaux
M. C... - ETS Anchetti
M. D... - Simat
M. E... - Mocchi
L'objet de la réunion était de définir les zones sur lesquelles des aides ponctuelles pouvaient être accordées pour lutter contre les ventes de ciment d'importation et tout particulièrement CEMECO. La demande de ce jour a été toute autre à savoir :
1 Sud et Balagne
Porto-Vecchio : Castelli, Hemin
Propriano : Mocchi
Ajaccio : Castellani, Anchetti, Simat
Balagne : Balagne matériaux
<emplacement tableau>
M. F... avait fait rentrer ce jour une première remorque de CEMECO. Réponse attendue pour le 10 décembre 1997".
37. La réponse de M. G..., directeur des ventes de la société Vicat, à M. Z..., par télécopie du 12 décembre 1997, confirme que Vicat a fait une proposition de remises conditionnelles non quantitatives au Syndicat concernant les négociants de Corse du Sud et Balagne et tous les membres du GIE, destinée à lutter contre les importations de ciment étranger, (annexe 8 cote 684) :
"Résumé : proposition faite le 11/12/97 au Vice-Président de l'association des négociants de Corse :
? Pour les négociants restés fidèles en Décembre 97 (c'est le Conseil qui souligne)
? Avoir réalisé avec facturation de Décembre 97
? Sur les ventes de décembre 97 seules et de sacs
Corse du Sud -20F/t (sur 269F/t)
Calvi (Balagne) -60F/t (sur 329F/t)
NB : vente sac = 65% des tonnes de vrac J42.5
Bastia (GIE) -50F/t (sur 314.30F/t)
NB : Aide sur le vrac ponctuelle très limitée (temps montant)".
38. De plus, le courrier de la société Vicat à M. B..., vice-président du Syndicat et membre du GIE, en date du 19 décembre 1997, montre que Vicat et les représentants du Syndicat se sont rencontrés le 13 décembre 1997 et ont eu plusieurs contacts téléphoniques avant de parvenir à un accord (annexe 8 cotes 682 -683).
"Monsieur le Président,
Pour faire suite à notre rencontre du 13 décembre et aux entretiens téléphoniques que vous avez eus ensuite avec M. Z... [Vicat], nous vous confirmons par la présente l'aide que la société Vicat met à la disposition des négociants du Syndicat pour leur permettre de faire face à une situation ponctuelle et préoccupante du marché corse.
Cette aide sera accordée, au mois le mois, pour le mois de janvier 1998 et rétroactivement pour le mois de décembre 1997 aux négociants n'ayant pas effectué d'achats de ciments d'importation sur le mois considéré. La reconduction de ces aides ainsi que les montants accordés seront étudiés en commun en fonction de l'évolution du marché. (Soulignement ajouté par le Conseil).
Cette aide portera sur les tonnages ensachés par les négociants, qui sont définis comme égaux à 65 % du tonnage de CPJ - CEM II 42,5 R facturés par Vicat sur le mois considéré. Elle fera l'objet d'un avoir de fin de mois.
Sur les tonnages tels que définis ci-dessus et pour les seuls mois de décembre 1997 et janvier 1998, les montants de l'aide Vicat s'établissent de la façon suivante :
Corse du Sud : 20 F/T
Balagne : 60 F/T
En ce qui concerne le GIE de Bastia, le montant de l'aide accordée en décembre 1997 et janvier 1998 sur les tonnages de ciments artificiels en sacs s'établit à 50 F/T. Cette aide conjoncturelle et ponctuelle de Vicat s'inscrit dans le respect des principes définis et acceptés lors des réunions précédentes avec les représentants du Syndicat".
39. Enfin, il ressort d'une note interne de M. G... du 29 décembre 1997 (annexe 8 cote 683) que l'aide accordée en décembre 1997 et janvier 1998 a été étendue par Vicat au premier trimestre 1998. Il est précisé : "suite à notre visite du 23/12/97, ce courrier est modifié de la façon suivante :
- Pour décembre 97 : seul Balagne et Borgo Matériaux touchent 60F sur 65 % des tonnes de CPJ 42.5 livrées, facturées et payées ;
- Pour T1 98 : l'aide décrite dans ce courrier est prévue pour l'ensemble des clients de la région corse.
? De plus une aide complémentaire de 30 F pourrait être accordée à Castelli pour T1 1998.
? Toutes ces aides seraient versées sous forme d'avoirs en fin de mois et doivent être poursuivies au mois le mois.
? Certaines conditions suspensives pouvant annuler le versement de ces aides, vous voudrez bien m'informer après établissement des avoirs et obtenir l'accord de la DC avant envoi aux clients concernés". (Soulignement ajouté par le Conseil).
Les remises accordées par Lafarge
40. Il ressort du dossier que Lafarge a accordé aux négociants membres du Syndicat ou du GIE les mêmes remises que celles accordées par Vicat "pour lutter contre les importations en provenance de Sardaigne".
Courrier de Lafarge au président de la société Simat du 29 décembre 1997
"Monsieur,
Nous vous informons qu'à compter du 1er décembre 1997, nous vous accordons une remise exceptionnelle de 20 frs la tonne HT, sur 65 % de vos enlèvements de CPJ CEM II/B 42,5 vrac rendu quai. Cette remise destinée à lutter contre les importations de ciments en provenance de Sardaigne, vous sera allouée par avoir sur facture renouvelable chaque mois" (annexe 6 cote 409).
41. De plus, il ressort des documents comptables saisis chez Lafarge que des remises exceptionnelles ont effectivement été accordées à l'ensemble des négociants corses. Ces remises allaient de 13 à 50 F HT/tonne sur 65 % du vrac rendu à quai en Corse du Sud et étaient de 50 F sur les sacs GIE en Haute-Corse. Ces remises étaient également fondées sur un mécanisme d'avoirs sur facture renouvelable chaque mois rétroactivement (voir annexes 1010 à 1025).
b) Les remises accordées à partir de juillet 1999
42. Parallèlement aux négociations relatives à la signature du protocole entre Lafarge, Vicat et le Syndicat des négociants en matériaux de construction où ceux-ci s'engagaient à acquérir un quota minimum de 130 000 tonnes de ciment Lafarge et Vicat chaque année (voir infra), les producteurs français ont accepté de répondre à la demande des négociants regroupés au sein du Syndicat et du GIE, souhaitant obtenir des garanties supplémentaires en matière de prix, en mettant en place, de manière coordonnée, un système de remise de 50 F/tonne sous forme d'avoir au mois le mois tel que celui déjà créé en décembre 1997.
Rapport de synthèse du 16 avril 1999 saisi chez Vicat (annexe 8 cotes 625-627)
"Corse
Le 8 avril, un nouveau projet de contrat "Producteurs/Négociants" a été élaboré à Ajaccio entre M. H... et M. I....
Le mercredi 14, ce dernier m'informe que le texte a été retenu par le Président, M. D... et M. Antoine F... ainsi que la proposition de reprises de remise sur le Sud et l'octroi d'aide supplémentaire sur le Nord de l'île.
Sitôt que les signatures seront apposées nous irons en Corse pour clore ce dossier".
43. Le 6 mai 1999, Lafarge, Vicat et plusieurs représentants du Syndicat se sont réunis pour signer le protocole d'accord destiné à favoriser l'approvisionnement des négociants corses auprès de Lafarge et Vicat (voir infra). Ils ont également décidé de procéder à la "reprise" de l'aide ponctuelle destinée à lutter contre les ciments d'importation.
Rapport de synthèse du 11 mai 1999 saisi chez Vicat (annexe 8 cotes 628 à 630) :
"Corse
(...) Le principe d'une reprise de RCJ [Remise conjoncturelle] au Sud (Ajaccio et Porto Vecchio) et la mise en place d'une aide ponctuelle sur le Nord (Bastia, Balagne) est évoquée.
Les négociants d'Ajaccio sont d'accord sur le principe. Reste à établir un calendrier précis, aussitôt après la réponse que doit nous transmettre M. I... qui doit rencontrer les négociants de Propriano et Porto Vecchio.
Les contacts ont commencé pour le Nord :
M. B... pour la Balagne
M. J... pour Bastia
M. K... pour Ghisonaccia".
Rapport de synthèse du 11 juin 1999 saisi chez Vicat (annexe 8 cotes 632 à 634) :
"Corse : La reprise de RCJ sur le Sud (Porto Vecchio et Ajaccio) ne pourra être mise en place qu'une fois que les importations (surtout de sacs) sur Bastia auront pu être arrêtées ou fortement ralenties. C'est une proposition commune des négociants au travers de leur syndicat".
44. De plus, il ressort des auditions effectuées en septembre-octobre 1999 que la reprise des remises conjoncturelles auxquelles il est fait référence dans ces rapports de synthèse a effectivement été mise en œuvre à partir du 30 juin 1999 par Lafarge comme par Vicat.
Audition de M. C... du 15 septembre 1999 (annexe 13 cote 1064) : "Nos conditions d'achat à ce jour sont les suivantes :
- Vicat : (...) remise de 50F HT sur 65 % des volumes vrac de 42,5 R
- Lafarge Ciments : (...) remise de 50F HT sur 65 % des volumes vrac de 42,5 R. Les 65 % correspondent aux quantités ensachées par Gedimat Anchetti (...)".
Audition de M. D... (Simat) du 14 septembre 1999 (annexe 15 cote 1091) : "(...) Simat est client de la société Lafarge Ciments pour ses achats de ciments. Nous achetons le ciment 42,5 en vrac, usine de Contes à 407,4 F HT/tonne et nous percevons également sous forme d'avoir, une remise de 50F HT la tonne, sur 65 % du vrac acheté".
Audition de M. F... du 23 septembre 1999 (annexe 22 cote 1154) "Nos conditions d'achat chez Vicat (...) avoir en fin de mois qui se compose d'une remise supplémentaire de 50 F HT sur 65 % du tonnage (...)".
Audition de M. L... (administrateur du GIE GLCHC) du 21 septembre 1999 (annexe 18 cote 1116) : "Nous achetons notre ciment au GIE qui pour notre cas représente l'établissement expéditeur Lafarge. Nous achetons le ciment aux prix suivants (...) A ces prix, il convient d'enlever sur les sacs de ciment 42,5 une remise de 50 F (remise conjoncturelle) la tonne".
Avoir versé par Lafarge Ciments à Brico-Balagne le 7 juillet 1999 (annexe 20 cote 1148) "Remise 50F sur 42,5 - Juillet 1999 Réglé chq 8527941 reçu le 15/09/99 remis en banque le 16/09/99 (notes manuscrites)".
2. LE PROTOCOLE D'ACCORD DU 6 MAI 1999 FAVORISANT L'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF DES NÉGOCIANTS MEMBRES DU SYNDICAT AUPRÈS DE LAFARGE ET VICAT PAR L'INTERMÉDIAIRE DES MOYENS DE TRANSPORT DE LA SOMECA
45. Lafarge et Vicat ("Les expéditeurs") ont conclu un contrat, dénommé "convention maritime", avec la Someca ("Le transporteur") le 6 juillet 1998 ayant pour objet de confier à cette société "l'exclusivité du transport de leur trafic de marchandises" (article 4) "depuis le continent vers la Corse sur la base d'une prévision de marché de 130.000 tonnes annuelles pendant toute la durée du contrat" (article 5). Cette convention a été signée pour une durée minimale de cinq ans à compter du 1er juillet 1998 (article 3). Une nouvelle convention a été renégociée le 27 juin 2003 (annexe 42 des observations de Vicat). Depuis septembre 2004, la Someca utilise le navire Capo-Nero d'une capacité de 2000 tonnes de ciment en vrac répartis en 23 silos (annexe 8 cotes 667-676).
46. Parallèlement à cette négociation, Lafarge et Vicat ont multiplié les réunions et contacts avec les négociants corses afin de les amener à conclure des contrats d'approvisionnement exclusif via la Someca pour atteindre les 130 000 tonnes de trafic prévues, comme le montrent les documents suivants :
Télécopie de M. I... (conseiller du Syndicat au sein du cabinet CS2E) à la société Vicat du 2 juillet 1998
"Voici, sous réserve d'une acceptation définitive du Bureau du syndicat, les points sur lesquels nos adhérents sont prêts à s'engager garantissant par là même l'exclusivité d'approvisionnement auprès des sociétés Vicat et Lafarge. L'ensemble de ces points plus ceux que je n'aborde pas dans ce courrier seront discutés lors de la réunion du 8 juillet 1998 (...). L'ensemble des adhérents du syndicat corse des négociants et distributeurs de matériaux de construction s'engage, individuellement et collectivement, à se fournir exclusivement auprès des sociétés Vicat et Lafarge, ceci afin de garantir le tonnage de 130 000 tonnes annuelles, permettant de maintenir le système de transport en vrac dans des conditions économiques satisfaisantes (...)" (annexe 6 cotes 286-287).
Compte-rendu de la réunion du 8 juillet 1998 (annexe 8 cotes 663-664)
"Réunion du 8 juillet 1998 à AJACCIO - Négociants corses, Lafarge, Vicat, Trojani
Contrat d'approvisionnement
Les deux sociétés ont confirmé que tout était mis en œuvre commercialement pour que tout le ciment (pour la Corse) passe par le port de Nice, afin d'atteindre les 130 000 tonnes (base du contrat). Les chiffres des tonnages livrés en Corse, tenus à ce jour montrent que les 130 000 tonnes devraient [être] dépassées cette année (plus 25 % chez Castelli au 1er juillet 98).
Des projets de contrats d'approvisionnement avec les négociants doivent être préparés. Il faut noter que nous avons signifié aux négociants qu'il n'était pas possible de faire apparaître dans ce contrat de clause économique de prix mais que par contre nous étions ouverts à passer un contrat client fournisseur. Comme par le passé, toute situation commerciale spécifique sera analysée, et les actions menées conjointement.
Un accord est donné par les négociants d'accepter au sein du syndicat, les nouveaux décidés à ne prendre que du ciment venant de métropole à condition que les conditions de prix soient différentes des autres clients (stockistes).
Cette clause de livraison nécessite bien sûr l'exclusivité. Les conditions économiques feront l'objet d'un contrat spécifique fournisseur-client".
47. La signature de ces contrats d'approvisionnement qui paraissait être vivement souhaitée par les négociants a été affectée de nombreux retards à cause des risques de non-conformité de ces contrats aux règles de la concurrence :
Notes manuscrites rédigées le 17 février 1999 par M. Z..., Directeur Régional de Vicat, Paca/Corse (annexe 8 cotes 580 et 581) :
"17/02/99 - Ajaccio - Syndicat négociant, D..., P. C..., B..., F..., I...
Contrat : Tout le monde est irrité par ce nouveau retard. Les juristes auraient pu s'apercevoir que ce projet risquait au vu de la loi de 86.
I... s'est personnellement offusqué car les cabinets d'experts corses sont aussi valables que les parisiens. Une lettre devrait nous imposer une date limite vers le 7 ou le 8 mars pour signature.
Chantage de I... ? si ce contrat n'est pas signé, il divulgue dans la presse les prix différents sur l'île et informe la concurrence
AA et V... ? B... pense que c'est la solution que d'avoir de l'italien et du français.
Adhésion unanime".
48. Il a finalement été décidé d'abandonner la mise en place de contrats individuels d'approvisionnement exclusif, au bénéfice d'un "protocole d'accord" engageant les négociants de manière collective au sein de leur syndicat auprès des producteurs Lafarge et Vicat :
Rapport de synthèse du 16 avril 1999 signé par M. Z..., Directeur Régional de Vicat, Paca/Corse (annexe 8 cotes 625 à 627)
"Corse
Le 8 avril, un nouveau projet de contrat "Producteurs/négociants" a été élaboré à Ajaccio entre M. H... et M. I.... Le mercredi 14, ce dernier m'informe que le texte a été retenu par le Président M. D... et M. Antoine F... ainsi que la proposition de reprise de remise sur le Sud et l'octroi d'aide supplémentaire sur le nord de l'île. Sitôt que les signatures des producteurs seront apposées, nous irons en Corse pour clore ce dossier".
49. La "reprise" des remises (voir supra) constitue la contrepartie demandée par les négociants à leur engagement collectif d'approvisionnement exclusif en ciment Lafarge et Vicat via les moyens de la Someca afin de rentabiliser leurs futurs investissements dans des infrastructures de stockage NF dédiées au ciment de marque Lafarge et Vicat conformément au contrat envisagé, alors que le ciment étranger est moins cher.
Courrier du 30 avril 1999 signé Antoine F... et adressé à M. D... (annexe 6 cotes 381-382) :
"Monsieur le président
Je suis informé par la société Vicat qu'ils seront avec la société Lafarge le jeudi 6 mai pour signer le contrat "désiré" (...)
Nul ne peut nier que notre syndicat a toujours manifesté inlassablement mais en vain, sa volonté de trouver une solution pérenne pour la distribution des ciments en provenance de la France continentale, excluant tout approvisionnement étranger ... Il a multiplié ses démarches en vue d'augmenter les capacité de stockage de tous les distributeurs pour répondre aux exigences de la nouvelle desserte, conformément au souhait exprimé par l'armateur et les cimentiers lors de nos réunions à Paris ...
Nos adhérents ont agi, jusqu'ici, dans la plus grande clarté (...) Ils ont aujourd'hui le droit de savoir, de connaître les intentions véritables de ceux qui pourtant les ont assurés d'un soutien total au regard d'une concurrence extérieure qu'ils prétendaient dominer.
Qu'en est-il exactement ?
Le ciment italien perturbe encore le marché et l'attentisme des cimentiers infirme leur volonté d'apporter les garanties suffisantes pour réaliser les investissements nécessaires et tant souhaités. Bien que dépités, les distributeurs, leurs clients de toujours, osent espérer un regain de compréhension et de considérations propres à rétablir une situation restrictive devenue malthusienne".
50. Le protocole d'accord a été signé le 6 mai 1999 lors d'une réunion organisée par le président du syndicat à l'hôtel Camp dell'Oro, comme l'indiquent les pièces ci-après :
Télécopie du 4 mai 1999 saisie chez Simat (annexe 6 cotes 378 à 380)
"A l'attention de Mme M... - Pour le syndicat corse des négociants en matériaux
Confirmation de réservation pour une salle le jeudi 6/5/99 à 10H30 (...) 7 à 8 personnes".
Note manuscrite au dos de la télécopie :
"N... (Directeur commercial Lafarge ciments France)
O... (Directeur commercial Vicat France)
P... (Directeur régional Lafarge ciments, agence de Marseille)
Z... (Directeur régional Vicat, agence de Nice)
D... (Président du syndicat corse des négociants en matériaux)
C... (Vice président trésorier du syndicat corse des négociants en matériaux)
I..." (Responsable du cabinet CS2E, conseiller du syndicat)". 20
51. Le même jour, les signataires de l'accord ont convenu de signer une convention (annexe 6 cotes 385 à 387) prévoyant la mise sous séquestre des trois originaux de l'accord auprès d'un cabinet d'avocats parisien, la SCP Huglo Lepage et associés, 75008 Paris.
52. Ce protocole d'accord, signé par M. G. D... (Syndicat des négociants), J. Martin N... (Lafarge) et J-M O... (Vicat), dispose notamment :
"La convention sur le transport a été supprimée... (...). Cet événement, ainsi que la nécessité de transporter le ciment normalisé dans le respect des contraintes imposées par l'AFNOR, a conduit les producteurs à rationaliser les rotations du bateau vraquier faisant la navette entre la Corse et Nice et donc à prévoir avec les négociants l'augmentation des capacités de stockage en Corse.
Ces nouvelles conditions d'approvisionnement ne sont économiquement réalisables qu'avec un fret annuel minimum fixé à 130 000 tonnes et une rotation à pleine capacité du bateau. C'est pourquoi, les producteurs ont pris un engagement de longue durée avec la société de transport, engagement qui serait caduc dans l'hypothèse où les tonnages réalisés par Lafarge ciments et Vicat baisseraient dans une proportion supérieure à 30 %....
Le syndicat Corse prend acte de l'objectif global minimum annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance du port de Nice, par l'utilisation des moyens logistiques exclusifs de la Someca sauf en cas de force majeure ou de mouvements sociaux. Il s'engage à favoriser - dans le respect et les limites des contraintes réglementaires - l'acquisition et les moyens de stockage par ses membres. En cas de substitution de SOMECA, les tonnages transportés seront intégrés dans les objectifs fixés.
Si le tonnage de 130 000 tonnes n'a pas été atteint, les producteurs doivent verser au transporteur une indemnité par tonne manquante...
C'est pourquoi, les producteurs demandent au syndicat d'apporter son aide au bon fonctionnement du cadencement et de rechercher l'amélioration des capacités de stockage sur l'île.
Les ventes de ciment se feront aux conditions générales de vente habituelles des producteurs, chacun avec ses propres clients. Les adhérents bénéficieront du meilleur prix du barème pratiqué par le producteur concerné à l'égard de ses propres clients pour une qualité et des quantités équivalentes de ciments compte tenu des conditions économiques locales du marché et de la zone économique concernée.
Les producteurs s'engagent à favoriser les solutions de transport vers la Corse garantissant le respect de la norme (navire vraquier contrôlé, silos agréés comme antennes de distribution, ensachage sur les lieux de vente, etc ...) et permettant d'optimiser le coût économique de la fourniture des ciments sur l'île.
Ils s'engagent d'autre part, à déclarer auprès du Syndicat des négociants, les tonnages de ciments en sacs ou vrac/roll, enlevés dans leurs sites industriels à destination de la région Corse, afin de permettre la comptabilisation de ces tonnages dans les 130 000 tonnes prévues. (c'est le Conseil qui souligne)
Les producteurs ont signé avec chaque négociant "stockiste-ensacheur" disposant de capacité de stockage sur pied (minimum 500 t) adapté à la norme ciments et optimisant le transport par bateau vraquier, un contrat de dépôt. La rémunération de ce dépôt est convenue au cas par cas en fonction des services rendus par le négociant et de sa capacité de stockage.
Les producteurs informeront leurs éventuels nouveaux clients ne disposant pas d'installations de stockage et d'ensachage conforme aux normes AFNOR, que la commercialisation de leur produit se fera notamment par l'intermédiaire : de négociants stockistes ensacheurs (dépôt et conditionnement aux normes AFNOR), du GIE (Groupement Logistique Ciment de Haute-Corse).
Le GIE ou les négociants agréés dépôt assureront la prestation de stockage et de mise en sac, s'il y a lieu, et la facturation des produits écoulés.
Le présent protocole sera valable 4 ans, date à laquelle il pourra, soit être reconduit par tacite reconduction, soit faire l'objet d'une renégociation".
Fait à Ajaccio le 6 mai 1999" (annexe 33 cotes 1398-1400).
3. LA CONVENTION DE SUBDÉLÉGATION DU 8 NOVEMBRE 1994 FAVORISANT L'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF DES NÉGOCIANTS MEMBRES DU GIE AUPRÈS DE LAFARGE ET VICAT SUR LE PORT DE BASTIA
53. Le GIE est chargé de gérer les infrastructures de stockage et d'ensachage du port de Bastia pour le compte de Lafarge et Vicat, en vertu d'une convention de subdélégation de l'exploitation de ces infrastructures, conclue le 8 novembre 1994. Celle-ci stipule notamment :
"Il est préalablement exposé ce qui suit :
Par arrêté en date du 30 juillet 1969, l'État a octroyé à la chambre de commerce et d'industrie de Bastia et de la Haute-Corse (CCI) une concession d'outillage public sur le port de Bastia. Cette concession d'outillage public porte sur l'exploitation d'un outillage comprenant notamment des installations de stockage et d'ensachage du ciment.
La Corse ne bénéficiant pas d'installation de production de ciment pour la région de Bastia, celui-ci sera vendu par Ciments Lafarge et Vicat à partir d'une antenne de distribution gérée par le GIE Logistique Ciments de Haute-Corse (...).
A la suite d'une restructuration de la zone portuaire de Bastia, la CCI s'est trouvée dans l'obligation de déménager les installations de stockage et d'ensachage de ciment et de les regrouper avec d'autres installations, sur un terre plein remblayé.
Elle a demandé aux producteurs de contribuer au financement.
Ciments Lafarge et Vicat ont accepté de financer (15 millions de francs sur 30 ans soit des annuités de 1208796 F/an à la charge du GIE) une partie importante du coût de l'opération de déménagement afin de permettre aux membres du GIE de bénéficier d'un approvisionnement régulier en ciment à partir d'un terminal répondant aux normes AFNOR.
En contrepartie de ce financement, la CCI a accepté de consentir à Ciments Lafarge et à Vicat une exclusivité d'exploitation des installations de stockage et d'ensachage de ciment de 1994 au 31 juillet 1999, avec une clause de renouvellement de 25 ans dans le cas ou la concession d'outillage public accordée par l'État à la CCI serait renouvelée, avec l'autorisation de subdéléguer cette exploitation au GIE.
Ceci exposé, il est convenu ce qui suit
Article 1 : objet
Ciments Lafarge et Vicat acceptent de subdéléguer au GIE intuitu personae l'exploitation exclusive des installations de ciment du port de Bastia (...).
En contrepartie de l'octroi de l'exploitation exclusive des installations de ciments, le GIE s'engage en qualité de porte-fort, à ce que ses membres s'approvisionnent exclusivement auprès de Ciments Lafarge et Vicat, pour les gammes des catégories de produits transitant ou ayant transité par les installations faisant l'objet du présent contrat. (c'est le Conseil qui souligne)
Cette promesse de porte-fort sera ratifiée par chaque membre du groupement.
Cet engagement d'approvisionnement exclusif constitue une condition essentielle sans laquelle Ciments Lafarge et Vicat n'accepteraient pas d'octroyer l'exclusivité d'exploitation des installations (...)
Article 8 : DUREE
La présente convention aura une durée de 30 ans et s'achève le 30 août 2024".
54. Selon M. Q... (Sarl Brico Balagne, Ile Rousse), cette convention de subdélégation emporterait l'obligation pour les négociants de Haute-Corse membre du GIE de renoncer à leurs propres unités de stockage et d'ensachage de ciment pour s'approvisionner exclusivement sur le port de Bastia. M. Q... a donc refusé de ratifier la convention de subdélégation. Or, il ressort des courriers échangés entre le GIE et Brico-Balagne que le 3 juillet 1995, cette société n'a pas pu faire charger un camion en ciment Lafarge sortie silo ni faire encaisser un chèque au GIE au motif qu'il avait refusé de ratifier la convention de subdélégation. Le GIE lui a en effet indiqué que "L'article 1 de la convention passée avec les cimentiers impose aux adhérents certaines contraintes dont vous avez voulu, dites-vous, vérifier la légalité. Nous ne pouvons accepter de chèque de la part d'un adhérent qui n'a pas encore décidé d'accepter les engagements pris par le GIE. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé aux cimentiers une dérogation exceptionnelle pour vous assurer un approvisionnement (...) Compte tenu de votre attitude vis-à-vis du conseil d'administration, nous serions désireux de vous entendre à ce sujet (...) afin de porter à la connaissance de tous les membres le différend qui vous semble exister entre votre entreprise et notre association. Si le conseil en ressent le besoin il convoquera comme les statuts l'y autorisent une assemblée générale extraordinaire pour statuer sur votre cas" (annexe B5, audition de Brico-Balagne, pages 106-107).
55. Devant le refus persistant de Brico-Balagne de signer la convention, le GIE l'a menacé d'exclusion par lettre du 13 juillet 1995 : "Nous n'avons pas à préjuger des raisons qui vous poussent à refuser ce que la majorité des membres a accepté depuis longtemps mais la mise en service de la nouvelle installation nous oblige aujourd'hui à vous demander votre position définitive sur votre adhésion au GIE. En effet, l'alinéa 1 de l'article 9 stipule que le non respect d'une quelconque des clauses de la convention peut amener à la résiliation de la dite convention. En refusant de ratifier ce document comme le demandent les cimentiers, vous nous mettez dans le cas de non application de l'article 1 du règlement dans lequel un membre du GIE ne remplirait pas ses obligations. Vous comprendrez aisément que votre qualité de membre de notre groupement pourrait à partir de ce moment là être remise en cause (...)" (idem, page 109).
56. Informé de cette situation, le fournisseur de Brico-Balagne, Lafarge a simplement répondu par courrier du 31 juillet 1995 : "Nous attendons en ce qui nous concerne votre décision pour statuer définitivement sur vos approvisionnements" (idem, page 110).
57. Par courrier du 14 août 1995, Brico-Balagne a interrogé le GIE sur les raisons pour lesquelles sa position mettait en péril l'existence du GIE et sa qualité de membre. Ce dernier a répondu par lettre du 28 août 1995 (idem, pages 114 à 116) : "Votre refus de la ratifier [la convention nous liant aux cimentiers], en tant que membre du GIE, s'assimile au non respect de l'article 1 [des statuts du GIE]. Il vous appartient de juger par vous-même de vos propres intérêts dans cette affaire. Pour ce qui nous concerne, il ne reste que deux alternatives :
soit vous ratifiez comme les autres membres la convention que nous avons acceptée ;
soit vous persistez dans votre refus et dans ce cas il ne nous semble pas opportun de vous conserver parmi les membres de notre association.
Vous voudrez bien considérer que cette lettre représente un avertissement à devoir remplir vos obligations envers le GIE et ce conformément à l'article 9 de nos statuts. Faute d'une réponse sous huitaine, nous prendrons les dispositions que nous jugerons nécessaires".
58. Le GIE a donc menacé Brico-Balagne de l'exclure du groupement s'il n'acceptait pas l'engagement exclusif prévu par l'article 1 de la convention. Finalement, après avoir rencontré Lafarge et obtenu des garanties sur les prix de ce dernier, Brico-Balagne a signé la convention du 8 novembre 1994. M. Q... a précisé lors de son audition (annexe 20 cotes 1138 à 1143): "Avant d'adhérer au GIE, (1994) je possédais un silo de stockage et une unité d'ensachage pour ensacher du 42.5 de marque Lafarge. Devant les menaces réitérées du GIE, j'ai signé la convention GIE/Lafarge Vicat. Mon unité d'ensachage devenait obsolète et faisait double emploi, j'ai vendu mon matériel d'ensachage à M. R... . Par la suite, j'ai constaté que Balagne matériaux ensachait à Calvi, alors que selon le règlement du GIE, auquel j'avais adhéré, j'avais l'obligation de m'approvisionner exclusivement sur le Port de Bastia. Je vous précise que le prix du transport du ciment Bastia Ile Rousse me revient à 93,80 F la tonne de vrac...".
59. Cette obligation d'approvisionnement exclusif sur le port de Bastia via les infrastructures du GIE est également confirmée par le fait que le GIE n'a pas hésité à menacer la société ETM d'exclusion du GIE lorsqu'elle a décidé de cesser provisoirement ses approvisionnements en ciment sur le port de Bastia au profit d'un approvisionnement sur le port de Porto-Vecchio en ciment de marque Lafarge et en ciment étranger de marque Sacci : "suite à l'arrêt de ses approvisionnements au GIE, l'assemblée à l'unanimité décide d'avertir les Ets ETM des sanctions qu'il encourt : l'exclusion du GIE" (annexe B5, pages 133-134).
4. LES PRIX PRATIQUÉS PAR LAFARGE CIMENTS ET VICAT AUPRÈS DES NÉGOCIANTS MEMBRES DU GIE ENTRE 1997 ET 1999
60. Il ressort de l'enquête que les prix pratiqués par Lafarge et Vicat auprès de tous les membres du GIE sont parfaitement alignés et plus élevés que ceux pratiqués sur les autres ports corses alors même que le prix du transport du ciment en vrac est identique quelle que soit la zone desservie.
a) Le relevé des prix pratiqués par Lafarge et Vicat auprès des négociants corses entre 1997 et 1999
61. Sont pris en compte les prix franco destination du ciment de type CPJ CEM II 42,5 qui constitue 84 % des ciments vendus en Corse. Ces prix sont constitués par le prix départ usine (La Malle, Contes-Les-Pins pour Lafarge, et La Grave de Peille pour Vicat), majoré des frais de transport, et minoré de toutes les remises figurant sur les factures, hors assurance (0,5 F).
62. A ces remises, il faut ajouter les remises de 20 à 50 F par tonne sur 65 % des volumes vrac ensachés par les négociants membres du syndicat et du GIE, accordées sous forme d'avoirs (avoirs ensachage) entre janvier et mai 1998 et à partir de juin 1999, pour lutter contre les importations de ciment grec et italien. N'étant pas membre du syndicat ni du GIE, les entreprises Padrona et Ceccaldi, installées à Ajaccio, n'ont bénéficié que d'une remise accordée sous forme d'avoir de 13 F par tonne sur 65 % des volumes en vrac ensachés de janvier à mai 1998.
<emplacement tableau>
b) La structure des prix pratiqués par Lafarge et Vicat en Corse
63. La structure des prix décrite ci-après constitue la retranscription exacte des factures de ciments communiquées par les cimentiers pour l'année 1999. Cette structure de prix est identique pour les années 1997 et 1998.
<emplacement tableau>
c) Comparaison des prix pratiqués par Lafarge et Vicat entre 1997 et 1999
Les prix pratiqués par Lafarge et Vicat auprès de tous les membres du GIE sont identiques
64. Au 1/4/1997 : Lafarge et Vicat proposent de nouveaux tarifs à tous les négociants corses (Annexe 4 cote 216, annexe 8 cotes 700-701).
65. En Haute-Corse, Lafarge s'aligne sur le prix le plus haut pratiqué par Vicat pour la vente d'une tonne de ciment en vrac CPJ CEM II 42,5 en Haute-Corse auprès des entreprises Nord-Sud, Avenir Agricole et Meoni : 530 FF (Vicat) et 530,15 FF (Lafarge). Vicat maintient des prix plus bas (510 FF) pour la vente d'une tonne de ciment en vrac CPJ CEM II 42,5 en Haute-Corse auprès des entreprises Borgo, Balagne Matériaux et Bronzini Matériaux.
66. Du 31/12/1997 au 1/5/1988 : mise en place des remises exceptionnelles de 50 F par sac pour lutter contre les importations :
530 FF (Vicat) et 530,15 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en vrac CPJ CEM II 42,5 en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE ;
469 FF (Vicat) et 468,85 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en sacs en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE.
67. Du 1/5/1998 au 1/6/1999 :
544 FF (Vicat) et 544,15 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en vrac CPJ CEM II 42,5 en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE ;
533 FF (Vicat) et 532,85 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en sacs en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE.
68. A partir du 30/6/1999 : mise en place des remises exceptionnelles de 50 F par sac pour lutter contre les importations :
544 FF (Vicat) et 544,15 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en vrac CPJ CEM II 42,5 en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE ;
483 FF (Vicat) et 482,85 FF (Lafarge) pour la vente d'une tonne de ciment en sacs en Haute-Corse auprès de tous les membres du GIE.
Les prix pratiqués par Lafarge et Vicat auprès des membres du GIE sont très supérieurs aux prix pratiqués par les cimentiers sur les autres zones d'approvisionnement en Corse
69. Entre le 1/4/1997 et le 1/12/1997 :
524,06 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac en Haute-Corse (GIE) contre 403,02 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement en Corse. Il en résulte que les négociants de Haute-Corse supportent un prix d'achat du ciment en vrac en Haute-Corse supérieur de 30 % au prix moyen du ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement de la Corse.
498,57 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs en Haute-Corse contre 357,31 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en Corse soit un prix d'achat du ciment en sacs en Haute-Corse supérieur de 39 % au prix moyen du ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en ciment en Corse.
70. Entre le 31/12/1997 et le 1/5/1998 :
530,07 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac en Haute-Corse (GIE) / 395,25 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement en Corse. Il en résulte que les négociants de Haute-Corse supportent un prix d'achat du ciment en vrac en Haute-Corse supérieur de 34,11 % au prix moyen du ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement de la Corse.
468,92 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs en Haute-Corse contre 371,45 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en Corse soit un prix d'achat du ciment en sacs en Haute-Corse supérieur de 26,24 % au prix moyen du ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en ciment en Corse.
71. Du 1/6/1998 au 1/6/1999 :
544,07 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac en Haute-Corse (GIE) contre 424,4 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement en Corse. Il en résulte que les négociants de Haute-Corse supportent un prix d'achat du ciment en vrac en Haute-Corse supérieur de 28,2 % au prix moyen du ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement de la Corse.
532,92 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs en Haute-Corse contre 424,4 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en Corse soit un prix d'achat du ciment en sacs en Haute-Corse supérieur de 25,57 % au prix moyen du ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en ciment en Corse.
72. A partir du 30 juin 1999 :
544,07 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac en Haute-Corse (GIE) contre 424,4 FF en moyenne la tonne de ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement en Corse. Il en résulte que les négociants de Haute-Corse supportent un prix d'achat du ciment en vrac en Haute-Corse supérieur de 28,2 % au prix moyen du ciment en vrac sur les autres zones d'approvisionnement de la Corse.
483,92 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs en Haute-Corse contre 396,93 FF en moyenne la tonne de ciment en sacs sur les autres zones d'approvisionnement en Corse soit un prix d'achat du ciment en sacs en Haute-Corse supérieur de 21,9 % au prix moyen du ciment en sacs rendu sur les autres zones d'approvisionnement en ciment en Corse.
Sur le ciment en vrac, les prix pratiqués en Haute-Corse sont donc, sur toute la période étudiée, supérieurs d'environ 30 % aux prix pratiqués en Corse du Sud.
d) Écarts de prix de vente entre ciment importé et ciment Lafarge et Vicat, et entre le nord et le Sud de la Corse
73. Les éléments recueillis pendant l'enquête ne permettent pas de dresser un tableau exhaustif des prix auxquels certains négociants corses achètent le ciment importé. Toutefois, certaines déclarations ponctuelles font état de différences de prix importantes entre le ciment importé et le ciment français.
74. C'est ainsi que M. S... (Ets Pieretti, Propriano) fait état le 14 octobre 1999 d'une différence de prix de 25 % entre la tonne de ciment italienne 32,5 en sacs rendue Propriano et l'équivalent de Lafarge (512 - 383 F la tonne) (annexes 1186 à 1189).
75. Cet écart est confirmé par les notes manuscrites de M. J.C. Z... (annexes 726 et 727), de la société Vicat, agence de Nice. Elles révèlent que les entreprises de chantier qui importent directement du ciment étranger, sans passer par les négociants, "travaillent avec du ciment d'import à des prix moyens de 25 % inférieurs à ceux proposés par nos négociants (...)" (voir paragraphe 34).
76. Ces écarts de prix sont confirmés par Lafarge. Dans son mémoire en réponse au rapport (page 14) Lafarge écrit : "pour des achats réalisés à Calvi, la société Brico Balagne déclare que l'écart de prix rendu est de 13,37 euro en faveur du ciment italien. 31
77. Par ailleurs, il existe de fortes différences entre les prix du ciment vendu aux utilisateurs finals en Haute-Corse et en Corse du Sud. Le tableau ci-dessous retrace ces différences. Calculées sur les prix finals, ces différences ne mesurent exactement l'écart des prix de gros que si les marges des négociants sont uniformes. On peut donc les considérer comme fournissant un ordre de grandeur raisonnable de l'écart des prix de gros.
<emplacement tableau>
78. On constate notamment que sur les zones de Corse du Sud (Propriano, Porto-Vecchio, Ajaccio), les prix de vente sont bas (- 23 % sur les sacs et - 30 % sur le vrac) par rapport aux prix pratiqués en Haute-Corse.
79. Enfin, dans son mémoire en réponse au rapport (page 14), Lafarge fournit une note établie par son directeur commercial, qui comprend un tableau de ses prix moyens pour le ciment 42,5 F en vrac, pour les années 2000 à 2005. En 2000, année la plus proche de la période des faits, le ciment est plus cher à Bastia de 21,6 % que dans le reste de la Corse.
5. LES TARIFS DIFFÉRENCIÉS PRATIQUÉS PAR LAFARGE POUR FAVORISER LE TRANSPORT DE CIMENT VIA LA SOMECA AU DETRIMENT DU TRANSPORT ROULIER
80. Par courrier du 12 juin 1998 (annexe 2 cote 72), M. François R..., a écrit, au nom du collectif de défense de la profession des négociants en matériaux de construction et des entreprises de fabrication de matériaux à base de ciment de la Corse du Sud (Ets Gorgeri, SBA, Seca Ajaccio Béton, Ets Padrona, Ets Ceccaldi, SGA, SNSTPB), le courrier suivant au préfet de Région :
"Comme vous le savez, (...) l'approvisionnement de la Corse en ciment se fait au travers de navires de transport en vrac qui desservent les différents ports de l'île. Ce mode d'approvisionnement a fait l'objet d'une subvention publique au titre de la continuité territoriale pour un montant d'environ 15 millions durant de nombreuses années.
Au-delà de cet important coût financier, il convient de souligner que le système est largement décrié par nombre de professionnels du secteur du ciment de Corse du Sud dont nous sommes. Nous avons à ce titre, maintes fois suggéré l'utilisation du roll (transport par remorques pour abaisser les coûts, améliorer la flexibilité et parfaire la lisibilité concurrentielle de ce marché).
La mise en place d'un tel système a été notamment rendue impossible par l'instauration de véritables barrières tarifaires de la part des grands cimentiers (Ets Lafarge notamment). L'utilité de l'approvisionnement direct de la Corse en "roll" par remorques de 30 tonnes est tellement patente comme il sera démontré ci-après, que notre collectif de défense s'interroge sur la nature des intérêts que certains entendent préserver pour maintenir un système aussi désuet qu'onéreux et peu flexible ...".
81. Entendu le 28 juillet 1998 par les services d'enquête, M. François R... a déclaré (annexe 1 cotes 1 à 8) :
"(...) Lors de la rotation d'emplissage des silos [sur le bateau de la Someca], seul un reliquat (en général fortement inférieur à la commande type de ces négociants) est disponible, "sous livraison" de règle. L'addition des commandes des petits négociants ne justifie pas économiquement l'ancienne desserte de type hebdomadaire sur tous les ports (pas assez de volume, trop de kilomètres). Donc, il devient impossible de recourir à Someca Pittaluga pour les négociants sans stockage significatif, en dehors des reliquats incertains et trop faibles disponibles après chaque rotation (1 à 2 par mois) lors de l'approvisionnement des silos (totalisant sur Ajaccio 1930 tonnes = 780 + 350 + 800). 33
En réaction à cette impasse et confiant dans la viabilité économique de mon option de base - pas de stocks, et distribution à flux tendus - j'ai voulu mettre en place mon propre transport : au lieu d'aller prendre le ciment au cargo rendu Ajaccio, (pour livrer ensuite ma clientèle sans délai ni manutention intermédiaire), je vais le prendre à Marseille ou Nice à la sortie des usines Lafarge à La Malle ou Contes (essentiellement Marseille la Malle en raison d'une desserte maritime permanente). Cette solution ne soulève aucun problème technique et elle donne au contraire souplesse et rapidité de service ; de plus mes calculs de rentabilité démontrent sa profitabilité et sa compétitivité par rapport à l'alternative "stockage insulaire", sur la base fondamentale et rationnelle que le prix d'accès au ciment sortie usine tiendra compte de l'absence de transport (usine vers navire + trajet mer). Malheureusement, Ciments Lafarge avec une politique tarifaire dont les motifs m'échappent, s'obstine à me facturer le ciment sortie usine Marseille ou Nice au même prix que s'il était rendu Ajaccio par Someca Pittaluga. Il a été impossible de parler de ce problème avec Ciments Lafarge dont les responsables sont systématiquement injoignables pour les Ets Padrona.
Alors que les Ets Lafarge évaluent à 113 F la tonne le prix du transport de la tonne de ciment (sachant que selon la qualité le prix du ciment oscille entre 460 F et 660 F (prix rendu en Corse), il est clair que l'enjeu est vital pour mon entreprise ainsi que pour les petits négociants dans la même situation, sans parler des utilisateurs (fabricants d'agglo et de béton) qui ne pourraient plus faire jouer la concurrence dans un marché verrouillé par un groupe restreint d'entreprises disposant des prix de revente à son gré (à la hausse) pour amortir les coûts d'un stockage dispendieux et inadapté".
82. Il ressort en effet des factures émises par Lafarge que le tarif "départ établissement" du ciment CPJ 42,5 a toujours été supérieur au "tarif rendu en Corse" incluant systématiquement la prestation de transport de la Someca, entre 1997 et 1999 (tableau 6).
83. S'agissant du cas relevé par M. R..., les pièces du dossier permettent de constater que le ciment CPJ-CEM II/B 42,5 en vrac lui a été facturé 462 F HT la tonne rendue à Ajaccio par le biais de la Someca par Lafarge Ciments, alors que le même ciment était vendu 480 F HT la tonne sortie usine de Contes (annexe 1 cotes 11-12).
84. A ce prix de 480 F HT, il convenait de rajouter l'acheminement de la remorque, depuis l'usine Lafarge de Contes jusqu'à Sagone, via le port d'Ajaccio, soit, selon les factures communiquées par l'intéressé (Annexe 1 cotes 68-70): Transport routier Marseille - Lafarge Contes - Marseille : 2430 F HT + Fret maritime : Ajaccio - Marseille : 1440,60 F exonéré de TVA et Marseille - Ajaccio : 2359,70 F exonéré de TVA. Les frais de transport se sont donc élevés à 6230,30 F pour 24.350 tonnes soit 255,85 F /tonne. Par conséquent, la tonne de ciment achetée directement par M. R... à l'usine Lafarge à Contes (06) revenait à 735,85 F rendue Ajaccio (480 F HT + 255,85 F de transport) contre 462 F HT rendue Ajaccio par la Someca.
85. Entendu le 9 septembre 1999, M. P..., directeur d'agence de Lafarge, agence commerciale de Marseille a déclaré (annexe 11 cotes 976-977) : "Concernant le prix facturé à M. R..., à savoir 480 F la tonne de CPJ 42,5 départ Contes, je vous précise qu'il s'agit d'un cas isolé qui n'a pas donné lieu à d'autre livraison de ce type. Ce prix de 480 F départ usine est un prix sur " devis " qui n'a pas donné lieu à d'autres facturations. M. R... nous avait indiqué qu'il avait acheté une remorque dans la région de Nice et qu'il souhaitait charger du ciment pour ne pas faire transiter cette remorque (banane) à vide à destination d'Ajaccio". Toutefois, selon les factures du transport terrestre et maritime, la rotation a été effectuée par la société Padrona avec une remorque immatriculée en Corse du Sud, partie d'Ajaccio (annexe 1 cotes 68-70).
6. LES INFORMATIONS DÉTENUES PAR LES PRINCIPAUX NÉGOCIANTS DE CIMENT DANS LA ZONE D'AJACCIO
a) Les informations sur les quantités de ciments commandées auprès des cimentiers français et transportées sur les bateaux de la Someca
86. Il ressort de l'audition des Ets Padrona que la desserte maritime en ciment en vrac à Ajaccio via les navires de la Someca est devenue très difficile pour les négociants non stockistes étant donné la saturation des capacités des navires par les principaux négociants stockistes présents sur le marché du ciment à Ajaccio à partir de 1997.
Audition de M. François R... du 28 juillet 1998 (annexe 1 cotes 1-5)
"Après avoir repris l'exploitation familiale de négoce en matériaux en 1990, je suis passé d'une vente annuelle de 600 tonnes de ciment à environ 7000 tonnes en 1995-96. Cette progression s'est écroulée depuis décembre 1996 car je tourne désormais sur une base de 2500 à 3000 T/an dans des conditions tarifaires que j'estime anormales, en tous cas discriminatoires et pénalisantes par rapport à celles rencontrées par mes principaux concurrents insulaires. Je ne peux plus accéder à la matière première ciment - produite et distribuée par Ciment Lafarge - dans les volumes correspondant à la demande de ma clientèle et avec une périodicité adéquate à mon organisation, sauf à accepter de travailler à perte, compte tenu des prix de vente désormais pratiqués par Ciments Lafarge dans le cadre de la solution de remplacement que j'ai tenté de mettre en place pour pallier les difficultés auxquelles je me heurte depuis 1997.
L'évolution a été la suivante :
Avant décembre 1996 : Deux navires spécialisés dans le transport du ciment en vrac appartenant à Someca et affrétés par Pittaluga touchent les ports sur une base hebdomadaire et livrent sans problèmes à tous les négociants (en quantité et fréquence)....... Les ciments Lafarge assumant le rôle de chargeur, payant le transport et facturant aux clients insulaires un prix de ciment à la tonne transport compris rendu Ajaccio ou tout autre port corse.
A compter de décembre 1996, transport et facturation continuent de s'effectuer sur les mêmes bases (Someca Pittaluga Ciments Lafarge) mais les principaux négociants de la place - ceux d'entre eux disposant de capacité de stockage - commandent en même temps des quantités correspondant à l'utilisation quasi maximale de leurs silos. Or le total d'une telle commande correspond à deux cargos pleins et fait tomber la cadence de desserte à une ou deux rotations mensuelles. En d'autres termes, le remplissage concomitant des capacités de stockage des entreprises dotées de silos épuise les capacités de transport des navires avec des conséquences très gênantes pour les autres négociants. Lors de la rotation d'emplissage des silos, seul un reliquat (en général fortement inférieur à la commande type de ces négociants) est disponible, "sous livraison" de règle. L'addition des commandes des petits négociants ne justifie pas économiquement l'ancienne desserte de type hebdomadaire sur tous les ports (pas assez de volume, trop de kilomètres). Donc, il devient impossible de recourir à Someca Pittaluga pour les négociants sans stockage significatif, en dehors des reliquats incertains et trop faibles disponibles après chaque rotation (1 à 2 par mois) lors de l'approvisionnement des silos (totalisant sur Ajaccio 1930 tonnes = 780 + 350 + 800) (...)".
87. Cette situation s'est poursuivie avec la chute du nombre de rotations des navires par port. Selon les données de l'observatoire régional des transports en Corse, le taux moyen transporté en vrac à destination d'Ajaccio est passé de 1996 à 1997 de 629 tonnes en moyenne par bateau à 849 tonnes et le nombre de "touchées" (déchargement sur le port) a baissé de 43 à 38.
88. Or, les pièces saisies dans les entreprises Anchetti, Simat et Castellani démontrent des échanges d'informations fréquents sur les quantités transportées via les navires de la Someca.
Télécopie adressée par Simat aux ETS Castellani le 26 septembre 1998
"A l'attention de M. Félix T...
Ajaccio le 26/09/98
Comme suite à notre entretien veuillez trouver ci-joint "l'éclaté" des tonnages en provenance de NICE 31/08/98 et 30/9/97. En ce qui nous concerne la modification de volume, correspond à une ?? de notre tonnage sac :
disparition du ciment Sarde sur Corte
tonnage sac de Ceccaldi
les 5,05 % Ceccaldi sont exclusivement du vrac, il triple son tonnage dans ce domaine (Ajaccio béton, Seca)" (annexe 6 cote 449).
89. A ce courrier étaient joints deux tableaux adressés par Anchetti à Simat montrant que Simat, Anchetti et Castellani tenaient à jour des statistiques sur les parts de marché des cinq négociants ajacciens, et procédaient à des rétrocessions de tonnage de ciment.
Télécopie adressée par Anchetti à Simat le 21 septembre 1998 (annexe 6 cote 450)
"Tonnage en provenance de Nice au 31/08/98
<emplacement tableau>
- Tonnage en provenance de Nice au 31/09/97 (annexe 6 cote 451)
ANCHETTI
9497,60 - 175,10 = 9321,90
Soit 37,4 %
SIMAT
5730,10 + 175,70 = 5905,80
Soit 23,20 %
CASTELLANI
5915,09
Soit 23,20 %
PADRONA
3174,95
Soit 12,40 %
CECCALDI
1005,80
Soit 3,80 %
25323,54
90. M. D..., membre du directoire de Simat, a apporté les explications suivantes le 14 septembre 1999 (cote 1092) : "Les tonnages mentionnés en moins chez Anchetti (-510,04 en 98 et -175,10 en 97) et en plus chez Simat correspondent à des rétrocessions par un autre stockiste, en l'occurrence Anchetti, pour faire face à des ruptures de notre stock qui sont intervenues durant la mise en place de la nouvelle desserte maritime. Ces tonnages nous ont été directement facturés par Lafarge".
91. Enfin, plusieurs feuilles A4 à l'en-tête de la société Gedimat Anchetti indiquent que le responsable de la société Anchetti connaissait, à l'avance, la composition exacte des chargements des navires de la Someca débarqués à Ajaccio, par produits, par cimentiers, et par clients entre avril 1997 et janvier 1999 (annexe 5 cotes 223 à 228).
"Commande ciment /Capo Rosso du 11/04/97
Anchetti 180 T 42,5 Lafarge
120 T HPR Lafarge
110 T 42,5 Vicat
Simat 150 T 42,5 Lafarge
Castellani 180 T 42,5 VICAT
Padrona 100 T 42,5 Lafarge
Ceccaldi 35 T 42,5 Lafarge" (...)".
b) Les informations sur les conditions d'achat auprès des cimentiers français
92. Les pièces du dossier démontrent des échanges d'informations ponctuels sur les conditions d'achats obtenues par Anchetti, Simat et Castellani auprès de leurs fournisseurs respectifs (Lafarge ou Vicat) et l'utilisation de ces informations pour obtenir, ensemble et individuellement, des conditions commerciales plus avantageuses que leurs concurrents Padrona et Ceccaldi auprès de leur fournisseur.
93. Dans une note manuscrite, la société Simat a résumé sous la forme d'un tableau les conditions d'achat des différents négociants ajacciens au 1er mars 1997 en distinguant expressément, pour chaque catégorie de ciment, les prix consentis aux négociants stockistes identifiés sous le vocable "Nous" de ceux consentis aux autres négociants identifiés par le vocable "Les autres", ainsi que le rabais supplémentaire obtenu par les uns et les autres (annexe 6, cotes 485-486).
<emplacement tableau>
94. La société Simat en a informé la société Anchetti et les deux sociétés ont écrit un courrier commun en date du 4 février 1997 adressé à la société Lafarge, pour lui demander la mise en place de nouveaux tarifs à compter du 1er mars 1997 (annexe 6, cote 484) : "Comme suite à notre entretien téléphonique de ce jour et afin de stabiliser un marché fortement dégradé, nous vous demandons avec vigueur la mise en place au 1er mars 1996 [erreur matérielle - 1997] des tarifs suivants :
CP 42,5 vrac 513,40 F/tonne franco Ajaccio
HPR vrac 605,40 F/tonne franco Ajaccio
PM vrac 602,40 F/tonne franco Ajaccio
Il est bien entendu que le "contrat de coopération commerciale permettant de rémunérer à leur juste valeur les investissements en matériels que nous avons réalisés pour la distribution de vos produits", sera maintenu. Cette juste valeur a été fixée par Monsieur Jean Martin N... à 51 F tonne tous produits confondus et sera versée par semestre à nos sociétés" (Signé Gedimat Anchetti et Ets Tout-Faire Simat).
95. Les sociétés Simat et Anchetti ont d'ailleurs obtenu satisfaction de la part de Lafarge puisque ce dernier a facturé le ciment en vrac CPJ 42,5 en 1997 à 516 F/tonne franco Ajaccio à tous les négociants ajacciens (Annexe 11 cotes 1010, 1014, 1021 et 1023). Toutefois, il ressort des mêmes pièces que Simat et Anchetti ont également réussi à obtenir des remises "conditions clients" auprès de Lafarge beaucoup plus importantes (272,30 F/tonne) que celles accordées à leurs concurrents Padrona et Ceccaldi (203,7 F/tonne).
96. La société Castellani tenait, quant à elle, sous la forme de tableaux manuscrits, un état précis des conditions d'achat consenties aux sociétés Simat et Anchetti par la société Lafarge (identifiées par le vocable "Nous"), en les distinguant très clairement des conditions d'achat réservées aux "autres" sociétés (annexe 4, cotes 201 et 203) :
"Conditions d'achat Lafarge
Anchetti Simat 42,5 à 393,40 f rendu et 51,00 f tonne sur tous ciments
Les autres 42,5 à 462 f rendu soit une différence de 68,60 + 51 = 119,60
<emplacement tableau>
"Conditions d'achat d'Ajaccio
Lafarge, Anchetti et Simat
42,5 à 393,40 rendu Ajaccio - 51 f tonne sur tout 342,40
Différence avec les autres 462 - 393,40 = 68,60 + 51 = 119,60
Les autres 42,5 = 462 rendu Ajaccio net
Mocchi 42,5 350+80 = 430 rendu Propriano BFA 40,00 vrac = 390
Castelli 42,5 393,40 rendu Porto Vecchio net le sac 34 f - 2 % gros sur négoce
<emplacement tableau>
7. LA FIXATION D'UN PRIX DE REVENTE COMMUN ENTRE ANCHETTI ET SIMAT POUR LUTTER CONTRE LA CONCURRENCE DU CIMENT GREC DANS LA ZONE D'AJACCIO
97. A partir de 1998, la Société des Bétons Ajacciens (SBA anciennement EIFAG)), principale cliente des négociants en matériaux de construction sur la zone d'Ajaccio, a décidé de procéder à des achats de ciment grec de marque Intertitan de type CEM I 52,5 NF et de diversifier ses sources d'approvisionnement jusque là cantonnées aux négociants ajacciens commercialisant du ciment Lafarge ou Vicat.
98. SBA, installée à Aix en Provence, est détenue par le groupe Mocchi, installé à Propriano et le groupe Colas Midi Méditerranée. Or, le ciment grec de marque Intertitan est commercialisé en Corse par une autre filiale du goupe Colas Midi Méditerranée, la société Dac Perasso.
99. En pratique, SBA a importé cinq remorques Intertitan fin octobre 1998 à un prix moyen de 460 F HT la tonne + 241 F la tonne pour le transport, soit un coût total de 701 F la tonne alors que les prix proposés par Lafarge et Vicat pour du ciment 52.5 en vrac, rendu centrale Perasso (Colas Midi Méditerranée) à Manosque (04) étaient les suivants, auxquels il faut ajouter le coût de transport (annexe 29 cotes 1226 à 1229) :
<emplacement tableau>
100. De plus, la société Anchetti, qui est le premier négociant ajaccien pour la commercialisation du ciment vend son ciment 52,5 HPR vrac à SBA 744,97 F HT la tonne, toutes remises déduites (prix d'achat net chez Lafarge : 584,40 F HT).
101. Or, il ressort des pièces du dossier que Simat s'est offusqué auprès de Lafarge du niveau des prix pratiqués par la société Colas, qualifié de "méthode de voyous", dans un courrier en date du 22 juin 1998 (annexe 6 cote 296) :
"A l'attention de M. P...
Cher ami,
Comme suite à notre entretien téléphonique de ce jour, je vous confirme les prix mis en avant par le groupe Colas avec des méthodes de voyous :
Ciment 55 grec norme NF 420,00 F la tonne
Transport roll Marseille/Ajaccio 185,00 F la tonne
Pour contrer cette offre, il serait nécessaire d'obtenir le prix du HPR pratiqué par Vicat à Porto Vecchio. Signé : G. D...".
102. Par télécopie du 20 novembre 1998, la société Mocchi, (actionnaire majoritaire de SBA et membre du syndicat) a fait parvenir à M. D... (Simat) copies de factures concernant l'achat de ciment grec par sa filiale SBA, ainsi que le prix du transport (cotes 333-334).
103. Il ressort alors des pièces saisies chez Simat qu'elle et son concurrent Anchetti ont mené en commun des négociations commerciales avec deux de leurs clientes, les sociétés Colas et Mocchi (sociétés mères de SBA) pour leur proposer un prix de vente commun afin de lutter contre la concurrence du ciment grec sur les produits 42,5 et 52,5 HPR et PM :
Feuillet à l'entête Anchetti (annexe 6 cotes 283-284)
<emplacement tableau>
104. L'entreprise Colas proposait donc à Simat et Anchetti un prix d'achat de 540 F la tonne (42,5) et 650 F la tonne (52,5), prix qui n'ont, semble-t-il, pas été acceptés. Finalement, la négociation semble ne pas avoir abouti à un accord puisqu'il ressort des factures de SBA en 1998 et 1999 que Simat et Anchetti ont continué de lui vendre le 42,5 et le 52,5 HPR et PM au même prix (Annexe 10 cotes 960-973). Ceci résulte notamment du fait que SBA a cessé de s'approvisionner en ciment grec ainsi que l'indique M. U... : "Concernant SBA et SGA, ces sociétés ont acheté 5 remorques de ciment Intertitan 52,5 NF à une autre filiale de Colas Midi Méditerranée, Dac Perasso, fin 1998. Ce type de ciment est parfaitement adapté à la fabrication des agglomérés car son temps de prise est très rapide. Nous n'avons pas donné suite à ce type d'approvisionnement car il nécessitait une logistique trop lourde par rapport aux gains escomptés" (annexe 29 cotes 1222 à 1225).
C. LES GRIEFS NOTIFIÉS
105. Sur la base de ces observations, les griefs suivants ont été notifiés :
1) à la société Vicat, au syndicat des négociants en matériaux de construction [le Syndicat] et au GIE-GLCHC [le GIE] de s'être concertés afin de mettre en place des remises exceptionnelles destinées aux négociants n'ayant pas procédé à des importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie entre le 1er décembre 1997 et la fin du premier trimestre 1998 (grief n° 1).
2) à la société Lafarge Ciments, au syndicat des négociants en matériaux de construction et au GIE-GLCHC de s'être concertés afin de mettre en place des remises exceptionnelles destinées à lutter contre les importations de ciment en provenance de Sardaigne (Italie) entre le 1er décembre 1997 et mai 1998 (grief n° 2).
3) aux sociétés Lafarge Ciments et Vicat, au syndicat des négociants en matériaux de construction et au GIE-GLCHC de s'être concertés afin de mettre en place des remises exceptionnelles destinées aux négociants n'ayant pas procédé à des importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie à partir de juin 1999 (grief n° 3).
4) aux sociétés Lafarge Ciments et Vicat et au syndicat des négociants en matériaux de construction de s'être entendus par le biais d'un protocole d'accord en date du 6 mai 1999 d'une durée de 4 ans, afin de lier les membres du syndicat par un contrat d'approvisionnement en ciment impliquant l'utilisation des moyens exclusifs de la Someca, à hauteur de 130.000 tonnes de ciment par an, en contrepartie de la signature d'un contrat de dépôt entre chaque négociant et les producteurs Lafarge Ciments et Vicat et de l'engagement des cimentiers français de leur confier les prestations de stockage, ensachage et commercialisation des produits achetés par leurs éventuels nouveaux clients en Corse (grief n° 4).
Ces pratiques, mises en œuvre sur les marchés du ciment de Haute-Corse, d'Ajaccio, Propriano et Porto-Vecchio, ont eu pour objet et pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants membres du syndicat et de cloisonner l'accès à ces marchés aux concurrents grecs et italiens pendant une période de quatre ans. Ces pratiques sont prohibées par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81§1 du traité CE.
5) aux sociétés Lafarge et Vicat et au GIE de s'être entendues par le biais d'une convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures de stockage et d'ensachage sur le port de Bastia en date du 8 novembre 1994, comportant une obligation d'approvisionnement exclusif de tous les membres du GIE auprès des cimentiers Lafarge et Vicat pendant une période de trente ans pour tout produit transitant ou ayant transité par les installations faisant l'objet de l'accord. Cette pratique, mise en œuvre sur les marchés du ciment de Haute-Corse, a eu pour objet et pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants membres du GIE et de cloisonner l'accès à ces marchés aux concurrents grecs et italiens pendant une période de 30 ans. Cette pratique est prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81§1 du traité CE (grief n° 5).
6) aux sociétés Anchetti, Simat et Castellani de s'être concertées sur le marché du ciment à Ajaccio, afin de mettre en œuvre une stratégie globale d'éviction de leurs concurrents, Padrona et Ceccaldi, en échangeant des informations détaillées sur :
- les quantités de tonnages de ciment commandées aux cimentiers français via la Someca afin de se répartir les capacités de stockage du ou des bateaux de la Someca ;
- les conditions d'achat obtenues par chacun d'eux auprès de leur producteur de ciment respectif, Lafarge ou Vicat, afin de pouvoir faire pression sur ces opérateurs pour obtenir des conditions d'achat avantageuses par rapport à leurs concurrents Padrona et Ceccaldi ;
Cette pratique, mise en œuvre sur le marché du ciment à Ajaccio, a eu pour objet et pour effet de réserver aux sociétés Anchetti, Simat et Castellani les capacités d'approvisionnement en ciment en vrac offertes aux négociants ajacciens via les moyens logistiques de la Someca et de leur conférer un avantage commercial auprès des cimentiers français afin d'entraver le développement de leurs concurrents, Padrona et Ceccaldi, sur le marché aval de la distribution de ciment à Ajaccio. Cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce (grief n° 6).
7) aux sociétés Anchetti et Simat de s'être concertées sur le marché aval de la distribution du ciment à Ajaccio en échangeant des informations sur les prix et en procédant à une proposition de prix commune sur les ciments de type 42,5, 52,5 HPR et 52,5 PM auprès de leur principal client, la société SBA. Cette pratique a eu pour objet d'évincer du marché leur concurrent, la société Dac Perasso, qui commercialise du ciment grec de marque Intertitan. Cette pratique est prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81§1 du traité CE (grief n° 7).
8) aux sociétés Lafarge et Vicat d'avoir abusé de leur position dominante collective sur les marchés du ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, Porto-Vecchio et Propiano :
- en octroyant des remises de fidélité aux négociants corses n'ayant pas procédé à des importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie, et ce, entre le 1er décembre 1997 et la fin du premier trimestre 1998 pour Vicat, entre le 1er décembre 1997 et mai 1998 pour Lafarge et à partir du 30 juin 1999 pour Lafarge et Vicat (sous-partie a du grief n° 8).
- en ayant lié les négociants représentés par le syndicat des négociants en matériaux de construction, par une promesse de s'approvisionner en ciment par l'utilisation exclusive des moyens de la Someca, pour une part considérable de leurs besoins, pendant une période de 4 ans, au terme du protocole d'accord en date du 6 mai 1999 (sous-partie b du grief n° 8).
Ces pratiques, qui ne reposent sur aucune prestation économique qui les justifie, ont eu pour objet et pour effet de restreindre les possibilités de choix des négociants concernant leurs sources d'approvisionnement, de barrer l'accès du marché aux fournisseurs de ciment en provenance de Grèce et d'Italie, et à tout le moins, de renforcer la position dominante collective de Lafarge et Vicat sur les marchés du ciment en Corse et sur le marché du transport de ciment vers la Corse, par une concurrence faussée. Ces pratiques sont prohibées par les dispositions des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE.
9) aux sociétés Lafarge et Vicat d'avoir abusé de leur position dominante collective sur le marché du ciment en Haute-Corse :
- en ayant lié les négociants membres du GIE, par une convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures de stockage et d'ensachage du ciment sur le port de Bastia en date du 8 novembre 1994, comportant une obligation d'approvisionnement exclusif en ciment auprès de Lafarge et Vicat, pour tous les produits ayant transité ou transitant par lesdites infrastructures, pendant une période de 30 ans (sous-partie a du grief n° 9).
- en ayant pratiqué des prix de vente du ciment en vrac et en sac auprès des négociants membres du GIE parfaitement alignés, et artificiellement élevés par rapport aux prix de vente pratiqués sur les autres marchés géographiques du ciment en Corse, entre 1997 et 1999 (sous partie b du grief n° 9).
Ces pratiques, qui ne reposent sur aucune prestation économique qui les justifie, a eu pour objet et pour effet d'appliquer aux négociants membres du GIE des conditions inégales à des prestations équivalentes à celles offertes aux négociants installés sur les autres marchés géographiques corses, et à tout le moins, de renforcer la position dominante collective de Lafarge et Vicat sur ce marché, par une concurrence faussée. Ces pratiques sont prohibées par les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
10) à la société Lafarge d'avoir abusé de la position dominante qu'elle détient avec Vicat sur le marché du ciment à Ajaccio et sur le marché du transport de ciment vers la Corse, en imposant aux négociants corses, en particulier Padrona, un prix du ciment 42,5 franco destination exigeant l'utilisation exclusive des moyens logistiques de la Someca, à l'exclusion de tout autre système de prix non discriminatoire. Cette pratique, qui ne repose sur aucune prestation économique qui la justifie, a eu pour objet et pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement de la société Padrona, d'entraver l'utilisation d'un mode de transport (le roll) concurrent de celui maîtrisé par Lafarge et Vicat via la Someca, et à tout le moins, de renforcer la position dominante collective de Lafarge et Vicat sur le marché du transport de ciment vers la Corse. Cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce (grief n° 10).
106. La numérotation des griefs est introduite ici pour la clarté de la discussion ; elle ne figure pas sous cette forme dans la notification des griefs.
107. Au stade du rapport, la rapporteure a proposé au Conseil, d'une part, l'abandon du grief n°2, d'autre part, l'exemption des pratiques visées au grief n° 5 et à la sous-partie notée n° 9 a, au titre du 2° alinéa de l'article L. 420-4 du Code de commerce et de l'article 81 § 3 du traité CE.
II. Discussion
A. SUR LA PRESCRIPTION DES FAITS
108. Lafarge et Vicat, citant l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 23 mai 2006 (société DBS, SAS et autres), prétendent que les demandes de renseignements adressées par la rapporteure le 10 avril 2003, dépourvues de toute utilité dans l'instruction de l'affaire, n'auraient pas interrompu la prescription (ces demandes portent, selon elles, sur des éléments figurant déjà dans le dossier, ou ont conduit les entreprises interrogées à fournir des réponses qui n'ont pas été utilisées dans le rapport).
109. Mais dans l'arrêt cité par les parties, la Cour d'appel de Paris a jugé que n'était pas interruptive de prescription une convocation adressée par le rapporteur à l'une des sociétés, "alors que la prescription était sur le point d'être acquise", convocation à laquelle l'intéressée n'avait pas déféré, et qui semblait n'avoir d'autre finalité que de prolonger artificiellement le délai de prescription. Cet arrêt ne remet pas en cause la jurisprudence constante de la Cour de cassation, qui, dans un arrêt du 20 novembre 2001 (Société Bec Frères), a approuvé la cour d'appel d'avoir jugé (dans un arrêt Solatrag du 15 juin 1999) qu'une demande de renseignements du rapporteur sur la situation financière et juridique d'une entreprise impliquée dans les faits était un acte d'instruction, interruptif de prescription : "[Les rapporteurs] disposent, en application de l'article L. 450-1 du Code [de commerce], du pouvoir de procéder aux enquêtes nécessaires à l'application de l'ordonnance ; (...) il en résulte qu'une demande de renseignements sur leur situation financière et juridique adressée aux entreprises impliquées dans les faits dénoncés par un rapporteur désigné pour l'instruction d'une saisine du Conseil de la concurrence, tend nécessairement à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dénoncés dans la saisine du Conseil ; 44
(...) ayant constaté que le rapporteur avait procédé à de telles investigations, la Cour d'appel a à bon droit décidé que celles-ci avaient interrompu la prescription".
110. En l'espèce, contrairement aux allégations des parties, le rapport rédigé par la rapporteure évoque à de nombreuses reprises les réponses des entreprises au questionnaire-type adressé par elle aux négociants, fournisseurs de ciments et à la Someca. Ces réponses ont permis de déterminer le marché pertinent, d'évaluer le volume des importations de ciment étranger (point dont on verra ci-après qu'il est d'une certaine importance), et plus généralement, de mieux appréhender les problèmes de concurrence posés par le dossier. De plus, les parties elles-mêmes se fondent sur les réponses de Vicat (courrier n°460) et de plusieurs négociants pour soutenir leur défense, notamment celles des sociétés ETM (courrier n°605) et Avenir Agricole (courrier n°664). Enfin, l'arrêt du 23 mai 2006 n'impose nullement aux rapporteurs du Conseil de prévoir à l'avance, car c'est à l'évidence impossible, si les réponses qui seront apportées aux questionnaires qu'ils adressent aux entreprises seront effectivement utilisables, à charge ou à décharge, de façon à exclure de ces questionnaires toute question dont la réponse s'avérerait, après coup, sans intérêt.
111. Dès lors, ces demandes de renseignements constituent bien des actes tendant à la recherche, la constatation ou la sanction des pratiques anticoncurrentielles au sens de l'article L. 462-7 du Code de commerce. Le moyen doit être écarté.
B. SUR LA PROCÉDURE
1. SUR LA DURÉE ANORMALEMENT LONGUE DE LA PROCÉDURE
112. Vicat, le GIE et le Syndicat considèrent que la procédure ne présentait pas une ampleur et une complexité suffisantes pour justifier le délai de son traitement. Ils estiment que la lenteur anormale de la procédure les a privés d'un procès équitable au sens de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme et est susceptible de leur causer un préjudice qui ne pourrait être réparé que par la nullité de la procédure.
113. Le GIE estime également que le délai de prescription de trois ans prévu par le Code de commerce pour la procédure devant le Conseil et le délai minimum identique qui s'applique à l'obligation de conservation des factures constituent une évaluation raisonnable de ce que devrait être la durée normale d'une procédure devant le Conseil. Le GIE souligne, en effet, qu'il a éprouvé les plus grandes difficultés à rassembler des documents commerciaux, notamment des factures d'importation, datant de la période des faits couverte par la notification des griefs. Ces documents, soutient-il, lui auraient permis de démontrer, avec encore plus de clarté, que les conditions dont bénéficiaient ses membres résultaient d'une situation concurrentielle normale. Selon lui, cette difficulté a considérablement été augmentée en raison du fait que ni les entreprises qui le composaient, ni le GIE lui-même n'avaient de raison de conserver des éléments qu'aucune réglementation ne leur imposait de conserver, et qui se seraient pourtant révélés essentiels à leur défense.
114. Mais, il ressort d'une jurisprudence constante que "le délai raisonnable prescrit par la Convention [européenne des droits de l'Homme] doit s'apprécier au regard de l'ampleur et de la complexité de la procédure" (Cour d'appel de Paris, 7 mars 2006, Société Ineo, SA). Or, dans le présent dossier, dix griefs différents ont été notifiés : sept concernent des ententes, impliquant cinq sociétés (Vicat, Lafarge, Anchetti, Simat et Castellani), le GIE et le Syndicat ; deux concernent des abus de position dominante collective de la part des sociétés Lafarge et Vicat ; le dernier grief d'abus de position dominante collective est reproché à une seule société, la société Lafarge. De plus, certains de ces dix griefs dénoncent deux pratiques proches mais cependant distinctes. En outre, l'établissement des faits et l'analyse des pratiques, qui se sont déroulées sur un marché caractérisé par une absence de statistiques précises et complètes, se sont avérés longs et difficiles. Au demeurant, deux entreprises mises en cause ont elles-mêmes demandé, compte tenu de l'ampleur et de la complexité des réponses qu'elles souhaitaient produire, à bénéficier d'un délai supplémentaire pour répondre à la notification de griefs, sur le fondement de l'article L. 463-2 du Code de commerce. La longueur de la procédure n'apparaît donc pas excessive au regard de son ampleur et de sa complexité.
115. Par ailleurs, la durée de trois ans à laquelle, en l'espèce, le Conseil est soumis en matière de prescription, n'est en rien assimilable à un délai préfixé à la procédure, auquel il serait astreint. De plus, au terme de l'article L.110-4 du Code de commerce, les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non commerçants se prescrivent généralement par dix ans, de sorte que les entreprises, telles les sociétés Vicat, Lafarge, Anchetti, Simat et Castellani mises en cause, ainsi que toutes les entreprises constituant le GIE, se devaient de conserver leurs documents commerciaux, et en particulier leurs factures, au minimum pendant ce délai, afin de se prémunir d'un éventuel contentieux. En outre, conformément à la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris précitée, le GIE ne saurait attribuer la disparition de ses factures à la durée de la procédure, dans la mesure où, ayant fait l'objet de visites et saisies le 7 juillet 1999, il savait que la procédure de concurrence était en cours et qu'il devait, par conséquent et à titre de prudence, conserver au-delà du temps minimum obligatoire, les pièces susceptibles de lui être utiles. Dès lors, le GIE ne saurait invoquer "les plus grandes difficultés à rassembler les documents commerciaux, et notamment de factures d'importation, datant de la période des faits couverts par la notification de griefs".
116. Enfin, quand bien même la longueur de la procédure serait jugée excessive, la conséquence ne serait pas la nullité de cette dernière. La Cour de cassation a jugé que, à supposer les délais de la procédure excessifs au regard de la complexité de l'affaire, la sanction qui s'attache à la violation de l'obligation de se prononcer dans un délai raisonnable n'est pas l'annulation de la procédure ou sa réformation, mais la réparation du préjudice résultant éventuellement du délai subi (arrêt du 28 janvier 2003, Société Domoservices maintenance), "sous réserve toutefois que la conduite de la procédure n'ait pas irrémédiablement privé les entreprises en cause des moyens de se défendre, de telles circonstances devant être appréciées in concreto" (Cour d'appel de Paris, 7 mars 2006, Société Ineo, SA). Comme il a été démontré plus haut, le GIE, le Syndicat et Vicat n'ont pas établi cette démonstration. Le moyen doit être écarté.
2. SUR L'ALLÉGATION D'AVOIR INSTRUIT À CHARGE
117. Lafarge, Vicat et le GIE reprochent aux services d'instruction d'avoir instruit à charge en interrogeant Brico Balagne deux fois au cours de la procédure ainsi qu'en lui permettant "délibérément" de présenter "un dossier comprenant 150 pages" en 2005, alors que la rapporteure aurait pu le demander dès avril 2003, avant la notification des griefs.
118. Mais, d'une part, conformément à une jurisprudence constante de la Cour de cassation, et notamment des arrêts du 26 novembre 2003 (société Télévision Française "TF1") et du 22 février 2005 (société Socarel) : "l'audition de témoins est une faculté laissée à l'appréciation du rapporteur ou du Conseil de la concurrence, eu égard au contenu du dossier".
119. D'autre part, il ne saurait être reproché à la rapporteure d'avoir instruit à charge en choisissant "délibérément" de ne pas demander à Brico Balagne de lui remettre "son dossier de 150 pages " en avril 2003 alors même que la rapporteure ne savait pas ce que ce "dossier " pouvait contenir, à charge comme à décharge. Il convient d'ailleurs de noter que, dans son courrier du 21 mars 2005, la rapporteure ne demande pas à Brico Balagne de venir "avec son dossier" mais, de façon neutre, d'apporter "les éléments dont vous avez connaissance à propos de la situation de la concurrence sur le marché du ciment en Corse (lettres, fax, e-mails, données statistiques démontrant l'évolution des importations de ciment ...)". Enfin, les parties ont pu formuler des observations et contester les pièces remises par Brico Balagne dans leurs mémoires en réponse au rapport. Le moyen doit être écarté.
3. SUR L'IMPRÉCISION DES GRIEFS
120. Vicat soutient que ses droits de la défense ont été violés car les griefs sont imprécis sur la période concernée, les marchés en cause et les pratiques alléguées.
121. Lafarge considère pour sa part que le rapport a reporté une partie de la charge de la preuve sur elle et transformé des "griefs d'objet" en "griefs d'effet".
122. Mais, en premier lieu, sans qu'il soit besoin d'examiner les reproches faits par Vicat à la notification de griefs pour ce qui concerne les griefs que la présente décision ne tient pas pour établis (voir infra), le Conseil constate que la notification des griefs 4, 5 et 8 (partie a) ne souffre d'aucune imprécision, tant pour ce qui concerne les pratiques, leur durée, ou les marchés concernés.
123. Le Conseil note, en second lieu, que la notification de griefs et le rapport ont toujours mentionné que les pratiques notifiées avaient "pour objet et pour effet" de restreindre le jeu de la concurrence (à l'exception du grief n° 7 où n'est visé que l'objet car l'entente examinée n'a pas été mise en œuvre) de sorte que les parties ne sauraient considérer que les griefs ont été "transformés de griefs d'objet en griefs d'effet" au stade du rapport. Au surplus, le Conseil rappelle qu'il examine la totalité des griefs notifiés, sans être en rien tenu d'adopter les propositions d'abandon ou d'abandon partiel de griefs que le rapporteur peut lui proposer au stade du rapport.
C. SUR LES PRATIQUES
1. SUR LES MARCHÉS PERTINENTS
a) Sur le marché du ciment
Sur la définition du marché de produits
124. Selon Lafarge, le marché de produits comprend la production et la vente de ciment gris, quelle que soit sa teneur en clinker, ses autres composants ou encore sa classe de résistance, de sorte qu'il conviendrait de prendre en compte dans le même marché le ciment courant 52,5, 42,5, 32,5, les ciments de classes de résistance inférieure 12,5, la chaux et les ciments spéciaux. Vicat reconnaît que le marché corse se caractérise par un approvisionnement quasi-exclusif en ciments 42,5 et 52,5 qui "peuvent servir à toutes les utilisations, contrairement au ciment 32,5. Au demeurant, les qualités de résistance à l'agressivité de l'eau sont supérieures pour les ciments de type 42,5 et 52,5 que pour le ciment 32,5, ce qui présente un intérêt étant donné le caractère insulaire de la Corse". Toutefois, Vicat considère que la délimitation du marché de produits doit être élargie au ciment 32,5, puisque "les importations en provenance d'Italie, de Sardaigne ou de Grèce réalisées par les négociants en Corse entre 1997 et 1999 ont, quant à elles, le plus souvent porté sur du ciment de résistance 32,5 livré en sac" avec lequel les ciments 42,5 et 52,5 sont en concurrence.
125. Mais la notification de griefs, loin de vouloir segmenter le marché de produits en fonction de la classe de résistance des ciments (32,5, 42,5 et 52,5) ou de leur composition, définit "le marché du ciment" en Corse comme comprenant " presque exclusivement des ciments courants sans qu'il soit besoin de segmenter le marché en fonction des caractéristiques des ciments vendus en Corse". La concurrence entre les producteurs de ciment français, italien ou grec s'exerce donc sur les mêmes types de produits (ciments courants 42,5, 52,5 et 32,5 ou autres) sans que ces constatations soient de nature à justifier une segmentation du marché par catégorie de produits.
Sur la définition du marché géographique
126. Vicat, le Syndicat et les négociants Simat, Anchetti et Castellani ne contestent pas la définition géographique du marché du ciment retenu dans la notification de griefs. Le GIE confirme qu'"en raison des caractéristiques géographiques de ce territoire [la Corse] (relief accidenté, réseau routier sinueux) et des spécificités du ciment (produit pondéreux et semi-périssable), ce dernier ne peut être transporté sans surcoût évident sur une distance supérieure à 30-80 km. C'est la raison pour laquelle la Corse est naturellement divisée en "micromarchés", constitués autour des plus grands ports de l'île (Bastia, Calvi, Ajaccio, Propriano et Porto-Vecchio)".
127. Lafarge considère en revanche que la définition géographique du marché retenue par la notification de griefs correspond en réalité à la délimitation géographique du marché du négoce du ciment en Corse. Or, il conviendrait de définir les marchés pertinents selon le stade de commercialisation du ciment avant de déterminer la dimension géographique de chaque marché en cause. Il conviendrait donc, selon Lafarge, de prendre en compte :
a) Le marché de la production et de la vente de ciment en Méditerranée : ce marché se caractériserait par la présence d'une multiplicité de producteurs d'origine géographique très diversifiée : Lafarge, Vicat et Calcia en France, Italcimenti et Unicem en Sardaigne, Sacci, Cimenteria Pisana, Unicem, Buzzi, Colacem, Cementir et Arquata sur les côtes italiennes, Titan, Halkis et Heracles en Grèce et de nombreux producteurs et négociants de pays tiers (Roumanie, Espagne, Turquie, Egypte, ...). Il en résulterait que, sur ce marché, Lafarge et Vicat ne seraient pas en situation d'oligopole puissant. En outre, contrairement à ce qu'affirme la notification de griefs, la norme AFNOR ne constituerait pas une barrière à l'entrée significative pour approvisionner la Corse, car les cimentiers d'autres États membres de l'Union européenne et de pays tiers peuvent avoir accès à la norme NF. En tout état de cause, la norme NF ne serait nécessaire en Corse que pour les marchés publics qui représenteraient moins de 30 % des marchés.
b) Le marché du négoce du ciment en Corse qui correspond au marché décrit par la notification de griefs et qui est composé de micro-marchés autour de chaque port corse accueillant du ciment par voie maritime : Haute-Corse (Balagne, Bastia, Corte), Ajaccio, Propriano et Porto-Vecchio.
c) Le marché de la vente aux utilisateurs finals : Lafarge reproche à la notification de griefs de n'avoir fait aucune référence aux utilisateurs finals alors qu'ils sont les plus gros consommateurs de ciment étranger et qu'ils "organisent leur approvisionnement sans passer par les négociants compte tenu du différentiel de prix entre le ciment importé et le ciment normalisé revendu par un intermédiaire. Cette réalité est fondamentale dans ce dossier puisqu'elle explique pourquoi les négociants étaient les principaux intervenants à vouloir lutter contre les importations" (cf. observations à la notification de griefs de Lafarge).
128. Il en résulte que sur ce dernier marché, l'offre de ciment émane des négociants grossistes corses et des fournisseurs de ciment étranger et la demande des utilisateurs finals. Lafarge estime d'ailleurs que les utilisateurs finals ont importé en 1998 plus de 14 025 tonnes de ciment ce qui démontre la part très importante des importations de ciment en Corse. Selon Lafarge, l'ensemble des importations correspondrait à plus de 20 % de la consommation sur place.
129. Mais le Conseil relève que, compte tenu des contraintes géographiques de la Corse et de son réseau routier, les négociants ne peuvent s'approvisionner sur un port situé à plus de 50 à 100 kilomètres de leurs installations, de sorte que les fabricants doivent pouvoir décharger le ciment sur les ports situés à proximité des installations des négociants corses.
130. Or, il ressort des éléments de l'enquête, et notamment des déclarations des principaux acteurs du marché, que seuls Lafarge et Vicat en France et certains producteurs de ciment installés en Sardaigne (Sacci, Unicem) ou sur les côtes italiennes (Unicem, Speziali, Colacem) et grecques (Titan, Cemeco) approvisionnent effectivement les ports de Haute-Corse (Bastia, Balagne, Corte), Propriano, Porto-Vecchio et Ajaccio. Ainsi, Ciments Calcia, qui dispose d'une usine de ciment à Beaucaire en France, considère-t-elle qu'elle n'a pas d'intérêt économique à aller démarcher des clients en Corse pour vendre du ciment courant (annexe 27 cotes 1209-1213). De même, Italcimenti en Italie a refusé d'approvisionner la société Corse Carrelage (annexe 24 cotes 1179 à 1185). Enfin, les producteurs de ciment installés dans d'autres pays méditerranéens (Espagne, Turquie, Roumanie...) ne livrent pas de ciment en Corse, de sorte qu'ils ne constituent pas une concurrence crédible, même potentielle, pour Lafarge et Vicat, compte tenu des contraintes structurelles du marché du ciment en Corse relevées par toutes les parties mises en cause et Lafarge en particulier, dans ces termes : "Consommation locale faible", "clientèle fractionnée", "impossibilité pour les navires vraquiers classiques (+3000 tonnes) d'accoster sur les ports corses en raison de tirants d'eau et de longueur des quais". Lafarge avait d'ailleurs exposé, dans son courrier du 9 mai 2003 n° 520 qu'elle "n'avait pas connaissance d'importations de pays tiers" et précisé : "S'agissant des livraisons intracommunautaires (...), [elles] proviendraient essentiellement d'Italie (Sacci et Unicem) et de Grèce (Cemeco)". Le GIE et Vicat ont aussi confirmé cette analyse dans leurs observations. De même, M. Q..., président de la société Brico Balagne a-t-il déclaré que : "le ciment étranger est livré en Corse à partir des terminaux de Sacci et Rollsima en Italie ou du terminal Oristano en Sardaigne, peu importe l'origine géographique du ciment (italien, turc...). Seuls les transporteurs italiens ou sardes peuvent approvisionner le marché corse par palette (transport roulier) car les cimentiers étrangers n'ont aucune infrastructure d'accueil en Corse et ne peuvent utiliser les infrastructures du port de Bastia réservées à Lafarge et Vicat" (annexe B 5).
131. Il faut donc en conclure que, sur le marché amont de l'approvisionnement en ciment de la Corse, l'offre effective émane des producteurs de ciment français Lafarge et Vicat et de quelques transporteurs de ciment provenant de Grèce, d'Italie et de Sardaigne.
132. Le Conseil observe également qu'un seul producteur de ciment étranger présent en Corse bénéficie de la norme NF pour du ciment 42,5 et 52,5 : il s'agit du producteur grec Titan. Or, le ciment de marque NF doit être stocké et ensaché dans des établissements agréés par l'AFNOR qui, en Corse, reçoivent en fait seulement des ciments de marque Lafarge et Vicat. Par conséquent, les négociants corses ne pourraient s'approvisionner en ciment en vrac d'autres marques bénéficiant de la norme NF que Lafarge et Vicat, sans investir dans de nouvelles infrastructures de stockage et d'ensachage, ce qui ne serait justifié, du point de vue économique, que dans le cas d'une modification substantielle de la structure de leurs approvisionnements en faveur d'autres producteurs. Enfin, il ressort tant des éléments relevés à l'occasion de l'instruction que des observations du GIE et du Syndicat que la norme NF est exigée pour le ciment entrant dans les constructions faisant l'objet de marchés publics, ce qui représente environ 30 % des débouchés des producteurs de ciment en Corse. De plus, elle est très souvent exigée dans les marchés privés de sorte que, pour l'ensemble des marchés, les négociants sont fortement incités, voire même en pratique contraints de s'approvisionner en produits certifiés NF et de qualité constante. M. Q..., président de Brico Balagne, a ainsi déclaré : "J'ai été le premier à importer du ciment italien car il était beaucoup moins cher que le ciment français. 50
Toutefois, tout le monde s'est opposé à l'introduction du ciment italien sous prétexte qu'il n'était pas homologué norme NF : même la DDE est intervenue pour me faire vider des silos de ciment italien destiné à l'un des mes clients (Brandizi à côté de Bastia)" (annexe B5).
133. Les pressions de l'AFNOR en vue de favoriser le recours aux ciments de marque NF dans le cadre de marchés privés sont également confirmées par la copie d'un courrier envoyé par l'AFNOR à M. Q... le 8 mars 1999 (annexe 20 cote 1149) indiquant : "objet : chantier de LURI (...) Il me semble que, sauf erreur de ma part, le ciment pressenti pour le chantier " de LURI" ne bénéficie pas de la marque NF, ni d'un agrément ministériel (Ciment Sacci en vrac inconnu pour moi). Je me permets donc d'insister sur la responsabilité du maître d'ouvrage quant au choix d'un ciment ne présentant pas toutes les garanties de qualité requises. Afin de faciliter votre choix, vous trouverez également ci-joint la liste des ciments bénéficiant à ce jour de la marque NF. Leurs caractéristiques sont naturellement normalisées et leur qualité est régulièrement contrôlée par le laboratoire des matériaux de la Ville de Paris".
134. Les ciments étrangers bénéficiaient, à l'époque des faits de la pré-norme européenne ENV 197-1 en 1991 puis 197-2 en 1995, non reconnue par l'AFNOR. Ce n'est qu'en 2001 que la norme européenne définitive s'est substituée à la norme NFP 15-301 (voir observations de Vicat en réponse à la notification de griefs).
135. Il en résulte que le recours à la norme "NF" pour les marchés publics et privés passés en Corse constituait une barrière effective à l'entrée sur le marché du ciment en Corse en ce qu'il avait pour effet de renforcer le pouvoir de marché de Lafarge et Vicat (seuls bénéficiaires d'antennes de distribution aux normes NF en Corse), et de restreindre les importations de ciments en provenance de Grèce et d'Italie.
136. En conclusion, le Conseil, en premier lieu, ne retient pas l'existence effective d'un "marché amont" du ciment livrable en Corse où les offreurs seraient constitués de tous les producteurs établis dans le bassin méditerranéen (France, Espagne, Italie, Grèce, Turquie, Egypte) au motif que ce marché reste purement hypothétique et n'est, de fait, pas constitué.
137. En deuxième lieu et en revanche, le Conseil retient que le marché pertinent sur lequel se sont déroulées les pratiques en cause est constitué du marché de l'approvisionnement en gros du ciment alimentant la Corse. Sur ce marché, l'offre émane des producteurs de ciment Lafarge et Vicat, et s'y ajoutent de façon marginale des tonnages d'origine étrangère introduits sur ce marché de gros par des transporteurs utilisant des camions chargés sur des navires rouliers. Sur ce marché, la demande est celle des négociants-grossistes. Le rôle prépondérant des négociants-grossistes s'explique par le fait que 97 % (selon l'observatoire régional des transports de la Corse - annexe 1378) du ciment en provenance de France est transporté en vrac en Corse et nécessite d'être ensaché sur place par les négociants disposant ou ayant accès à des infrastructures de stockage et d'ensachage. En effet, comme le répète Lafarge aux points 59 et 65 de ses observations, les négociants "constituent un point de passage obligé pour la commercialisation de ciment". En dépit des difficultés statistiques que les parties mises en cause imputent aux fraudes à l'importation qui séviraient en Corse, le rapport de la rapporteure et les mémoires en réponse des parties permettent de dresser le tableau d'ensemble de l'équilibre de ce marché, rappelé au § 20 de cette décision, qui fait apparaître que les cimentiers Lafarge et Vicat, de 1999 à 2001, ont fourni en moyenne 93,7 % de l'offre sur ce marché de gros.
Le Conseil note que les estimations contradictoires de Lafarge ne portent que sur l'année 1998 et n'excèdent les données rassemblées dans le rapport que de 0,75 %, ce qui n'est pas de nature à remettre en cause la part prépondérante de Lafarge et Vicat sur ce marché.
138. En troisième lieu et de façon complémentaire, car ce n'est pas sur ce marché qu'ont eu lieu les pratiques, le Conseil retient l'existence d'un marché final du ciment en Corse. Sur ce marché final, la demande est constituée des achats de ciment réalisés par les utilisateurs finals (principalement les entrepreneurs) et l'offre émane des négociants-grossistes à titre principal, puisque les utilisateurs finals ont majoritairement recours aux négociants-grossistes pour répondre à leurs besoins en ciment. Vicat soutient que les cimentiers français livrent directement certains de ces utilisateurs finals. Bien qu'ils soient les mieux placés pour en connaître, le seul exemple figurant au dossier concerne le client de Vicat Betag Bétons et Agrégats, pour 2000 tonnes en 2005, soit hors la période des faits. Il est en revanche probable que, en raison de l'écart très important séparant le prix des ciments issus du circuit principal (cimentier français, GIE et Syndicat) de celui des ciments étrangers directement importés par camions et navires rouliers, certains utilisateurs finals cherchent à importer eux-mêmes leur ciment, sans passer par le circuit principal (voir paragraphes 25 et 26). Il est constant que, lorsqu'une distribution directe entre producteurs et utilisateurs finals court-circuite la distribution principale passant par un marché de gros, cette distribution directe peut entraîner une pression concurrentielle indirecte sur le marché de gros. C'est pourquoi il est utile d'évaluer -notamment pour l'analyse d'une position dominante éventuelle- la taille de la fraction du marché final qui échappe au marché de gros.
139. S'agissant du marché de l'approvisionnement en gros, Lafarge évalue les importations réalisées par les négociants à 15,9 milliers de tonnes en 1997, 32 en 1998 et 35,3 milliers de tonnes en 1999 (annexe 1 des observations de Lafarge en réponse au rapport). S'agissant du marché final, Lafarge évalue les importations directement réalisées par les clients finals à plus de 14 025 tonnes en 1998, à partir des données du dossier (voir le tableau reproduit au paragraphe 23 de la décision). Lafarge et Vicat (annexe 39 des observations de Vicat en réponse au rapport) se basent aussi sur une évaluation indirecte des importations totales (par les négociants et par les utilisateurs finals) calculée par les services du syndicat français de l'industrie cimentière (SFIC), en soustrayant de la consommation totale de ciment en Corse estimée par le SFIC, les approvisionnements de Lafarge et Vicat. Les parties contestent les estimations du SFIC, basées sur des déclarations en douanes, en faisant état de fraudes possibles ; le SFIC valide ses chiffres en les rapprochant de ceux mesurant les activités utilisant du ciment. Le SFIC obtient un volume d'importations total de 9,3 en 1997, 12,9 en 1998 et 13,7 milliers de tonnes en 1999. Le Conseil note que, sur la seule année où des comparaisons sont possibles, 1998, Lafarge et Vicat estiment les importations des négociants (32) et des utilisateurs finals (plus de 14) au total à plus de 46 milliers de tonnes, ce qui excède de beaucoup l'ordre de grandeur calculé par le SFIC : 12,9 milliers de tonnes. En revanche, l'évaluation indirecte du SFIC paraît compatible avec l'évaluation du rapport (8,2 en 1997, 11,0 en 1998 et 6,5 milliers de tonnes en 1999), limitée aux seules importations des négociants.
140. Le Conseil note encore que les sources sur lesquelles se fonde Lafarge pour établir ses évaluations, notamment les importations des utilisateurs finals (tableau paragraphe 23 de la décision), ne présentent aucun caractère de précision ou de fiabilité (voir tableaux pages 19 et 20 des observations de Lafarge à la notification de griefs ou pages 5 et 6 de l'annexe 1 au mémoire en réponse au rapport) :
- la cote 679 est une note de M. C... décrivant à M. Z..., représentant commercial de Vicat en Corse, les tonnages de ciment en provenance de Sardaigne qui auraient été "vérifiés" auprès des distributeurs sardes, sans que ces distributeurs soient identifiés ni que soit précisée de quelle manière ces "vérifications" ont été effectuées ;
- l'évaluation du tonnage importé directement par la société Rossi est inexacte. Elle est effectuée par Lafarge, à partir d'une note (cote 680) de M. Z... reprenant des propos de M. B..., président de la société Balagne Matériaux, selon lesquels certains de ses clients s'approvisionnent en ciment étranger. Lafarge déduit de cette cote que la société Rossi a importé 7 000 à 8 000 tonnes en 1998 alors qu'il est seulement précisé qu'elle s'approvisionne "en Titan pour un chantier de 7 à 8 000 tonnes sur 3 ans". Si une évaluation devait être faite, la société Rossi n'aurait donc importé qu'environ 2 500 tonnes en 1998 ;
- s'agissant des autres "utilisateurs finals" qui auraient importé du ciment, les tonnages qui leur sont attribués sont sujets à discussion : Lafarge déduit de la mention "pour les chantiers b) [Poli à Follelizini] c) [Suzzini à Francardi] et d) [Mariani à Corte], c'est une moyenne d'un camion par semaine", l'importation de 1 300 tonnes par an par utilisateur sur la base de "25 à 27 tonnes par camion sur 52 semaines". Or, aucun élément statistique ne permet de savoir si les livraisons en provenance de l'étranger ont effectivement lieu tout au long de l'année. Au contraire, dans ses observations, Vicat relève que "les liaisons entre Bonifacio et la Sardaigne se limitent à deux rotations par jour, permettant au ciment d'être livré à raisons de 4 camions citernes par jour, sans garantie en période estivale compte tenu de l'afflux des passagers (...). En pratique, les importations, en l'absence d'importateurs sérieux désireux d'investir dans un navire dédié au transport de ciment et adapté aux ports corses, sont généralement effectuées au coup par coup par des négociants qui profitent de bateaux effectuant le trajet Corse/Italie chargés d'autres denrées pour charger ces bateaux en retour, plutôt que d'affréter spécifiquement des navires pour ce faire" ;
- enfin, les cotes 718, 719, 730, 737 et 738, utilisées par Lafarge, sont des pages du cahier de M. Z... mentionnant seulement l'approvisionnement en ciment étranger de Pifferini et de certains grossistes, sans préciser les quantités importées.
141. S'agissant de l'estimation du marché de gros de l'approvisionnement de la Corse en ciment, le Conseil considère que l'estimation fournie par Lafarge est trop incertaine pour être retenue et, par surcroît, irréaliste au regard des statistiques globales du SFIC. Le Conseil estime, en revanche, raisonnables les ordres de grandeur fournis par les données du rapport, telles qu'elles figurent au tableau du paragraphe 20 de la présente décision. Pour les trois années sous revue, la part moyenne des importations, sur ce marché, est chiffrée à 7,3 %. En ordre de grandeur et pour faire la part de l'imprécision de ces chiffres dans un sens favorable aux parties mises en cause, le Conseil retient que, à l'époque des faits, les importations représentent moins de 10 % du total du marché de gros.
142. S'agissant de l'estimation des importations réalisées par les utilisateurs finals, même en prenant en compte les estimations de Lafarge et en les corrigeant seulement des 4 500
tonnes imputées à tort à Rossi, les utilisateurs finals n'auraient importé que 9 525 tonnes de ciment en 1998. Le marché final serait donc, en 1998, de 142 442 tonnes pour le marché de gros, plus les 9 525 tonnes d'importations directes finales, soit 151 967 tonnes. Les utilisateurs finals n'auraient donc importé que 6,27 % du total du ciment vendu en Corse. En ordre de grandeur, et pour faire la part de l'imprécision de ces chiffres dans un sens favorable aux parties mises en cause, le Conseil retient que le ciment importé directement par les utilisateurs finals représente sensiblement moins de 10 % du marché final du ciment. En ajoutant les importations des négociants (10 969 tonnes) et celles des utilisateurs finals (9 525 tonnes), on obtient, toujours en 1998, 20 494 tonnes de ciment importé, soit 13,49 % du marché. En ordre de grandeur, et pour faire la part de l'imprécision de ces chiffres, toujours en allant dans le sens de l'intérêt des parties mises en cause, le Conseil retient, pour la période des faits, que le total du ciment importé par les négociants et par les utilisateurs finals représente environ 15 % du total du marché final.
143. Les cimentiers Lafarge et Vicat font encore valoir que, durant les années récentes (2005 et 2006), le marché corse dans son ensemble, leurs ventes et les importations, se seraient sensiblement accrus. Les statistiques du SFIC confirment cet accroissement. Le Conseil considère que les arguments tirés de ces développements récents sont inopérants en raison de la date sensiblement plus ancienne des pratiques en cause. Au surplus, s'agissant des importations, le Conseil n'exclut pas que le développement de la procédure, notamment l'instruction du rapporteur et sa notification des griefs en 2003, aient pu attirer l'attention de l'ensemble des entreprises opérant sur les divers marchés du ciment en Corse, notamment que les négociants et les utilisateurs finals de ciment aient vu dans la mise en cause des pratiques de leurs fournisseurs principaux, Lafarge et Vicat, une occasion de contourner les restrictions mises à leur approvisionnement par ces fournisseurs et de recourir davantage aux importations.
144. Enfin, compte tenu des contraintes géographiques corses et de la nécessité de se situer à proximité d'un port accueillant le déchargement de ciment, non contestées par les parties, la segmentation géographique des marchés de gros et de détail précédemment définis est constituée de zones limitées de 50 à 100 kilomètres autour des ports de Haute-Corse, Ajaccio, Propriano, et Porto-Vecchio.
b) Sur le marché du transport de ciment en Corse
145. Le GIE, Lafarge et Vicat considèrent que les deux modes de transport de ciment à destination de la Corse, transport vraquier et transport roulier ne sont pas substituables car le transport roulier est anti-économique et ne saurait remplacer le transport vraquier. Leurs arguments sont les suivants :
- il ne permet pas la constitution de stocks ni l'approvisionnement des chantiers et repose sur une logistique lourde et coûteuse par rapport au transport vraquier. Ainsi, pour se substituer entièrement au transport vraquier, il faudrait prévoir un équipement de 50 citernes à l'année et la possibilité d'acheminer les camions citernes régulièrement tout au long de l'année. Or, le trafic de marchandises est suspendu pendant la période estivale au profit du transport de voyageurs et se trouve saturé sur le port de Nice de sorte que la répartition sur l'année des approvisionnements en Corse entraînerait un surcoût évident ;
- compte tenu des décisions prises par les autorités administratives du port de Nice de favoriser le transport de voyageurs et les NGV (Navires à grande vitesse), le transport roulier au départ de Nice est très limité et caractérisé par des contraintes
horaires et atmosphériques. D'ailleurs, 95 % du transport roulier est concentré sur le port de Marseille. Or, il est anti-économique de s'approvisionner auprès des usines situées à La Malle et Contes-Les-Pins puis de transporter le ciment jusqu'au port de Marseille pour l'acheminer en Corse par roll ;
- enfin, l'adoption du mode de transport roulier au détriment du transport vraquier aurait entraîné des licenciements et la disparition de Vicat sur le marché du ciment en Corse pour des raisons économiques. Par conséquent, la mise en place d'un transport vraquier conjoint entre Lafarge et Vicat était la seule solution pour maintenir deux sources régulières d'approvisionnement en ciment en Corse.
146. Mais les opérateurs de transport par navires rouliers (SNCM et CMN) considèrent être des concurrents réels par rapport aux navires vraquiers. Ainsi, dans un courrier du 25 novembre 1997, la Compagnie Méridionale de Navigation a-t-elle précisé à l'office des transports de Corse et au syndicat des négociants en matériaux de construction : "a) Les capacités de nos navires, hors situations exceptionnelles et de courte durée, disposent d'une capacité de place Roll suffisante pour le transfert éventuel de tout ou partie du trafic de ciment actuellement transporté en navire vraquier, b) Nous pouvons assurer ces transports aux conditions du tarif de service public en vigueur sans aide financière complémentaire de votre part (...)" (annexe 6 cotes 388-389).
147. Les négociants et les utilisateurs finals estiment également que le transport en vrac et le transport en roll sont substituables. Outre l'argumentaire du collectif de défense de la profession des négociants en matériaux de construction et des entreprises de fabrication de matériaux à base de ciment de la Corse du Sud en faveur du transport par roll en lieu et place du transport vraquier (annexe 2 cote 74), il ressort des observations du Syndicat qu'il "demeure favorable à une pluralité des modes d'approvisionnement de la Corse en ciment". Il précise en effet que le transport vraquier et le transport par roll "sont à la fois complémentaires et concurrents (...) Chacun a ses avantages : l'un, celui du vrac est fort des garanties de qualité et de continuité qu'il offre, l'autre présente l'avantage de prix plus compétitifs et d'une plus grande flexibilité".
148. Enfin, les statistiques montrent que les deux modes de transport ont longtemps été utilisés concurremment : l'exemple du port de Propriano est topique à cet égard, puisqu'il reçoit plus de ciment transporté par roll que de ciment transporté en vrac (annexe 31 cotes 1376-1391).
149. En conclusion, le Conseil retient que le transport par navire vraquier et le transport roulier sont deux modes de transport complémentaires pour acheminer le ciment en Corse : le transport roulier se justifie économiquement pour des petites quantités de ciment déjà ensaché, ne nécessitant aucune installation spécifique de stockage-ensachage, ni au port de livraison, ni chez le négociant. Il peut encore se justifier pour un transport par camions citernes entiers. Il est vraisemblable, en revanche, que le transport en vrac est plus économique pour les grandes quantités permettant d'amortir les investissements spécifiques de stockage ou d'ensachage qui le complètent nécessairement. La frontière séparant ces modes de transport complémentaires dépend des quantités unitaires transportées et de la disponibilité en installation cimentières fixes : il existe donc, entre les deux modes, une zone de concurrence où ils sont substituables. Mais, comme les parties le soulignent elles-mêmes de façon convaincante, cette substituabilité des deux modes de transport n'est possible qu'à la marge et le transport par roll ne pourrait substantiellement se substituer au transport en vrac, pour ce qui concerne la Corse, en raison tant des capacités de transport mobilisables, que des coûts économiques et des infrastructures, de la réglementation édictée par les autorités portuaires privilégiant le transport des voyageurs à certaines périodes de l'année, et enfin des contraintes sociales.
2. SUR LES GRIEFS NOTIFIÉS
150. Pour assurer la clarté de la discussion, les dix griefs notifiés sont examinés selon les regroupements suivants :
a) Pratiques liées au protocole du 6 mai 1999 : grief n° 4 puis grief n° 8 b ;
b) Pratiques liées à la subdélégation du 8 novembre 1994 : grief n° 5 puis grief n° 9 a ;
c) Pratiques de remises fidélisantes : griefs n°1, n° 2, n° 3, puis grief n° 8 a ;
d) Pratiques de prix : grief n° 9 b et grief n° 10 ;
e) Pratiques d'entente entre négociants-grossistes : griefs n° 6 et 7.
a) Pratiques liées au protocole du 6 mai 1999
1. Sur l'entente entre Lafarge, Vicat et le Syndicat visant à lier les membres du Syndicat par un contrat d'approvisionnement en ciments Lafarge et Vicat (grief n° 4).
151. Il résulte des constatations figurant aux paragraphes 45 à 52 de la décision et des dispositions du protocole rappelées au paragraphe 52 qu'à la suite de la mise en place de la nouvelle desserte maritime assurée par la Someca pour le compte de Lafarge et Vicat à compter du 1er juillet 1998, les cimentiers français ont mené, conjointement, des négociations avec le Syndicat, afin de conclure un protocole d'accord par lequel le Syndicat s'engageait, au nom de ses membres, à favoriser l'approvisionnement du ciment en Corse par l'utilisation des moyens logistiques exclusifs de la Someca.
152. Lafarge et Vicat ont commencé par négocier, avec le Syndicat, la mise en place de contrats individuels d'approvisionnement exclusif entre les négociants d'une part et les producteurs Lafarge et Vicat d'autre part, comme en témoignent les pièces décrites aux paragraphes 46 à 48.
153. Ces négociations ont abouti à l'abandon du projet de contrats individuels exclusifs, remplacé, lors d'une réunion du 6 mai 1999 (cotes 378-380), par la signature d'un protocole d'accord entre le Syndicat corse des négociants en matériaux de construction d'une part et Lafarge et Vicat d'autre part, d'une durée de quatre ans renouvelable par tacite reconduction (annexe 33 cotes 1398-14000).
154. Ce protocole d'accord conclu entre les cimentiers français et le Syndicat pendant une durée de 4 ans, renouvelable tacitement, prévoit notamment (§52) :
- la coopération du syndicat pour atteindre l'objectif global minimum annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance de Nice prend la forme suivante : "Le syndicat corse prend acte de l'objectif global minimum annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance du port de Nice, par l'utilisation des moyens logistiques exclusifs de la Someca (...) Il s'engage à favoriser - dans le respect et les limites des contraintes réglementaires - l'acquisition et les moyens de stockage par ses membres" ;
- le contrôle des commandes de ciment en sac ou vrac enlevés dans les sites industriels de Lafarge et Vicat : "Ils [Lafarge et Vicat] s'engagent d'autre part, à déclarer auprès du Syndicat des négociants, les tonnages de ciments en sacs ou vrac/roll, enlevés dans leurs sites industriels à destination de la région Corse, afin de permettre la comptabilisation de ces tonnages dans les 130 000 tonnes prévues".
155. Par ce protocole d'accord, Lafarge, Vicat et le Syndicat se sont donc entendus pour lier les membres du Syndicat par un "engagement de favoriser l'acquisition et le stockage" de ces quantités grâce à l'utilisation des moyens exclusifs de la Someca, elle même liée à Lafarge et Vicat par un contrat exclusif (§ 31) à hauteur de 130 000 tonnes par an. En prenant "acte de (cet) objectif global minimum annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance du port de Nice", le Syndicat s'engageait donc, au nom de ses membres, à commander ce tonnage annuel à Lafarge et Vicat, tonnage couvrant l'essentiel des besoins des négociants corses. Pour les trois années pour lesquelles le rapport fournit des données fiables, ces 130 000 tonnes en cause représentent, en effet, 92,8 % en 1997, 97,8 % en 1998 et 96,1 % en 1999 du marché de gros du ciment sur lequel les membres du Syndicat constituent la demande (voir tableau 1 au § 20). Bien que les achats des négociants-grossistes membres du Syndicat aient, par la suite, dépassé ces 130 000 tonnes pour atteindre 132 900 tonnes en 1998 et 135 300 tonnes en 1999, le montant fixé représentait, à la date de l'accord, une évaluation raisonnable de la taille du marché. Il s'agissait, par conséquent, d'un engagement d'approvisionnement quasi exclusif des négociants corses auprès de Lafarge et Vicat.
156. L'article 5 du règlement n° 2790-1999 du 22 décembre 1999 concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité CE à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées, qui sert de "guide d'analyse utile" pour l'appréciation des restrictions verticales, précise que ne sont pas exemptables les obligations directes ou indirectes de non-concurrence, dont la durée est indéterminée ou dépasse cinq ans, (étant précisé qu'une obligation de non-concurrence tacitement renouvelable au-delà d'une période de cinq ans doit être considérée comme ayant été imposée pour une durée indéterminée), à savoir selon la définition donnée par le a) de l'article 1er, "toute obligation directe ou indirecte (...) imposant à l'acheteur d'acquérir auprès du fournisseur ou d'une autre entreprise désignée par le fournisseur plus de 80 % de ses achats annuels en biens ou services contractuels (...)" (Voir les décisions 04-D-67 et 05-D-48).
157. Il en résulte qu'en signant cette convention renouvelable par tacite reconduction, Lafarge, Vicat et le Syndicat ont limité la liberté d'approvisionnement des membres du Syndicat par "l'engagement" du Syndicat de "favoriser l'acquisition et le stockage", par ses membres, des 130 000 tonnes de ciment Lafarge ou Vicat, et de recourir exclusivement au transport du ciment en vrac via la Someca au détriment du transport par rolls. En contrepartie, les membres du Syndicat, tous négociants stockistes ensacheurs, se sont vus offrir des avantages commerciaux, consistant, notamment, à commercialiser les produits des éventuels nouveaux clients de Lafarge ou Vicat ne disposant pas de structures de stockage et d'ensachage.
Les arguments des parties
158. En premier lieu, les parties considèrent que le protocole signé le 6 mai 1999 ne crée pas d'obligation d'approvisionnement exclusif à la charge des négociants. Lafarge, Vicat et le Syndicat rappellent qu'aucune clause d'exclusivité ne figure dans le protocole, lequel stipule simplement que le Syndicat "prend acte de l'objectif global minimum annuel de 130 000 tonnes de ciment en provenance du port de Nice". Lafarge rappelle que le protocole a été une solution de remplacement pour faire face à l'échec des négociations portant sur des accords d'approvisionnement exclusif souhaités par les négociants, en raison des problèmes juridiques relevés par les cimentiers. En outre, en présence d'une telle obligation d'approvisionnement exclusif dans le protocole, ils n'auraient eu aucun intérêt à aligner leurs prix sur ceux des ciments importés et encore moins à mettre en place des remises conditionnées à un approvisionnement exclusif en ciment français à partir de juin 1999 (voir infra les griefs n° 1, 2, 3 et 8 a). Lafarge et Vicat invoquent également l'incapacité du Syndicat à engager juridiquement les négociants et à leur imposer le respect du protocole en cause.
159. En deuxième lieu, les parties soutiennent qu'une clause d'exclusivité n'est pas illicite en soi, à défaut d'objet ou d'effet anticoncurrentiels. La signature de ce protocole n'aurait eu ni pour objet ni pour effet de limiter la liberté d'approvisionnement des négociants et d'exclure le recours au ciment d'importation. L'obligation d'utiliser les moyens exclusifs de la Someca à hauteur de 130 000 tonnes de ciment transportées par an ne répondrait qu'à la nécessité de rentabiliser l'utilisation du navire et les investissements réalisés par la Someca et les cimentiers français pour maintenir des prix de transport concurrentiels après la suppression de la subvention territoriale (voir paragraphe 29). Cette garantie fixée à 130 000 tonnes aurait d'ailleurs été calculée en 1998 en fonction des coûts d'exploitation supportés par la Someca, et non en fonction du volume global annuel de ciment vendu en Corse. Enfin, selon les parties, ce protocole n'empêchait pas les négociants de s'approvisionner auprès d'autres fabricants par l'utilisation d'autres modes de transport, une fois leur engagement collectif de 130 000 tonnes respecté.
160. En dernier lieu, les mêmes arguments sont invoqués à l'appui d'une demande d'exemption des pratiques sur le fondement du 2° de l'articles L. 420-4 du Code de commerce et du § 3 de l'article 81 du traité CE, le Syndicat rappelant que le Conseil aurait exonéré sur ce fondement, dans sa décision n° 90-D-02, la constitution d'un groupement des négociants en matériaux de construction du Nord de l'île.
La réponse du Conseil
Sur l'engagement d'approvisionnement des négociants au travers du protocole
161. Le Conseil observe que les producteurs de ciment français, Lafarge et Vicat, ont signé une "convention maritime" avec un transporteur, la Someca, le 6 juillet 1998 pour lui accorder "l'exclusivité du transport de leur trafic de marchandises" (article 4) "depuis le continent vers la Corse sur la base d'une prévision de marché de 130 000 tonnes annuelles pendant toute la durée du contrat" (article 5). Cette convention a été signée pour une durée minimale de cinq ans à compter du 1er juillet 1998 (article 3).
162. Toutefois, il ressort de plusieurs pièces du dossier que, parallèlement à la signature de cette "convention maritime", Lafarge et Vicat ont engagé des négociations avec les distributeurs corses représentés par leur Syndicat, pour obtenir de leur part un engagement d'approvisionnement exclusif en ciment français par l'utilisation des moyens exclusifs de la Someca.
163. Ainsi, la télécopie envoyée le 2 juillet 1998 par M. I..., conseiller du Syndicat, à la société Vicat et le compte-rendu de la réunion du 8 juillet 1998 (paragraphe 46) démontrent que, dès le départ, les négociations avec le Syndicat avaient explicitement pour objet d'obtenir l'approvisionnement quasi exclusif des membres du Syndicat auprès de Lafarge et Vicat "afin de garantir le tonnage de 130 000 tonnes annuelles", au travers de la signature d'un accord entre le Syndicat et les cimentiers, les 130 000 tonnes correspondant précisément à l'ensemble des besoins en ciment des négociants en Corse. Le Syndicat reconnaît d'ailleurs dans ses observations qu'"à l'origine, ce chiffre de 130 000 tonnes a été fixé par référence à ce qui correspondait à la consommation totale de la Corse en ciment en 1997" et non à la simple couverture des coûts d'exploitation de la Someca.
164. Il en résulte que la mise en œuvre de ce système était comprise, par le Syndicat, comme impliquant l'exclusivité d'approvisionnement des négociants auprès de Lafarge et Vicat. L'accord des adhérents du Syndicat en faveur de cette obligation d'approvisionnement exclusive est par ailleurs démontré par la formule : "Un accord est donné par les négociants d'accepter au sein du syndicat, les nouveaux décidés à ne prendre que du ciment venant de métropole(...) Cette clause de livraison nécessite bien sûr l'exclusivité" (paragraphe 46). Il en résulte que le Syndicat était alors légitime à s'engager, au nom de ses membres, en faveur de l'utilisation exclusive des moyens de la Someca et par là même, à l'approvisionnement exclusif de ses membres en ciment Lafarge et Vicat.
165. Ce sont les cimentiers français qui, conscients des risques juridiques, se sont opposés à la signature de contrats d'approvisionnement exclusif individuels entre les producteurs et chaque négociant, compte tenu des risques d'incompatibilité de tels contrats avec l'ordonnance de 1986 : "Tout le monde est irrité par ce nouveau retard. Les juristes auraient pu s'apercevoir que ce projet risquait au vu de la loi de 86" (paragraphe 47). Un nouveau projet de contrat "Producteurs/Négociants" a été élaboré le 8 avril 1999 et retenu par le président du Syndicat, en même temps que la reprise des remises destinées à contrer les importations, pour aboutir le 6 mai 1999, à la signature du "Protocole" entre le Syndicat et Lafarge et Vicat. Or, ce protocole, d'une durée de quatre ans et renouvelé par tacite reconduction, a le même objet que les contrats d'approvisionnement exclusifs, mais utilise à dessein une formule moins contraignante, pour dissimuler son objet anticoncurrentiel réel, reprise au paragraphe 52 ("le Syndicat prend acte (...)...").
166. La reprise des remises constitue la contrepartie demandée par les négociants à leur engagement d'approvisionnement exclusif (cf. courrier du 30 avril 1999 ; § 49). Enfin, Lafarge et Vicat ne sauraient soutenir que le Syndicat n'était pas en mesure d'engager ses adhérents à respecter cet objectif alors que le protocole lui-même fait directement référence aux "adhérents" du Syndicat en précisant par exemple : "Les adhérents bénéficieront du meilleur prix du barème pratiqué par le producteur concerné à l'égard de ses propres clients pour une qualité et des quantités équivalentes de ciments (...)". Ceci est également confirmé par le fait que le protocole fait référence aux contrats de dépôt signés par les producteurs avec chaque adhérent : "Les producteurs ont signé avec chaque négociant "stockiste ensacheur" disposant de capacité de stockage sur pied (minimum 500 t) adapté à la norme ciments et optimisant le transport par bateau vraquier, un contrat de dépôt. La rémunération de ce dépôt est convenue au cas pa cas en fonction des services rendus par le négociant et de sa capacité de stockage". Enfin, le système des remises mentionné plus haut répondait aux demandes des adhérents et leur profitait directement.
167. Par conséquent, si le protocole ne contient pas formellement de clause d'approvisionnement exclusif de chaque négociant membre du Syndicat, auprès de Lafarge et Vicat, l'historique des négociations, l'engagement du Syndicat de favoriser l'utilisation des moyens exclusifs de la Someca afin de permettre le transport de 130 000 tonnes de ciment minimum par an et la signature de contrats de dépôt individuels entre les producteurs et chaque négociant leur imposant de ne stocker et de n'ensacher que des ciments normalisés NF, crée nécessairement à l'égard des négociants une obligation d'approvisionnement exclusif auprès des cimentiers français pour la quasi-totalité (130 000 tonnes) de leurs besoins en ciment. Le Syndicat reconnaît lui-même dans ses observations la réalité de cet engagement d'approvisionnement exclusif, au-delà des clauses volontairement prudentes du protocole, en précisant : "Le syndicat s'étant seulement engagé à favoriser une contribution de ses adhérents au fonctionnement d'une filière d'approvisionnement régulier de la Corse, l'accord ne les obligeait que pratiquement et moralement à s'approvisionner de façon exclusive via la Someca et donc en ciment des sociétés Lafarge et Vicat".
Sur l'objet et l'effet anticoncurrentiels du protocole
168. L'engagement du Syndicat de favoriser l'utilisation exclusive des moyens techniques de la Someca par ses adhérents, pour parvenir à transporter 130 000 tonnes de ciment minimum par an constitue bien une clause d'achat minimum auprès des producteurs français, ce minimum correspondant, en outre, à plus de 90 % du marché en cause, en restreignant à la portion congrue les possibilités d'importation en provenance de Grèce et d'Italie. En vertu de la jurisprudence rappelée plus haut, l'objet d'une telle stipulation est anticoncurrentiel. S'agissant de l'effet d'une telle pratique, le recours au transport de ciment en vrac par l'utilisation des moyens logistiques exclusifs de la Someca a nécessairement pour effet de restreindre le recours au transport de ciment acheminé par roll, et ce, non seulement provenant du port de Nice mais également du port de Marseille. Il convient en effet de rappeler que le volume total de ciment acheté en 1998 par les négociants corses était de 132 000 tonnes environ et estimé à 135 000 tonnes environ en 1999. Dès lors, même si les importations de ciment ont augmenté entre 1999 et 2003, elles sont principalement le fait des utilisateurs finals et non des négociants stockistes ensacheurs adhérents au Syndicat ayant signé le protocole, comme le soulignent elles-mêmes les parties lorsqu'elles évaluent l'importance du marché au détail échappant au marché de gros.
169. En outre, le Conseil note que les cimentiers avaient intérêt à s'engager vis-à-vis de Someca sur un tonnage à transporter annuellement proche d'une prévision raisonnable de la consommation car, s'ils s'étaient fixé (et avaient fixé aux négociants) un objectif plus élevé que l'estimation prudente du développement du marché, ils auraient couru le risque de ne pas l'atteindre et de devoir payer à la Someca les tonnages non transportés, comme leur contrat les y obligeait. En fixant à 130 000 tonnes l'objectif assigné aux négociants et en justifiant ce chiffre par celui de l'accord avec Someca, les cimentiers ne cherchaient pas, comme ils le prétendent, à laisser délibérément de la place aux importations concurrentes, mais à se protéger du risque de devoir payer à la Someca des indemnités pour n'avoir pas rempli leurs engagements. En tout état de cause, les chiffres figurant au dossier montrent que si certains adhérents ont continué à s'approvisionner en ciment étranger, ils n'ont pu le faire qu'à hauteur de moins de 10 % de leurs besoins sur l'ensemble des marchés corses. De plus, s'il est exact que le transport de ciment par roll a quasiment disparu à Nice compte tenu de la décision des autorités portuaires de privilégier le transport de voyageurs, le transport de ciment par roll au départ de Marseille a également périclité, alors même que 95 % des marchandises transportées en Corse, autres que le ciment et le pétrole, le sont à partir de Marseille par la technique du roll.
170. Par la signature du protocole, Lafarge et Vicat se sont donc assuré la répartition de l'approvisionnement de la quasi-totalité du marché du ciment en Corse (130 000 tonnes de ciment par an), au détriment de la concurrence éventuelle du ciment en provenance de Grèce et d'Italie. Le Syndicat a en effet observé qu'en vertu du protocole, les négociants étaient en mesure de s'approvisionner en ciment étranger dès lors qu'"ils tiennent leur engagement collectif d'assurer 130 000 tonnes à ce navire". Cet avantage est renforcé par le fait qu'en vertu des contrats de dépôts signés avec les négociants, ceux-ci se sont engagés à ne stocker et n'ensacher que des ciments normalisés de marque Lafarge et Vicat, et se trouvent donc dans l'impossibilité d'utiliser leurs infrastructures de stockage et d'ensachage pour des ciments étrangers, et ce même s'ils bénéficiaient de la norme NF. L'analyse du Syndicat selon laquelle "il n'y a pas pour eux d'alternative à la filière organisée par l'accord du 6 mai 1999 dès lors qu'ils entendent s'approvisionner de façon régulière en ciments certifiés NF ", illustre bien cette dépendance.
171. Enfin, il convient de souligner que le protocole a pour effet de créer un coût d'entrée très important sur le marché de la distribution du ciment en Corse puisque les nouveaux entrants potentiels n'ont qu'une alternative pour s'approvisionner en ciment français, soit investir dans des capacités de stockage de 500 tonnes minimum agréées NF et signer un contrat de dépôt avec Lafarge ou Vicat, soit s'approvisionner en ciment français auprès de leurs concurrents négociants stockistes. Cette barrière à l'entrée est confirmée par le fait qu'aucun nouvel entrant n'est apparu sur le marché de la distribution du ciment en Corse depuis 1998. Ainsi en se liant collectivement avec les deux cimentiers, les négociants réunis au sein du Syndicat se protégeaient contre l'arrivée éventuelle de concurrents.
172. Cette pratique a donc pour objet et pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment. Elle est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
Sur les justifications apportées par le Syndicat pour bénéficier d'une exemption individuelle au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce et, éventuellement, de l'article 81§3 du traité CE
173. Le 2° de l'article L. 420-1 du Code de commerce précise que ne sont pas soumises aux dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 les pratiques "dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique, y compris par la création ou le maintien d'emplois, et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause".
174. Pour bénéficier d'une exemption individuelle au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce et 81§3 du traité CE, les parties doivent démontrer que le protocole avait pour effet d'assurer un progrès économique, qu'il réservait aux utilisateurs une partie équitable du profit en résultant, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause, et enfin que la restriction de la concurrence qu'il impliquait était indispensable pour atteindre cet objectif de progrès.
175. Les parties allèguent que le système mis en place était le seul système permettant d'assurer la pérennité de la desserte de l'île, à des coûts raisonnables. Le gain d'efficience supposé procurer par l'usage d'un navire vraquier en monopole transportant un tonnage annuel proche de l'estimation du besoin total en ciment de la Corse constitue l'argument principal mis en avant par les parties pour justifier l'empilement de leurs accords d'exclusivité : exclusivité du transport par Someca des ciments Lafarge et Vicat à hauteur de 130 000 tonnes annuelles et exclusivité de l'approvisionnement des négociants-grossistes auprès de la même Someca pour les mêmes tonnages. Ainsi, ce gain d'efficience, au demeurant non argumenté par les parties, justifierait l'exclusivité subséquente de Lafarge et Vicat sur la fourniture de ces 130 000 tonnes. Mais il n'est pas besoin d'examiner la réalité du gain d'efficience allégué. En effet, le texte du protocole relatif à la clause de comptabilisation des volumes faisant l'objet de l'engagement des négociants-grossistes prévoit que "Ils [Lafarge et Vicat] s'engagent d'autre part, à déclarer auprès du Syndicat des négociants, les tonnages de ciments en sacs ou vrac/roll, enlevés dans leurs sites industriels à destination de la région Corse, afin de permettre la comptabilisation de ces tonnages dans les 130 000 tonnes prévues". Cet ajout démontre à lui seul que l'objectif premier du protocole n'était pas d'optimiser les coûts du transport par la Someca, mais seulement d'amener à 130 000 tonnes par an les tonnages vendus par Lafarge et Vicat, quel que soit le mode de transport, puisque même les quantités transportées en sacs ou en vrac-rolls, c'est-à-dire en dehors de la Someca, étaient comptabilisées dans l'engagement des négociants-grossistes, dès l'instant qu'il s'agissait bien de ciment produit par Lafarge ou Vicat.
176. A titre surabondant, il y a lieu de constater que le simple fait que le protocole ait pour objet et pour effet d'obliger les négociants-grossistes membres du Syndicat réalisant plus de 90 % de la distribution en gros du ciment en Corse, de s'approvisionner exclusivement, pour la quasi-totalité de leurs besoins, à savoir 130 000 tonnes minimum par an, auprès des producteurs de ciment français, suffit à établir que cette pratique élimine de manière substantielle la concurrence avec les fournisseurs de ciment étranger. En outre, il n'est pas démontré que le protocole du 6 mai 1999 et l'accord d'exclusivité entre Lafarge, Vicat et Someca étaient indispensables pour maintenir un système d'approvisionnement du ciment en vrac : même à supposer que ce mode de transport ait contribué au progrès économique, n'est pas démontrée la nécessité pour la Someca de ne transporter que du ciment Lafarge ou Vicat.
177. Par conséquent, la pratique ne saurait être exemptée au titre de l'article L. 420-4 du Code de commerce et, éventuellement, de l'article 81 §3 du traité CE.
178. En conclusion, il ressort des pièces du dossier que Lafarge, Vicat et le Syndicat des négociants en matériaux de construction se sont entendus par le biais du protocole d'accord du 6 mai 1999, afin de lier, pendant quatre ans au moins, les membres du Syndicat par un engagement d'approvisionnement quasi exclusif en ciment Lafarge et Vicat, à hauteur de 130 000 tonnes de ciment, soit plus de 90 % de leurs besoins. Ce protocole, renouvelé tacitement, a eu pour objet et pour effet de restreindre artificiellement la concurrence sur le marché du transport de ciment en provenance de France et de barrer l'accès des marchés de l'approvisionnement en ciment en Corse aux concurrents grecs et italiens. Cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce. Elle n'est pas exemptable au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce ou, éventuellement, de l'article 81 §3 du traité CE.
2. Sur l'abus de position dominante collective de Lafarge et Vicat visant à lier les membres du Syndicat par une promesse d'approvisionnement exclusif (grief n° 8 b)
179. De jurisprudence constante, la dominance collective se différencie de l'entente. Sont en dominance collective des entreprises qui, du fait de leurs caractéristiques propres et des circonstances spécifiques au marché concerné, adoptent des comportements parallèles qui les conduisent à se comporter comme si elles ne formaient qu'une seule entreprise, sans que cette identité de comportement nécessite le concours de leurs volontés. A l'inverse, l'entente résulte précisément de ce concours des volontés. En l'espèce, dès lors qu'il a été démontré que le protocole du 6 mai 1999 constituait une entente, c'est-à-dire résultait d'un accord de volontés, notamment de la part de Lafarge et Vicat, cette qualification rend sans objet la recherche d'une explication de la pratique en cause par un simple parallélisme de comportement de Lafarge et Vicat. Il n'est donc pas nécessaire, en l'espèce, de se prononcer sur le grief n° 8 b.
b) Pratiques liées à la subdélégation du 8 novembre 1994
1. Sur l'entente entre Lafarge, Vicat et le GIE au moyen de la subdélégation comportant une obligation d'approvisionnement exclusif (grief n° 5)
180. Il résulte des constatations opérées aux paragraphes 53 à 59 que le GIE a pour objet l'exploitation exclusive des installations de stockage et d'ensachage du ciment sur le port de Bastia, en vertu d'une convention de subdélégation conclue avec Lafarge et Vicat le 8 novembre 1994, pour une période de trente ans. Il en résulte que le GIE doit être regardé comme un "passage obligé" pour les négociants installés en Haute-Corse qui ne disposent pas d'installations de stockage et d'ensachage alternatives sur le port de Bastia.
181. En vertu de l'article 1er de la convention, "En contrepartie de l'octroi de l'exploitation exclusive des installations de ciments, le GIE s'engage en qualité de porte-fort, à ce que ses membres s'approvisionnent exclusivement auprès de Ciments Lafarge et Vicat, pour les gammes des catégories de produits transitant ou ayant transité par les installations faisant l'objet du présent contrat". Cette convention de subdélégation conclue entre le GIE et les cimentiers français Lafarge et Vicat crée à l'égard des négociants de Haute-Corse, quasiment tous membres du GIE, une obligation d'approvisionnement exclusif, en gammes de ciment transitant ou ayant transité par les infrastructures du GIE, auprès de Lafarge et Vicat pendant une période de 30 ans. Cette obligation signifie que pour toutes les gammes transitant ou ayant transité dans les silos, soit principalement les gammes 42,5 et 52,5 qui représentent la majeure partie du ciment vendu en Corse, le GIE s'engage à ce que ses membres s'approvisionnent exclusivement en ciments Lafarge et Vicat.
182. La convention de subdélégation décrite au paragraphe 53, crée par ailleurs de nombreuses contraintes pour les négociants de nature à restreindre le jeu de la concurrence en Haute-Corse, car elle implique :
- l'obligation d'être membre du GIE pour pouvoir utiliser les infrastructures de stockage et d'ensachage du port de Bastia. Or, l'admission d'un nouveau membre ne peut résulter que d'une décision de l'assemblée générale extraordinaire des membres du Groupement et peut être subordonnée au versement d'un droit d'entrée, au moment de l'admission, fixé à 1 million de francs en 1998, de sorte que certains revendeurs de ciment, comme Corse Carrelage, ont renoncé à adhérer au GIE (annexe 24 cotes 1179 à 1185) ;
- l'obligation pour les membres du GIE de s'approvisionner en ciment exclusivement auprès de Lafarge ou Vicat sur le port de Bastia. La convention précise d'ailleurs qu'il s'agit d'une "condition essentielle" de la convention "sans laquelle Lafarge et Vicat n'accepteraient pas d'octroyer l'exclusivité de l'exploitation au GIE" ;
- en pratique, l'obligation pour les membres de passer par le GIE pour commander du ciment Lafarge ou Vicat, sans pouvoir s'adresser directement au producteur ;
- l'interdiction pour les membres du GIE d'utiliser les infrastructures du port de Bastia pour stocker ou ensacher du ciment d'autres marques, notamment du ciment en provenance d'Italie ou de Grèce ;
- l'interdiction pour les membres du GIE de s'approvisionner en ciment Lafarge et Vicat sur d'autres ports situés en Haute-Corse comme Calvi ou l'île Rousse, et l'interdiction d'utiliser d'autres infrastructures de stockage et d'ensachage en Haute-Corse pour du ciment Lafarge et Vicat, comme en témoigne M. Q..., président de la société Brico Balagne, qui a dû vendre ses infrastructures de stockage et d'ensachage pour adhérer à la convention GIE-Lafarge-Vicat (paragraphes 54 à 58 - annexe 20, cote 1138 à 1143). Toutefois, il ressort également de l'instruction que cette dernière obligation n'est pas imposée avec la même vigueur à tous les membres du GIE ; en effet, le groupe Balagne Matériaux, membre du GIE, dispose de ses propres infrastructures de stockage et d'ensachage de ciment sur le port de Calvi et ne fait l'objet d'aucune récrimination de la part du GIE ou des cimentiers français. Cette situation semble toutefois trouver une explication dans le fait que M. B..., directeur du groupe Balagne Matériaux, est également administrateur du GIE et est devenu le principal client de Vicat à partir de juillet 1998.
183. L'article 5 du règlement n° 2790-1999 du 22 décembre 1999 concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité CE à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées, qui sert de "guide d'analyse utile" pour l'appréciation des restrictions verticales, précise que ne sont pas exemptables les obligations directes ou indirectes de non-concurrence, dont la durée est indéterminée ou dépasse cinq ans, (étant précisé qu'une obligation de non-concurrence tacitement renouvelable au-delà d'une période de cinq ans doit être considérée comme ayant été imposée pour une durée indéterminée), à savoir selon la définition donnée par le a) de l'article 1er, "toute obligation directe ou indirecte (...) imposant à l'acheteur d'acquérir auprès du fournisseur ou d'une autre entreprise désignée par le fournisseur plus de 80 % de ses achats annuels en biens ou services contractuels (...)" (Voir les décisions 04-D-67 et 05-D-48).
184. Il en résulte qu'en signant cette convention de subdélégation, le 8 novembre 1994, pour une durée de 30 ans, Lafarge, Vicat et le GIE ont imposé aux négociants de Haute-Corse, quasi tous membres du GIE, une obligation d'approvisionnement exclusif en ciment Lafarge et Vicat pendant une période de 30 ans.
Les arguments des parties
185. Les parties considèrent que la convention de subdélégation du 8 novembre 1994 a été mal interprétée dans la notification de griefs, laquelle n'a pas tenu compte du contexte général et particulier ayant conduit à la signature de cette convention (paragraphe 15 de la décision).
186. Elles soutiennent que la convention de subdélégation n'emporte aucune obligation générale d'approvisionnement exclusif pour les membres du GIE auprès de Lafarge et Vicat et n'a donc ni objet ni effet anticoncurrentiel. L'article 1er de la convention cité au paragraphe 53 n'aurait fait que déléguer au GIE l'exploitation exclusive des quatre silos situés sur le port de Bastia, accordée par la CCI à Lafarge et Vicat dans le cadre de la convention et du protocole du 27 septembre 1994. Ce dernier stipule en effet : "en contrepartie de leur participation financière telle que définie à l'article 5 ci-après, la CCI accorde aux producteurs un droit exclusif d'exploitation des silos à ciment sur le port de Bastia". Cette condition d'approvisionnement exclusif en ciment de marque Lafarge et Vicat "pour les gammes de ciment transitant ou ayant transité par les silos" serait donc la conséquence de l'exclusivité d'exploiter initialement déléguée par la CCI aux deux cimentiers, justifiée par les investissements financiers que ces producteurs ont réalisés sur ces infrastructures et par la nécessité de respecter la traçabilité des ciments, conformément à la réglementation AFNOR en vigueur, puis subdéléguée au GIE.
187. Les parties font également valoir qu'il demeurait plusieurs possibilités d'approvisionnement alternatif. Les négociants membres du GIE pouvaient en effet s'approvisionner en ciment étranger en sac ou en vrac par le biais des transporteurs étrangers, ce qu'ont fait ETM, Avenir Agricole, Méoni et d'autres, sans jamais subir de mesures de rétorsion de la part des producteurs français ou du GIE ; ou en ciment français "sortie bateaux" sans utiliser les infrastructures du port de Bastia ; ou encore en ciment français en utilisant leurs propres infrastructures de stockage et d'ensachage sur un autre port ainsi que l'ont fait Balagne Matériaux à Calvi et ETM à Porto-Vecchio.
188. Les entreprises ou organisations mises en cause reconnaissent néanmoins qu'il était dans l'intérêt des membres du GIE de s'approvisionner sur le port de Bastia via les infrastructures déléguées au GIE, compte tenu du paiement des redevances représentant un coût fixe pour le GIE et ses membres. Le GIE précise également que ce système n'avait aucun effet d'exclusion vis-à-vis des négociants qui pouvaient demander leur adhésion au GIE, sachant qu'aucune caution n'a jamais été exigée alors même que les statuts du GIE prévoyaient cette possibilité. Enfin, la présence de deux emplacements libres sur le port de Bastia permettait également à tout producteur souhaitant entrer sur le marché de construire des silos supplémentaires de stockage et d'ensachage, sous réserve de l'accord de la CCI, et de concurrencer directement Lafarge et Vicat. Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, les parties invitent le Conseil à constater que cette convention de subdélégation, négociée en accord avec les pouvoirs publics, est parfaitement légitime et n'entre pas dans le champ des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81§1 du traité CE. Elles soutiennent enfin qu'elle remplit à tout le moins les conditions d'exemption du 2° de l'article L. 420-4 du Code de commerce et du § 3 de l'article 81 du traité CE.
189. Le GIE prétend en outre que si le Conseil retenait l'existence d'une pratique anticoncurrentielle, il devrait faire application du 1° de l'article L. 420-4 du Code de commerce et de l'arrêt CIF de la Cour de justice des Communautés européennes du 9 septembre 2003 (C-198-01) selon lequel : "en présence de comportements d'entreprises contraires à l'article 81§1 du Traité instituant la CE, qui sont imposés ou favorisés par une législation nationale qui en légitime ou renforce les effets (...), une autorité nationale de la concurrence (...) ne peut infliger de sanction aux entreprises concernées pour des comportements passés lorsque ceux-ci étaient imposés par cette législation nationale".
La réponse du Conseil
190. A titre liminaire, il convient de rappeler que le 1° de l'article L. 420-4 du Code de commerce, de même que l'arrêt CIF cité par le GIE, ne trouvent pas à s'appliquer en l'espèce, compte tenu du fait que la convention de subdélégation du 8 novembre 1994 susceptible d'être qualifiée d'entente anticoncurrentielle ne résulte pas de la mise en œuvre d'un texte législatif ou réglementaire qui en légitimerait ou en renforcerait les effets, mais de la mise en œuvre de contrats administratifs auxquels les entreprises mises en cause sont elles-mêmes parties (le protocole et le sous-traité d'exploitation d'outillage public de stockage et d'ensachage de ciment signés le 27 septembre 1994 entre la CCI de Bastia et de Haute-Corse, et les cimentiers).
Sur l'objet et l'effet anticoncurrentiels de la convention de subdélégation
191. S'agissant du fond de la pratique en cause et contrairement aux allégations des parties, la convention de subdélégation du 8 novembre 1994 impose au GIE et à ses membres un approvisionnement exclusif auprès de Lafarge et de Vicat. En effet, l'article 1er du contrat énonce que "le GIE s'engage en qualité de porte-fort, à ce que ses membres s'approvisionnent exclusivement auprès de Ciments Lafarge et Vicat, pour les gammes des catégories de produits transitant ou ayant transité par les installations faisant l'objet du présent contrat" (soulignement ajouté). Les parties déduisent du libellé de cette clause que l'exclusivité dont bénéficient Lafarge et Vicat se limite à ce que ne transitent par les silos en question que leurs produits, ce qu'ils estiment justifié du fait qu'ils ont financé par un prêt la rénovation desdits silos. Mais l'interprétation ainsi suggérée n'est pas conforme au libellé même de la clause. En effet, cette dernière ne limite pas l'exclusivité "aux produits transitant" mais "aux gammes des catégories de produits transitant", ce qui étend l'exclusivité non seulement aux produits entrant dans les silos du port de Bastia mais aussi à tous les produits des mêmes gammes.
192. En effet, si l'exclusivité s'applique aux "gammes" des produits transitant, elle prend une portée beaucoup plus générale car il n'est plus nécessaire que ces gammes transitent effectivement par les silos : il suffit qu'elles soient les mêmes que celles qui transitent. Si ambiguïté il y avait, elle est levée par l'ajout des mots "ou ayant transité" qui montrent, sans doute possible, que l'exclusivité ne se limite pas aux produits qui transitent effectivement par les silos puisqu'elle concerne explicitement des produits qui n'y transitent pas. Il en résulte non seulement que les membres du GIE ne pouvaient utiliser les installations de stockage et d'ensachage situées sur le port de Bastia pour des ciments de marques concurrentes de Lafarge et Vicat, mais encore que ces adhérents avaient l'obligation générale d'approvisionnement exclusif auprès de Lafarge et Vicat "pour les gammes de produits transitant ou ayant transité par les installations", et ce quels que soient les modes et lieux de stockage retenus. L'exclusivité ne porte donc pas sur l'utilisation des installations de stockage, ce qui laisserait aux membres du GIE toute liberté pour acheter des produits à d'autres que Lafarge et Vicat à la seule condition de ne pas les faire transiter par les silos en question, mais sur les produit identiques à ceux transitant ou ayant transité dans ces installations, c'est-à-dire aux ciments de Lafarge et Vicat.
193. Au surplus, c'est bien dans cette acception que les négociants-grossistes du GIE ont compris la clause d'exclusivité. Au cours de son audition en date du 21 mars 2005, M. Q..., de Brico Balagne, exposait (annexe B5 audition de Brico Balagne, page 3) que la signature de la convention d'approvisionnement exclusif auprès du groupement équivalait à un approvisionnement exclusif auprès de Lafarge et Vicat : "Nous avons d'abord refusé (de signer la convention) car nous ne voulions pas nous fournir exclusivement auprès de Lafarge et Vicat via le groupement".
194. Cette convention crée une restriction caractérisée à la liberté d'approvisionnement des négociants membres du GIE. Cette restriction s'ajoute à la pression financière qui pesait sur les membres du GIE les incitant à ne pas contrevenir à l'exclusivité à laquelle ils avaient consenti en faveur de Lafarge et Vicat. En effet, le remboursement du prêt accordé par les cimentiers pour rénover les silos est à la charge du GIE, ses mensualités constituant une charge fixe (la principale charge du GIE) indépendante de la quantité de ciment transitant par les silos. Il s'ensuit que toute velléité des membres du GIE de s'approvisionner en dehors des produits de Lafarge et Vicat ne pouvait que restreindre, tonne pour tonne, les quantités de ciment transitant par les silos et donc les recettes du GIE, sans diminuer le principal de ses charges. Une fois l'entente conclue, l'intérêt financier du GIE était d'obtenir la pleine participation de ses membres. Ainsi, le GIE a menacé deux de ses membres d'exclusion, pour ne pas avoir ratifié la convention (Brico Balagne - § 55 à 58) ou pour avoir préféré un mode d'approvisionnement autre que l'utilisation des infrastructures du port de Bastia (ETM - § 59).
195. Cette pratique a eu pour effet de réduire très sensiblement les débouchés d'autres fournisseurs de ciment (grecs ou italiens) sur le marché de Haute-Corse. La très grande majorité du ciment en provenance d'Italie ou de Grèce débarquant sur les ports de Haute-Corse était destinée à des revendeurs non spécialisés (Corse Carrelage, Baticash, Piperrini) et à des entreprises de travaux (Mercuri et Navarro), c'est-à-dire au marché aval où la demande était constituée par les utilisateurs finals. En pratique, en 1999, seuls deux négociants membres du GIE s'approvisionnaient en ciment grec ou italien malgré des prix très inférieurs à ceux pratiqués par les cimentiers français : Brico Balagne installé à l'île Rousse et les Établissements Avenir agricole installés sur la côte orientale.
196. Cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
Sur la demande d'exemption au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce et éventuellement 81 § 3 du traité CE
197. Lafarge et Vicat font valoir que, à la supposer établie, la pratique d'exclusivité découlant de la convention de subdélégation doit être exemptée au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce ou 81§3 du traité CE.
198. Le deuxième alinéa de l'article L. 420-4 du Code de commerce prévoit que ne sont pas soumises aux dispositions de l'article L. 420-1 et L. 420-2, les pratiques "dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer le progrès économique, y compris par la création ou le maintien d'emplois, et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du progrès qui en résulte sans donner aux entreprises intéressés la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause".
199. Cependant il appartient aux auteurs des pratiques anticoncurrentielles de démontrer, non seulement que ces actions comportent des avantages économiques, mais encore que ceux-ci sont suffisants pour compenser les incidences des pratiques sur la concurrence (Cour d'appel de Paris, 17 juin 1992, Compagnie générale de vidéocommunication). Par ailleurs, le progrès économique invoqué doit, ainsi que l'a rappelé le Conseil dans un avis n° 99-A-17 du 17 novembre 1999, "constituer un progrès pour la collectivité dans son ensemble et non simplement permettre une amélioration conjoncturelle de la situation des entreprises concernées" et il doit, notamment "être établi que le progrès économique allégué est la conséquence directe des pratiques en cause et qu'il n'aurait pu être obtenu par d'autres voies".
200. En l'espèce, le Conseil n'entend pas contester que des installations cimentières modernisées à Bastia puissent constituer un progrès économique grâce à l'efficacité plus grande qu'elles apportent à la manutention du ciment. Le Conseil ne se prononce pas sur la licéité du comportement de Lafarge et Vicat ayant consisté à utiliser la liberté commerciale d'exploitation concédée par la CCI de Bastia pour réserver les silos de Bastia aux ciments de leurs marques. En revanche, en subdéléguant cette exploitation exclusive à leurs clients négociants-grossistes et en reportant la charge du remboursement du prêt accordé, Lafarge et Vicat exerçaient déjà sur ces clients une pression financière susceptible de les dissuader de s'adresser à la concurrence étrangère, indépendamment de la restriction explicite de concurrence qu'impliquent les termes mêmes de la subdélégation. Le Conseil note que toute restriction du nombre des marques de ciment autorisées dans les silos de Bastia diminue la rentabilité économique potentielle de ces silos de Bastia.
201. Surtout le Conseil a montré que, contrairement aux allégations des parties, la convention de subdélégation impose aux négociants l'achat exclusif "des gammes" des ciments Lafarge ou Vicat pour toutes les opérations de ces négociants, qu'elles mettent ou non en œuvre les silos de Bastia. Parce qu'elle impose l'usage exclusif des marques Lafarge ou Vicat, même en dehors des silos de Bastia, la pratique découlant de la convention n'est pas nécessaire à l'obtention du progrès économique supposé fourni par ces silos. La condition principale de l'exemption est donc absente.
202. En conséquence, la pratique ne peut être exemptée au titre des articles L. 420-4 du Code de commerce ou 81 §3 du traité CE.
203. En conclusion, Lafarge, Vicat et le GIE se sont entendus par le moyen de la convention de subdélégation du 8 novembre 1994, afin de lier sur une période de 30 ans les négociants de Haute-Corse, par un engagement d'approvisionnement exclusif, aux cimentiers Lafarge et Vicat, notamment pour les ciments des types les plus usuels (32,5, 42,5, 52,5), que ces approvisionnements transitent ou non par les silos en questions, empêchant ainsi les négociants membres du GIE d'avoir recours à d'autres sources d'approvisionnement alternatif, et notamment au ciment d'importation en provenance de Grèce et d'Italie, et facilitant le remboursement par le GIE du prêt bonifié consenti par Lafarge et Vicat. Cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et n'est pas exemptable au titre des articles L. 420-4 ou 81 §3 du CE.
2. Sur l'abus de position dominante collective de Lafarge et Vicat visant à lier les membres du GIE par une obligation d'approvisionnement exclusif (grief n° 9 a)
204. De jurisprudence constante, la dominance collective se différencie de l'entente. Sont en dominance collective, des entreprises qui, du fait des circonstances spécifiques au marché concerné et de leurs caractéristiques propres, adoptent des comportements parallèles qui les conduisent à se comporter comme si elles ne formaient qu'une seule entreprise, sans que cette identité de comportement nécessite le concours de leurs volontés. A l'inverse, l'entente résulte précisément de ce concours des volontés. En l'espèce, dès lors qu'il a été démontré que la subdélégation du 8 novembre 1994 constituait une entente, c'est-à-dire résultait d'un accord de volontés, notamment de la part de Lafarge et Vicat, cette qualification rend sans objet la recherche d'une explication de la pratique en cause par un simple parallélisme de comportement de Lafarge et Vicat. Il n'est donc pas nécessaire de se prononcer sur le bien fondé du grief n° 9 a.
c) Pratiques de remises fidélisantes (griefs n° 1, 2 et 3 d'une part, 8 a d'autre part)
1. Sur les ententes entre Vicat, le GIE et le Syndicat (grief n° 1), entre Lafarge, le GIE et le Syndicat (grief n° 2) et entre Vicat, Lafarge, le GIE et le Syndicat (grief n° 3) visant à la mise en place de remises fidélisantes
205. Les pratiques de remises fidélisantes ont été notifiées sous la qualification d'entente entre Vicat, le GIE et le Syndicat (grief n° 1), d'entente entre Lafarge, le GIE et le Syndicat (grief n° 2) et d'entente entre Vicat, Lafarge, le GIE et le Syndicat (grief n° 3). Les ententes précédemment retenues, s'agissant des griefs nos 4 et 5, visaient des pratiques de répartition exclusive des marchés. Le concours des volontés, avéré pour ces ententes de répartition, ne s'étend pas nécessairement aux pratiques de remises : les griefs nos 1, 2 et 3 nécessitent donc de démontrer l'existence d'un concours de volontés spécifique à l'attribution de ces remises. Mais à la différence des pratiques faisant l'objet des griefs nos 4 et 5 où la preuve de l'accord des volontés résultait des dispositions contractuelles du protocole du 6 mai 1999 et de la subdélégation du 8 novembre 1994, les éléments du dossier n'établissent pas à suffisance de droit que les remises fidélisantes pratiquées révèlent l'existence d'ententes entre Lafarge, Vicat, le Syndicat et le GIE. Le dossier n'établissant pas à suffisance la preuve d'un accord de volontés sur ce point, les griefs n° 1, 2 et 3 doivent être écartés.
206. Néanmoins, il n'est pas exclu que Lafarge et Vicat aient adopté, en matière de remises, des comportements parallèles caractéristiques de la dominance collective, puis aient abusé de cette dominance. Il convient donc d'examiner le grief n° 8 a.
2. Sur l'abus de position dominante collective de Lafarge et Vicat visant à la mise en place de remises fidélisantes (grief n° 8 a)
En premier lieu : sur la dominance collective de Lafarge et Vicat sur le marché de gros de l'approvisionnement de la Corse en ciment
207. Dans ses décisions n°06-D-02 du 20 février 2006 et n°06-D-18 du 28 juin 2006, le Conseil de la concurrence a rappelé les principes dégagés par la jurisprudence française et communautaire pour définir une position dominante collective :
"pour démontrer l'existence d'une position dominante collective, il faut établir que les entreprises "ont, ensemble, notamment en raison des facteurs de corrélation existant entre elles, le pouvoir d'adopter une même ligne d'action sur le marché et d'agir dans une mesure appréciable indépendamment des autres concurrents, de leur clientèle et, finalement, des consommateurs" (CJCE, 31 mars 1998, aff. jointes C-68-94 et C-30-95, Kali & Saltz, pt. 221; TPICE, 25 mars 1999, aff. T-102-96, Gencor, pt. 163), ce qui peut ressortir de l'examen même des liens ou facteurs de corrélation juridiques existant entre les entreprises ou de l'examen de la structure du marché selon les critères dégagés par le Tribunal de première instance des communautés dans l'arrêt Airtours.
L'existence de liens structurels entre des entreprises d'une part, tels que des liens en capital ou encore des accords formalisés entre elles, et l'adoption d'une ligne commune d'action sur le marché d'autre part, suffisent à démontrer l'existence d'une position de dominance collective (CJCE, 16 mars 2000, Compagnie maritime belge ; TPICE, 7 octobre 1999, Irish Sugar ; Cour de cassation, 5 mars 1996, Total Réunion Comores ; Cour d'appel de Paris, 30 octobre 2001, OMVESA ; Cour d'appel de Paris, 4 juin 2002, CFDT Radio Télé).
En l'absence de tels liens, la seule structure du marché peut permettre de mettre en évidence une position dominante collective, si les critères cumulatifs dégagés par le Tribunal de première instance dans son arrêt Airtours du 6 juin 2002 (affaire T-342-99) sont réunis, à savoir la structure oligopolistique et la transparence du marché concerné, la possibilité d'exercer des représailles sur les entreprises déviant de la ligne d'action commune et enfin la non contestabilité du marché ou l'absence de compétition potentielle (...)".
208. Cette définition alternative de la position dominante collective est celle retenue par la notification de griefs qui alléguait en l'espèce, d'une part, l'existence de liens structurels et l'existence d'une ligne d'action commune entre Lafarge et Vicat sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment et sur le marché du transport de ciment à destination de la Corse, d'autre part, de manière subsidiaire, l'existence de facteurs de corrélation économique entre ces entreprises au sens de la jurisprudence Airtours.
209. Toutefois, Lafarge et Vicat contestent tant l'existence de liens structurels et l'adoption d'une ligne d'action commune que la réunion des facteurs de corrélation économique dégagés dans la jurisprudence Airtours. Les entreprises mises en cause concluent à l'absence de position dominante collective sur le marché en cause.
i) Sur l'existence de liens structurels et d'une stratégie commune
210. Lafarge invoque la jurisprudence interne et communautaire pour soutenir que "l'identification de liens structurels suppose des liens capitalistiques particulièrement forts tels que des entreprises communes multiples ou encore des liens de participation donnant le bénéfice de sièges au conseil d'administration". Elle en conclut que "la série de contrats dont la notification de griefs tente de tirer argument ne permet manifestement pas de constater que Lafarge Ciments et Vicat se seraient présentées comme une entité collective sur le marché du ciment". Elle poursuit en soutenant qu'elle n'a que peu de chose en commun avec Vicat au motif que Lafarge est un groupe international spécialisé dans les matériaux de construction, contrairement à Vicat, société familiale française multi-produits d'envergure régionale.
211. Vicat précise que la série de contrats conclus entre les deux fournisseurs de ciment français visait seulement à assurer la continuité des approvisionnements en provenance de France auprès des négociants et n'avait pas d'objet anticoncurrentiel. En tout état de cause, les négociants s'adressaient directement à leurs fournisseurs pour passer leurs commandes, elles-mêmes répercutées auprès de l'affréteur Pittaluga de sorte que Lafarge et Vicat ne se présentaient pas comme une entité collective sur le marché.
212. Mais il résulte d'une jurisprudence constante que la notion de "liens structurels" ne vise pas seulement l'existence de liens capitalistiques ou de participations croisées dans les organes dirigeants mais couvre également d'autres situations, dont notamment : des liens contractuels (décision 2000-D-83 du 13 février 2001), le recours au même prestataire (décisions 97-D-21 du 25 mars 1997, 06-D-02 du 20 février 2006 et 06-D-18 du 28 juin 2006), et la mise en commun de moyens techniques (Cour d'appel de Paris, 6 juillet 1994, Total Réunion Comores, décision n° 06-D-02).
213. Or, en l'espèce, Lafarge et Vicat se sont présentés conjointement pour signer ensemble une série de contrats ayant pour objet :
- d'exploiter en commun et de manière exclusive les infrastructures de stockage et d'ensachage de ciment sur le port de Bastia en vertu du "sous-traité d'exploitation d'un outillage public de stockage et d'ensachage du ciment " et du protocole d'accord signés avec la CCI de Haute-Corse le 27 septembre 1994 (paragraphe 16) ;
- de subdéléguer de manière conjointe au même prestataire, le GIE, l'exploitation des infrastructures de stockage et d'ensachage du port de Bastia (paragraphe 17) ;
- d'assurer en commun le transport de ciment en vrac depuis la France continentale en ayant recours au même affréteur, Pittaluga, et au même transporteur, Someca, en vertu d'une convention maritime du 6 juillet 1998 (paragraphe 31) qui fait de Someca l'opérateur exclusif commun aux deux cimentiers ;
- d'approvisionner de manière conjointe les négociants membres du Syndicat corse des négociants en matériaux de construction via les moyens logistiques exclusifs de la Someca en vertu d'un protocole d'accord du 6 mai 1999 (paragraphe 52). 71
214. Concernant la Someca, le Conseil constate que les deux cimentiers français contrôlent entièrement son activité, compte tenu de la convention maritime signée conjointement le 6 juillet 1998. Cette convention d'une durée de cinq ans, renouvelée pour une durée de 8 ans le 1er juillet 2003, assure aux deux cimentiers une position de monopsone le marché du transport de ciment en vrac à destination de la Corse, ce qui constitue, pour les deux cimentiers, un lien structurel important pour le marché de l'approvisionnement en gros.
215. Au total, il résulte de tout ce qui précède que Lafarge et Vicat se sont présentés comme une entité collective auprès des sociétés Pittaluga, Someca Transport, du Syndicat des négociants en matériaux de construction, de la CCI de Bastia et du GIE, au travers de la signature de nombreux contrats. Le fait que ces différents contrats aient ou non un objet anticoncurrentiel et que les négociants commandent directement le ciment auprès de Lafarge ou Vicat n'est pas pertinent au stade de la démonstration de l'existence d'une position dominante collective, dès lors que l'existence de relations commerciales directes entre chaque cimentier et ses clients ne fait pas obstacle à l'instauration et à la mise en œuvre d'une stratégie commune par les cimentiers français partageant ces liens structurels.
216. Or, tel est bien le cas en l'espèce. En effet, la signature des différents contrats évoqués plus haut a notamment permis à Lafarge et Vicat d'approvisionner les négociants corses de manière quasi-exclusive en ciment en vrac via le(s) bateau(x) de la Someca, puisque les ventes de ciment en vrac ont représenté jusqu'à 97 % des ventes de ciment en Corse de la part des cimentiers français sur la période 1996-1999. Les cimentiers français ont pu ainsi favoriser le recours aux infrastructures de stockage et d'ensachage, notamment sur le port de Bastia afin de rentabiliser le financement de ces installations, et limiter les pénalités financières dues à la Someca en cas de fret annuel global inférieur à 130 000 tonnes, en obtenant l'engagement des négociants de s'approvisionner en ciment français en vrac via les moyens exclusifs de la Someca. Cette stratégie a été efficace puisque sur la période 1997-1999, les ventes de ciment de la part de Lafarge et Vicat ont représenté 90 à 99 % du total des ventes en gros de ciment sur les marchés de Haute-Corse, d'Ajaccio, et de Porto-Vecchio, et plus de 75 % des ventes de ciment sur le marché de Propriano, alors même que Propriano est le seul port corse approvisionné significativement par roll, et non par la Someca. Le rôle très puissant de ces accords dans le comportement commun de Lafarge et Vicat est illustré, a contrario, par la situation du sous marché de Propriano : sur ce marché subsiste un négociant, Pierretti, non tenu par les accords précités ; il était en mesure de recourir plus facilement au ciment d'importation ainsi que le démontre le tableau n°1 (paragraphe 20), ce qui explique la part de marché plus faible des cimentiers français sur ce sous marché.
217. En ce qui concerne la stratégie commune à Lafarge et Vicat, elle tendait à la pérennisation des clients historiques des deux entreprises sur le marché corse de l'approvisionnement en gros des négociants-grossistes. Les deux entreprises pratiquaient la même structure régionale de prix et des prix quasi-identiques à l'intérieur de cette structure (voir paragraphes 61 à 76) : prix très élevés sur la zone de Haute-Corse où leur double entente, avec le GIE et avec le Syndicat, leur a permis de verrouiller la quasi-totalité de la concurrence, prix moins élevés sur les autres marchés locaux où ne joue qu'une seule entente : celle avec le Syndicat. En conséquence, durant la période des faits, leurs positions relatives sont demeurées stables, le seul changement notable étant le regroupement des achats de Balagne Matériaux en faveur du seul fournisseur Vicat.
218. Ces éléments confirment l'existence de liens structurels entre les deux entreprises et d'une stratégie commune mise en œuvre par Lafarge et Vicat, caractérisant une position dominante collective aboutissant à une très forte part sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment, quel que soit le sous marché géographique considéré.
ii) Sur l'application des critères de la jurisprudence Airtours
219. Les éléments rappelés au paragraphe précédent suffisent, selon la jurisprudence cité au paragraphe 207, à caractériser la position dominante collective de Lafarge et Vicat. Ce n'est donc qu'à titre surabondant et pour répondre complètement aux arguments des parties, que le Conseil accepte de vérifier que les critères exigés par la jurisprudence Airtours, qui s'applique justement en l'absence de liens structurels, sont également remplis :
- "la structure oligopolistique et la transparence du marché concerné" : les produits des entreprises en cause sont suffisamment homogènes pour être aisément substituables et le marché est suffisamment transparent pour que les entreprises soient immédiatement informées de la déviation d'une d'entre elles de la règle tacite commune ;
- "la non contestabilité du marché ou l'absence de compétition potentielle (...)" : les petites entreprises offreuses qui peuvent subsister sur le marché (mavericks) ou les demandeurs ne possèdent pas un pouvoir de marché suffisant pour remettre en cause à leur profit la règle tacite de comportement commun des entreprises collectivement dominantes ;
- enfin, "la possibilité d'exercer des représailles sur les entreprises déviant de la ligne d'action commune".
? Sur la première condition, relative à "la structure oligopolistique et à la transparence du marché"
220. La structure oligopolistique du marché est établie puisque les deux cimentiers français se sont partagé, à parts quasi-égales, 93,7 % du marché, en moyenne, pour les trois années considérées. La transparence résulte de l'homogénéité des produits et de leur caractère facilement observable.
221. Lafarge considère que ses produits ne présentent pas une homogénéité suffisante par rapport à ceux de Vicat pour deux raisons : Vicat ne commercialiserait pas les mêmes gammes de ciment et notamment le ciment 32,5 sur lequel la concurrence avec les importations est la plus forte et les ciments Vicat sont colorés, caractéristique importante du point de vue des négociants.
222. Mais, il ressort de l'annexe 4 des observations de Vicat qu'elle commercialise du ciment CPJ - CEM II A ou B 32,5 tout comme Lafarge, y compris sur le territoire corse. De plus, aucun négociant interrogé ne fait état d'une préférence ou d'une réserve vis-à-vis des ciments Vicat au motif qu'ils seraient colorés. En tout état de cause, 95 % des ciments commercialisés en Corse sont des ciments entrant dans la catégorie du "ciment gris" ou "ciment courant", produit de base destiné à la fabrication de béton, de fondations ou travaux, de dallage ou encore de travaux de maçonnerie, de sorte que sa couleur d'origine n'a aucune importance au regard des produits ou travaux finis. A cet égard, il ressort de la pratique décisionnelle constante de la Commission européenne, rappelée par Lafarge (dans ses observations en réponse au rapport), que le "ciment gris" est "un produit homogène [pour lequel] la concurrence basée sur la marque n'a pas une importance déterminante de sorte que le ciment gris constitue un marché à part entière. En effet, bien que les matières premières utilisées puissent être différentes d'une usine à l'autre ou d'un pays à l'autre, le produit final doit posséder des standards qui correspondent à des caractéristiques physiques, chimiques et mécaniques qui, avant même qu'elles ne soient imposées par les autorités publiques, étaient universellement reconnues par les producteurs" (Décision n° 94-815-CE du 30 novembre 1994). Enfin, il convient de rappeler que les ciments produits et distribués en Corse par Lafarge et Vicat bénéficient de la norme "NF", dont l'utilisation est rendue obligatoire par les maîtres d'ouvrage publics, et fortement conseillée par l'AFNOR et les autorités publiques corses pour la réalisation de marchés privés (paragraphes 12 et 132). Les ciments commercialisés en Corse par Lafarge et Vicat peuvent donc être considérés comme des produits suffisamment homogènes au sens de la jurisprudence Airtours.
223. Les parties considèrent que le marché du ciment en Corse n'est pas transparent. En effet, s'il est vrai que Lafarge et Vicat communiquaient à la société Pittaluga, l'agent maritime de la Someca, les volumes à transporter par client et par qualité de ciment, ces informations n'étaient pas communiquées au fournisseur concurrent. En pratique, à Bastia, le GIE renseignait la société Pittaluga sur l'état de remplissage des silos afin d'optimiser le transport de ciment en vrac, et cette dernière informait, par la suite, Lafarge et Vicat des jours prévisionnels retenus pour le chargement à Nice, sans que ceux-ci ne connaissent les quantités de ciment commandées par leur concurrent. Sur les autres ports corses, chaque négociant faisait part de ses besoins à son cimentier fournisseur, qui transmettait ensuite ses besoins de capacité de transport à Pittaluga seulement, afin d'optimiser les créneaux disponibles.
224. Le contrat conclu avec la Someca ne permettait donc pas, selon les parties, à Lafarge ou Vicat de savoir si, lorsque l'un d'entre eux ne remplissait pas la moitié des cuves du bateau, l'autre utilisait le surplus disponible. A l'inverse, en cas de surcharge au vu des informations reçues de chaque fournisseur, Pittaluga informait de manière individuelle chaque cimentier, qui prenait seul la décision de diminuer les quantités vendues à tel ou tel client.
225. Mais, dans sa décision 06-D-18 du 28 juin 2006 précitée, le Conseil de la concurrence a rappelé que "le critère de transparence ne suppose pas une connaissance parfaite de l'ensemble des agissements de son concurrent mais une connaissance suffisante des données de marché stratégiques et la possibilité d'une surveillance de la ligne d'action suivie par le concurrent".
226. En l'espèce, Lafarge reconnaît, en premier lieu, que le marché était "relativement transparent s'agissant des prix" compte tenu du fait que les négociants tentaient d'obtenir des remises en arguant des prix obtenus auprès des concurrents (observations page 66). Cette transparence des prix est d'ailleurs confirmée par l'alignement des prix de Lafarge et Vicat entre 1997 et 1999 décrit dans les tableaux n° 3 à 8 (paragraphes 62 à 77) .
227. En deuxième lieu, il est établi que 97 % du ciment français vendu en Corse sur le marché de gros était du ciment en vrac transporté grâce aux bateaux de la Someca, et que les cimentiers français connaissaient parfaitement le nombre et l'identité des négociants en matériaux de construction ainsi que leur fournisseur exclusif ou privilégié : à Bastia, seul Balagne Matériaux s'approvisionnait à la fois chez Lafarge et Vicat tandis que les autres membres du GIE s'adressaient exclusivement à l'un des deux cimentiers français, de sorte que Lafarge connaissait nécessairement les clients de Vicat et inversement. Sur les autres ports corses, les cimentiers français avaient également une parfaite connaissance des clients de l'autre, compte tenu de la nécessité de disposer, pour les négociants, d'antennes de distribution du ciment de marque Lafarge ou de marque Vicat. Or, la liste des antennes de distribution Lafarge et Vicat en Corse et la capacité de stockage du ciment Lafarge et du ciment Vicat de chaque négociant et du GIE étaient publiques (annexe 37 cote 1421).
228. En troisième lieu, il résulte des divers contrats signés par Lafarge et Vicat avec Someca que la nouvelle desserte maritime mise en place à compter du 1er juillet 1998 comportait des conditions relatives à une rotation à pleine capacité du bateau Capo-Rosso de charge portée à 1 00 tonnes, chaque cimentier disposant de la moitié des capacités du bateau, sans préjudice pour l'un d'utiliser les capacités disponibles laissées par l'autre. Il en résulte que lorsqu'un des cimentiers français n'utilisait pas l'ensemble de ses capacités sur le Capo-Rosso, il pouvait en déduire les quantités de ciments vendues par son concurrent pour le voyage considéré. De plus, en cas de commandes excédant les capacités du (des) bateau(x), la Someca et Pittaluga ont précisé, dans un courrier adressé le 11 mai 1998 au président de l'OTC, que : "c'est aux chargeurs que revient la responsabilité de nous indiquer les tonnages à transporter et les clients à servir, et nous n'intervenons pas dans la répartition entre eux des capacités disponibles par voyages" (annexe 9 cotes 860-861). Il en résulte que les cimentiers français prenaient en commun la décision de réduire les commandes de leurs clients. Cette pratique a été confirmée par l'article 5 de la nouvelle convention maritime conclue entre les cimentiers français et la Someca en date du 6 juillet 1998, qui prévoit : "Les expéditeurs s'engagent à communiquer la programmation de leurs commandes avec un préavis minimum de 4 jours et organiseront la desserte. Ils arbitreront les difficultés d'organisation et les priorités (clients servis, port de destination)" (annexe 8 cote 672).
229. S'agissant, en dernier lieu des importations de ciment grec et italien, Lafarge et Vicat ne contestent pas avoir procédé de manière individuelle à une veille du marché.
230. En conclusion, l'homogénéité des produits, leur simplicité et les informations réciproques dont Lafarge et Vicat disposaient sur leurs clients, concernant les prix et les volumes, rendaient le marché suffisamment transparent, au sens de la jurisprudence Airtours, pour que chacun d'eux soit en mesure de détecter rapidement et sans erreur toute déviation par rapport à la règle tacite commune de non-concurrence : chacun d'eux pouvait détecter si une brusque variation de la demande qui lui était adressée provenait d'une variation de la demande globale adressée aux deux cimentiers ou de la perte de clients du fait d'un comportement subitement plus concurrentiel de son partenaire. De plus, le marché ne présentait pas de saisonnalité (hormis un mois d'août faible) ou de période de changement de tarifs, comme c'était le cas dans la jurisprudence Airtours, ce qui renforçait la possibilité de déceler rapidement la déviation et de réagir.
? Sur la deuxième condition, relative à la "non contestabilité du marché et à l'absence de compétition potentielle"
231. Lafarge et Vicat contestent que le marché de l'approvisionnement en gros du ciment en Corse soit caractérisé par "une forte concentration des offreurs autour de Lafarge Ciments et Vicat" alors que le recours aux importations serait devenu, pendant la période des faits, une pratique généralisée. Compte tenu de la stratégie de perturbation jouée par les fournisseurs de ciment grec et italien, une position dominante serait donc, selon eux, par principe exclue, les principaux fournisseurs étant dans l'incapacité de discipliner le marché (premier point). Lafarge se fonde sur une décision de la Commission européenne selon laquelle, sur un marché caractérisé par une inélasticité de la demande par rapport au prix, comme en l'espèce, "toute augmentation de prix à laquelle procéderaient de concert [les grands fournisseurs] risquerait donc de déclencher une pénétration significative [des importateurs]. Compte tenu de la non-élasticité globale de la demande par rapport au prix, cette pénétration même si elle restait modérée, ferait rapidement baisser les prix. Il en résulte que [les importateurs] disposent d'un pouvoir de contestation suffisant pour empêcher la création d'une position dominante collective entre [les grands fournisseurs]" (Décision du 31 janvier 1994 déclarant une concentration compatible avec le marché commun (IV/M. 315). Lafarge précise que, dans cette décision, les importateurs disposaient d'une part de marché d'environ 10 % alors qu'elle estime à 20 % la part de marché des importations de ciment en Corse (second point).
Sur le premier point
232. Les producteurs de ciment étranger (grec ou italien) ne peuvent que très difficilement pénétrer le marché corse, compte tenu du verrouillage de celui-ci dû à la mise en œuvre des deux ententes décrites plus haut. Sur les marchés de l'approvisionnement en ciment de la Corse, ce ne sont pas les cimentiers installés en Grèce et en Italie (Sardaigne) qui démarchent les négociants corses. La très grande majorité des importations de ciment grec et italien provient de petits transporteurs routiers, affrétés par des négociants, ou directement par des utilisateurs finals. Pour rentabiliser le transport d'autres denrées à destination de l'Italie, la Grèce ou la Sardaigne, ces transporteurs chargent, en retour, du ciment en sacs pour éviter un "retour à vide". Ces transporteurs de ciment grec et italien sont de nouveaux entrants sur les marchés du ciment en Corse puisque les premières importations datent de 1995. Il ressort des observations de l'ensemble des parties que ces transporteurs ne sont pas des concurrents notables par rapport aux cimentiers français pour deux raisons :
- majoritairement, ils ne fournissent pas de ciment conforme à la norme NF alors qu'elle est exigée pour les marchés publics, et fortement recommandée pour l'ensemble des marchés privés ;
- ils ne peuvent pas fournir de ciment en vrac en raison des accords entre Lafarge, Vicat et la Someca, et utilisent nécessairement le transport par roll, ce qui représente une capacité de transport très inférieure à celle du transport en vrac.
233. Compte tenu de ces contraintes, ils seraient incapables de répondre à l'ensemble des besoins des négociants en Corse en termes de volumes et de se substituer à Lafarge et Vicat. Ils ne peuvent donc concurrencer qu'à la marge les cimentiers français et ne constituent pas un pouvoir de contestation crédible, à proportion de la puissance de marché des cimentiers français.
234. La faiblesse de la part de marché de ces négociants importateurs illustre et explique les limites de leur pouvoir de contestation. Le Conseil relève que le volume des importations de ciment en provenance de Grèce, d'Italie ou de Sardaigne par rapport au volume global de ciment importé en Corse, est compris entre 1 et 10 % entre 1997 et 1999, sur les marchés de l'approvisionnement en gros en ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, à Porto-Vecchio et en moyenne sur l'ensemble du territoire corse comme l'indique le tableau n°1 qui reprend notamment les estimations de Lafarge (paragraphe 20). Seul Pierretti à Propriano importe plus de ciment italien que de ciment français, ce qui, sur ce marché géographique, représente plus de 20 % des ventes. Il en résulte que la part de marché cumulée de Lafarge et Vicat sur les marchés de Haute-Corse, Ajaccio et Porto-Vecchio, soit 85 % des ventes en Corse, est comprise entre 90 et 99 % tandis que sur le marché de Propriano, cette part de marché cumulée atteint plus de 75 % sur la période 1997-1999.
235. Au total, le Conseil a estimé, au paragraphe 141 de la présente décision, que la part de marché des négociants importateurs était inférieure à 10 % : elle ne pouvait significativement s'accroître pour faire obstacle à la "discipline" du marché.
Sur le second point
236. Les circonstances de fait ayant donné lieu à la décision de la Commission du 31 janvier 1994, invoquée par les parties, sont totalement différentes de la présente espèce. S'il est vrai que dans la décision de la Commission européenne précitée, les importateurs japonais disposaient, au jour de la concentration analysée, d'une part de marché d'environ 10 % sur le marché européen, la Commission avait pris soin de préciser, avant la conclusion citée par Lafarge (points 114-115), qu'en l'espèce, les importateurs japonais étaient leaders sur le marché mondial, disposaient d'une capacité de production cumulée équivalente au tiers de la production mondiale, et se trouvaient depuis longtemps sur le marché européen de façon stable (points 109 à 112). Elle en déduit que "si [les grands producteurs] augmentaient de manière simultanée les prix sur le marché en cause de manière significative [test SSNIP], les concurrents japonais seraient alors bien placés pour utiliser leurs fortes capacités de production disponibles pour augmenter immédiatement leurs ventes sur le marché européen (...) (point 113)". Il est évident que tel n'est pas le cas des transporteurs importateurs de ciment grec ou italien.
237. En conclusion, il ressort de l'ensemble de ce qui précède que le pouvoir de contestation des concurrents de Lafarge et Vicat sur les marchés du ciment en Corse est particulièrement limité. Le marché est donc très fortement concentré autour de Lafarge et Vicat.
238. S'agissant du pouvoir de marché des négociants-grossistes, Lafarge et Vicat considèrent que les négociants, point de passage obligé pour la commercialisation de ciments en Corse, disposaient d'un véritable pouvoir de négociation vis-à-vis des cimentiers français. En menaçant de recourir aux importations de ciment étranger ou de changer de fournisseur principal, et en se prévalant des prix obtenus par les autres négociants auprès de leurs concurrents, les cimentiers français se trouvaient dans l'impossibilité "d'agir de manière appréciable indépendamment de leur clientèle". Ils se fondent notamment sur le courrier de ETM n°687 et sur les déclarations de M. B..., président de la société Balagne Matériaux, selon lesquels le recours aux importations a permis de maintenir la pression concurrentielle sur les cimentiers français et d'obtenir des remises d'alignement.
239. Mais s'il est normal que les négociants tentent d'obtenir de meilleurs prix en se prévalant de la concurrence, il n'en demeure pas moins qu'ils n'avaient pas les moyens d'empêcher Lafarge ou Vicat de mener leur stratégie commune consistant à lutter contre les importations de ciment en provenance de Grèce et d'Italie de façon à préserver leurs marges, sans se faire concurrence entre eux.
240. En premier lieu, ainsi qu'il a déjà été démontré, les négociants corses ne se trouvaient pas en mesure de menacer Lafarge ou Vicat de s'approvisionner massivement en ciment étranger en lieu et place des ciments français car les transporteurs de ciment grec et italien n'avaient pas les capacités d'approvisionner les négociants corses en ciment en vrac. De plus, le ciment d'origine grecque et italienne effectivement importé en Corse n'était pas conforme, dans la plupart des cas, à la norme NF. Enfin, les documents figurant au dossier démontrent que peu de négociants, s'approvisionnant en ciment français, ont eu recours au ciment d'importation en provenance de Grèce et d'Italie, sur l'ensemble de la Corse. Il s'agit de Brico-Balagne, Méoni et Avenir Agricole en Haute-Corse, de Pierretti à Propriano, et de Castelli et ETM à Porto-Vecchio, et ce, systématiquement en quantité limitée (voir tableau n°1, paragraphe 20).
241. En deuxième lieu, compte tenu des contraintes de stockage du ciment, les négociants corses étaient fortement incités à s'approvisionner en ciment français pour la très grande majorité de leurs besoins. Sur le marché de Haute-Corse, les négociants souhaitant utiliser les infrastructures portuaires de Bastia pour s'approvisionner en vrac devaient nécessairement s'approvisionner auprès des cimentiers français, et ce même avant la signature de la convention de subdélégation en date du 8 novembre 1994, compte tenu de l'existence de silos exclusivement réservés au ciment de marque Lafarge et Vicat. Il en va de même sur les marchés d'Ajaccio, Propriano et Porto-Vecchio en ce qui concerne les négociants stockistes ayant investi dans des infrastructures de stockage de ciment en vrac servant d'antennes de distribution de marque Lafarge (Simat, Anchetti, Mocchi, ETM) ou Vicat (Anchetti, Castelli, Castellani).
242. En troisième lieu, Lafarge et Vicat ne peuvent invoquer utilement l'existence d'un pouvoir de pression des négociants consistant à passer de l'un à l'autre des fournisseurs de ciment français, puisque, à l'époque des faits, seul le négociant Balagne Matériaux a décidé de changer de fournisseur. Or, M. B..., président de Balagne Matériaux a déclaré : "A ce jour nous achetons du ciment Vicat pour des raisons de facilité. En effet, nous étions acheteurs de ciment Lafarge et Vicat et depuis la nouvelle organisation de la desserte, nous avons décidé provisoirement d'acheter le ciment chez un seul fournisseur, en l'occurrence Vicat" (annexe 19 cote 1129). Contrairement aux affirmations de Lafarge, le choix de Balagne Matériaux de changer de fournisseur ne résulte donc pas de la concurrence entre les deux cimentiers français mais d'un choix technique résultant de la mise en place de la nouvelle desserte maritime de la Someca à compter du 1er juillet 1998. Ceci s'explique également par le fait que Lafarge et Vicat pratiquaient des prix quasi-identiques à l'époque (paragraphes 61 et 62).
243. Il convient également d'écarter les allégations de Lafarge selon lesquelles les négociants Méoni et Anchetti, clients communs de Lafarge et Vicat, auraient cessé de s'approvisionner auprès de l'un des cimentiers français au profit de l'autre ou des importations. D'une part, il ressort du tableau n°1 que l'entreprise Anchetti a maintenu ses approvisionnements auprès de Lafarge et Vicat entre 1997 et 1999 de manière quasi-équivalente. D'autre part, il ne saurait être déduit du seul fait que l'entreprise Méoni n'ait procédé à aucune commande auprès de Vicat au premier semestre 1999, qu'elle a décidé de lui substituer du ciment d'importation alors qu'aucun élément du dossier ne permet de l'établir. Il ressort au contraire d'une télécopie adressée par Méoni à la DDCCRF le 20 octobre 1999 qu'elle a continué à s'approvisionner auprès de Lafarge (4 652 tonnes estimées) et Vicat (au moins 1 140 tonnes) en 1999.
244. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les négociants corses ne disposaient pas d'un pouvoir de négociation suffisant pour remettre en cause la ligne d'action commune de Lafarge et Vicat.
245. Pour ce qui est, enfin, du pouvoir de marché des demandeurs finals (les entrepreneurs) qui s'approvisionnent directement en ciment étranger sans passer par le marché de gros, le rapport estime leur part dans l'utilisation finale à 9 525 tonnes ou 6,3 % du marché final (paragraphe 141) alors que les entreprises mises en cause l'ont estimée à 20 %. Au paragraphe 138 de la présente décision, le Conseil a donné les raisons pour lesquelles il ne retient pas ce dernier chiffre, et au paragraphe 142, il a montré qu'une évaluation raisonnable et laissant jouer les incertitudes statistiques dans le sens des intérêts des entreprises mises en cause le conduisant à estimer à moins de 10 % du marché les importations directes des utilisateurs, au moment des faits. Enfin le Conseil a expliqué , au paragraphe 143, pourquoi des évaluations plus fortes de ces importations concernant des années plus récentes étaient inopérantes en l'espèce.
246. Dès lors, les importateurs finals ne disposent pas d'une part de marché suffisante pour remettre en cause la dominance conjointe de Lafarge et Vicat car les mêmes contraintes de capacité des transporteurs et de norme qui pèsent sur les négociants-grossistes pèsent aussi sur les utilisateurs finals souhaitant importer directement leur ciment. Ces mêmes contraintes interdisent aux utilisateurs de faire du ciment importé un substitut suffisant pour contester le pouvoir de marché des cimentiers français. Par surcroît, s'ajoute la contrainte supplémentaire pour ces utilisateurs finals, devenus leur propre importateur, d'exercer ce métier pour leur seul usage, ce qui leur interdit de bénéficier des effets d'échelle à la portée des négociants-grossistes.
247. Au total, même en cumulant les importations des négociants et des utilisateurs finals, la part de marché de l'ensemble est, selon les estimations justifiées au paragraphe 142 de cette décision, inférieure à 15 % du marché final du ciment. Les raisons montrant l'impossibilité de faire croître les deux termes de cette somme expliquent que la somme elle-même ne pouvait s'accroître au-delà et menacer, en s'y substituant, la dominance des deux cimentiers en cause. En outre, la persistance d'un écart de prix très important entre les produits Lafarge ou Vicat et ceux importés, confirme l'impossibilité de ces tiers à significativement contester leur dominance.
? Sur la troisième condition, relative à "la possibilité d'exercer des représailles sur les entreprises déviant de la ligne d'action commune"
248. Il ressort du tableau n°1 (paragraphe 20) que la demande est peu volatile et relativement stable vis-à-vis des membres du duopole qui ont donc une faible incertitude sur l'évolution du marché. Par ailleurs, l'élasticité prix du ciment est réputée peu élevée. Ces circonstances rendent, a priori, faible l'incitation à dévier de la règle de comportement commune. Dévier reste cependant possible, pour un cimentier prêt à consentir une baisse de prix importante pour faire jouer l'élasticité de substitution entre marques : les tentatives des négociants ou des demandeurs finals pour importer directement du ciment étranger moins cher démontrent que ces élasticités de prix croisées (substitution) doivent être significatives.
249. Lafarge estime qu'il est contradictoire de constater l'existence d'une position dominante collective du fait de l'absence d'engagements à long terme vis-à-vis des négociants de nature à favoriser une possible guerre des prix et de reprocher parallèlement aux cimentiers français d'imposer de tels engagements qui seraient par nature restrictifs de concurrence. Lafarge et Vicat ajoutent qu'il ne leur aurait pas été possible de mettre en œuvre des mesures de représailles à l'encontre de celui d'entre eux ayant pratiqué une guerre des prix pour accroître sa part de marché compte tenu des contraintes liées au transport du ciment sur le navire de la Someca les empêchant d'augmenter significativement leurs ventes auprès des négociants corses.
250. Mais, la jurisprudence Airtours énonce que "Pour qu'une situation de position dominante collective soit viable, il faut qu'il y ait suffisamment de facteurs de dissuasion pour assurer durablement une incitation à ne pas s'écarter de la ligne de conduite commune, ce qui revient à dire qu'il faut que chaque membre de l'oligopole dominant sache qu'une action fortement concurrentielle de sa part destinée à accroître sa part de marché provoquerait une action identique de la part des autres, de sorte qu'il ne retirerait aucun avantage de son initiative". Dans sa décision 06-D-18 du 28 juin 2006, le Conseil a précisé que "dans un marché très fortement transparent et dans lequel une déviation peut être facilement repérée, l'incitation à ne pas dévier est caractérisée par les possibilités importantes pour l'autre duopoleur de réagir, de répliquer rapidement à une politique agressive et d'engager une guerre des prix".
251. Dès lors que les membres du duopole sont en mesure de déceler sans délais tout comportement déviant de la ligne d'action commune fixée, ils sont aussi en mesure de décider immédiatement des représailles. Pratiquant initialement les mêmes prix élevés, les deux entreprises sont en mesure de contrer une baisse de prix de l'autre : les deux sont de grandes entreprises pour lesquelles le marché corse est de faible dimension au regard à la fois de leur puissance financière et de leur capacité de production. Chacune serait en mesure de répliquer à une menée concurrentielle de l'autre en baissant ses prix pour conquérir la clientèle de son adversaire. Contrairement aux allégations des parties, la capacité du transport en vrac n'est pas une contrainte car, aux dires même des entreprises mises en cause, l'élasticité de la demande de ciment est faible, de sorte qu'une guerre des prix modifierait peu le volume global à transporter, toute perte de quantité subie par l'un des cimentiers étant compensée par un gain de l'autre. Ainsi, les mesures de rétorsion sont possibles ; mais chaque entreprise peut prévoir les mesures de rétorsion de l'autre et en déduire, les possibilités d'extension du marché total étant faibles, qu'aucune n'y gagnerait, ce qui incite les deux à ne pas engager le conflit.
252. En conclusion, les critères relatifs aux liens structurels comme ceux posés par la jurisprudence Airtours sont réunis en l'espèce et permettent de confirmer l'existence d'une position dominante collective entre Lafarge et Vicat sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment.
Sur l'abus de position dominante collective caractérisé par des remises de fidélité octroyées aux grossistes-négociants corses par Lafarge et Vicat
i) les remises de fidélité de l'espèce et la jurisprudence les concernant
253. En général, les systèmes de remises bénéficient à l'acheteur final et peuvent avoir une efficacité pro-concurrentielle : les remises constituent une baisse de prix qui permet à l'acheteur d'augmenter son surplus. L'attribution de remises n'est donc pas, per se, illicite, même quand elle est mise en œuvre par une entreprise en position dominante (ou plusieurs entreprises en position dominante collective) : bien que dominante, une entreprise peut légitimement souhaiter augmenter encore sa part de marché en développant ses ventes grâce à des baisses de prix. Toutefois, lorsque ces remises sont ciblées sur certaines catégories d'acheteurs, leur neutralité concurrentielle nécessite un examen circonstancié. Restent prima facie licites les remises qui permettent de transmettre à la catégorie d'acheteurs en question les gains d'efficacité procurés au vendeur par les caractéristiques propres des achats en cause : régularité, prévisibilité, volume notamment. En revanche, risquent de devenir discriminatoires les remises non justifiées par des gains d'efficacité et soumises à des conditions susceptibles de provoquer l'éviction des concurrents, en raison notamment de la taille de la part de marché détenue par le dominant au regard de ses concurrents.
254. Il en est ainsi des remises conditionnelles dont la condition est explicitement l'élimination du concurrent, comme c'est le cas lorsque les remises sont accordées par une entreprise dominante (ou plusieurs en dominance collective) sous la seule condition que le client ait adressé la totalité de sa demande à ce dominant. Ainsi que la Cour d'appel de Paris l'a rappelé dans un arrêt du 9 novembre 2004 (société des caves et producteurs réunis de Roquefort) : "de telles remises, à la différence des remises liées au volume des ventes, tendent à empêcher ou à restreindre, par la voie d'un avantage financier qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, l'approvisionnement de clients auprès de producteurs concurrents, partant à empêcher ou limiter l'accès de ces derniers au marché".
255. Le Tribunal de première instance des communautés européennes énonce, dans un arrêt du 7 octobre 1999 (Irish Sugar, T-228-97, point 66 ; confirmé par la Cour de justice des communautés européennes, Ord, 10 juillet 2001, aff C-497-99) : "les remises de fidélité octroyées par une entreprise en position dominante constituent un abus au sens de l'article 86 [devenu 82] du traité, dès lors qu'elles ont pour objectif d'empêcher, par l'octroi d'avantages financiers, l'approvisionnement des clients auprès de producteurs concurrents (arrêts Michelin/Commission, précité, point 71 et jurisprudence citée, et BPB Industries et British Gypsum/Commission, précité, point 120) (...). Il convient donc d'apprécier l'ensemble des circonstances, et notamment les critères et les modalités de l'octroi du rabais, et d'examiner s'il tend, par un avantage qui ne repose sur aucune prestation économique qui le justifie, à enlever à l'acheteur, ou à restreindre dans son chef, la possibilité de choix en ce qui concerne ses sources d'approvisionnement, à barrer l'accès du marché aux concurrents, à appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes ou à renforcer la position dominante par une concurrence faussée" (voir aussi l'arrêt du 13 février 1979 de la Cour de justice des communautés européennes, Hoffmann-La Roche et l'arrêt du 30 septembre 2003 du Tribunal de première instance, Michelin (T-203-01 - § 58-60 ; 62)).
256. Il résulte des constatations opérées aux paragraphes 34 à 44 que Lafarge et Vicat ont consenti des remises fidélisantes attribuées rétroactivement au mois le mois aux négociants corses sous la condition qu'ils n'aient pas effectué d'achat de ciment d'importation sur le mois considéré.
257. Les parties ne contestent pas, d'une manière générale, avoir accordé des remises à certains négociants mais considèrent qu'il s'agissait de simples remises d'alignement sur les prix de la concurrence du ciment en provenance de Grèce ou d'Italie, ce qui ne saurait être assimilé à des pratiques anticoncurrentielles.
258. Conformément à la jurisprudence, il convient donc, d'une part, de rechercher s'il existe une justification économique objective aux remises consenties, et d'autre part, de vérifier si les remises accordées par une entreprise en position dominante peuvent produire un effet d'éviction, c'est-à-dire si elles sont à même de rendre plus difficile voire impossible aux concurrents de cette entreprise l'accès au marché et de rendre plus difficile voire impossible à ses cocontractants le choix entre plusieurs sources d'approvisionnement ou partenaires commerciaux.
ii) S'agissant de Vicat
259. Vicat a accordé des remises aux négociants membres du Syndicat à hauteur de 50 F HT la tonne sur 65 % du vrac et à hauteur de 13 F HT la tonne sur 65 % du vrac auprès des autres négociants (Padrona et Ceccaldi) entre décembre 1997 et la fin du premier trimestre 1998.
260. Les remises de Vicat ne sont liées à aucune des caractéristiques spécifiques de la demande que les négociants-grossistes lui adressent ; au surplus, Vicat ne fait état d'aucune justification économique à l'attribution de ces remises ; il s'agit seulement de "lutter contre les importations". Les preuves de l'effet d'éviction recherché par l'attribution de ces remises figurent dans les documents suivants.
261. Le compte-rendu de la réunion du 8 décembre 1997 (paragraphe 36) indique que l'objet de la réunion était de définir "les zones sur lesquelles des aides ponctuelles pouvaient être accordées pour lutter contre les ventes de ciment d'importation". Cette réunion donne l'occasion aux négociants d'exposer leurs exigences.
262. Le directeur des ventes de Vicat répond par télécopie du 12 décembre 1997 par des propositions de remises, en précisant qu'elles sont "pour les négociants restés fidèles" (paragraphe 37).
263. La multiplicité de contacts téléphoniques (cotes 638 - 639), le courrier adressé le 19 décembre par Vicat au président du Syndicat (paragraphe 38 - cotes 682 - 684) et les documents comptables de Vicat (cote 705) confirment le montant des remises accordées ; en outre, elle apporte une information essentielle sur ce qu'il faut entendre par l'expression "négociants restés fidèles" utilisée par le directeur des ventes de Vicat : "Cette aide sera accordée au mois le mois, pour le mois de janvier 1998 et rétroactivement pour le mois de décembre 1997 aux négociants n'ayant pas acheté de ciments d'importation sur le mois considéré".
264. A partir de juillet 1999, la question des remises est négociée en même temps que le protocole d'accord du 9 mai 1999 et sa mise en œuvre. Le rapport du 16 avril 1999 saisi chez Vicat (paragraphe 42) évoque "la proposition de reprise des remises sur le Sud et l'octroi d'aide supplémentaire sur le nord" ; celui du 11 mai (paragraphe 43) évoque la même question et celui du 11 juin précise : "La reprise de RCJ [sigle pour "remises conjoncturelles", dénomination discrète des remises destinées à lutter contre l'importation] sur le Sud (Porto Vecchio et Ajaccio) ne pourra être mise en place qu'une fois que les importations (surtout les sacs) sur Bastia auront pu être arrêtées ou fortement ralenties". Cette phrase confirme que ces remises ne constituent pas une baisse de prix destinée à rendre plus intéressant le ciment Vicat, mais une récompense pour avoir mis fin, ou fortement réduit les importations. Elle confirme aussi le caractère purement conditionnel à l'arrêt des importations de l'ensemble de la Corse puisque les remises au Sud dépendent de l'arrêt des importations à Bastia.
265. Les auditions de MM. C... et F... des 15 et 23 septembre 1999 qui évoquent leurs conditions d'achat "actuelles" (paragraphe 44) montrent, en outre, que Vicat a effectivement procédé à ces remises au moins jusqu'en septembre 1999.
266. Au total, les remises mises en place par Vicat ne sont pas de simples baisses de prix commandées par la concurrence et visant un alignement sur les prix plus bas des ciments importés, mais des remises ciblées, attribuées ex post sous forme d'à valoir après vérification que la condition mise à leur attribution a été remplie : n'avoir pas importé de ciment étranger au cours du mois faisant l'objet de la remise. Par ailleurs, la preuve est rapportée (paragraphes 37 et 39) que cette pratique a été mise en œuvre de décembre 1997 à mars 1998 ainsi que de juillet à septembre 1999 (paragraphe 44).
iii) S'agissant de Lafarge
267. Les remises de Lafarge ne sont liées à aucune des caractéristiques spécifiques de la demande que les négociants-grossistes lui adressent ; au surplus, Lafarge ne fait état d'aucune justification économique à l'attribution de ces remises ; il s'agit seulement de "lutter contre les importations".
268. Cependant, le Conseil observe que les documents saisis concernant Lafarge n'ont pas, à eux seuls, la force probante des pièces concernant Vicat. Il existe, en revanche, un faisceau d'indices graves, précis et concordants apportant la preuve que les remises octroyées par Lafarge sont également des remises ciblées soumises à la même condition : n'avoir pas importé de ciment étranger.
269. En premier lieu, le montant des remises accordées par Lafarge est identique à celui des remises accordées par Vicat (voir les documents comptables saisis chez Lafarge - cotes 1010-1025).
270. En deuxième lieu, la nature et les modalités d'octroi des remises de Lafarge sont identiques à celles de Vicat : il ne s'agit pas d'une baisse des prix du tarif mais d'un à valoir appliqué ex post une fois les achats du mois connus. En effet, la lettre-type du 29 décembre 1997 (paragraphe 40 - cote 409) envoyée par Lafarge à l'ensemble de ses clients en Haute-Corse comme en Corse du Sud précise que "Cette remise, destinée à lutter contre les importations de ciments en provenance de Sardaigne, vous sera allouée par avoir sur facture renouvelable chaque mois".
271. En troisième lieu, les deux cimentiers agissaient de conserve pour élaborer et négocier leurs remises, identiques en montant et en nature, en faveur des négociants. Le Conseil relève en effet que le compte-rendu de la société Vicat du 16 avril 1999 vise expressément "un projet de contrat "Producteurs/négociants (...) retenu par le président D... et M. Antoine F... ainsi que la proposition de reprise de remise sur le Sud et l'octroi d'une aide supplémentaire sur le nord de l'île (...)". Le compte-rendu ajoute : "Sitôt que les signatures des producteurs seront apposées, nous irons en Corse pour clore ce dossier" (paragraphe 42). L'utilisation du pluriel fait donc référence à la participation des deux producteurs français, Lafarge et Vicat, aux négociations relatives au contrat et à la proposition de remises avec le "président D...", c'est-à-dire le président du Syndicat des négociants. De même, l'utilisation de la formule "la reprise de remise sur le Sud" suffit à établir qu'il s'agit de la remise qui, dans le cas de Vicat, était subordonnée aux conditions illicites précitées, comme pour la remise accordée entre décembre 1997 et le premier trimestre 1998. La demande des négociants a finalement été discutée lors de la signature du contrat "Producteurs/négociants" à la réunion du 6 mai 1999 à laquelle participaient non seulement le Syndicat et Vicat mais également Lafarge. Or, le compte-rendu de la société Vicat du 11 mai 1999 précise à propos de cette réunion que : "Le principe d'une RCJ au Sud (Ajaccio et Porto-Vecchio) et la mise en place d'une aide ponctuelle sur le Nord (Bastia Balagne) est évoqué" (voir aussi rapport du 11 juin 1999 - paragraphe 43 - cote 632-634 et procès-verbal d'audition de septembre - octobre 1999).
272. Ces trois premiers indices établissent que les remises octroyées par Lafarge comportaient les mêmes montants et avaient la même nature que celles octroyées par Vicat. En outre, c'est de conserve avec Vicat que Lafarge a participé à plusieurs réunions visant leur mise au point. Or il est démontré que les remises de Vicat étaient subordonnées à la non importation de ciment étranger. Il s'ensuit que si les remises de Lafarge avaient été octroyées sans la même condition d'absence d'importation, comme Lafarge le prétend, il aurait suffi aux clients de Vicat de s'approvisionner auprès de Lafarge (leurs prix et leurs conditions de transport sont les mêmes) pour percevoir les mêmes remises tout en continuant à importer du ciment étranger, ce qu'ils n'ont pas fait. Dès lors que la condition pour bénéficier des remises de Vicat ne tenait pas à une clause d'exclusivité au bénéfice du ciment Vicat mais au non approvisionnement en ciment importé, l'exclusivité exigée par Vicat portait de fait, indifféremment, sur les ciments de Vicat ou de Lafarge, ce qui implique, nécessairement, la réciprocité de la part de Lafarge.
273. En outre, un quatrième indice complète le faisceau d'indices rassemblés. M. Q..., président de la société Brico Balagne, lors de son audition du 22 septembre 1999, révèle que les remises de Lafarge comportaient la même condition de non importation, et souligne la volonté de cette entreprise d'en effacer les preuves formelles en gardant secrète cette condition :" Lafarge m'a proposé une remise de 50F/t pour le vrac pour ne plus faire entrer de ciment italien à condition de garder la remise absolument secrète. Cela s'est fait oralement" (annexe 20 cote 1426). Ces pratiques se sont déroulées de décembre 1997 à la fin du premier trimestre 1998 (paragraphes 40 et 41), puis de juillet à septembre 1999 (paragraphe 44).
274. En conclusion, il existe donc un faisceau d'indices graves, précis et concordants établissant que les remises accordées par Lafarge étaient, comme celles accordées par Vicat, destinées à récompenser les négociants n'ayant pas importé de ciment étranger.
275. Au total, Vicat et Lafarge Ciments ont mis en place des remises exceptionnelles ayant pour objet et pour effet de restreindre de manière artificielle les importations de ciment concurrentes en provenance de Grèce et d'Italie, entre décembre 1997 et mars 1998, puis à partir de juillet 1999 et jusqu'en septembre 1999 au moins.
v) Sur l'effet de la pratique
276. Ces remises ont été accordées à des négociants s'approvisionnant en ciment italien comme Brico-Balagne ou ETM. Cette pratique s'est révélée très efficace, puisque le négociant ETM, présenté comme l'un des principaux négociants s'approvisionnant en ciment étranger a réduit de plus de 60 % ses importations de ciment étranger entre 1997 et 1998 passant de 671 tonnes à 297 tonnes (voir tableau n°1- paragraphe 20).
277. L'efficacité de la pratique sur les clients de Lafarge et Vicat est également observée à Ajaccio et à Propriano. M. Z... rapporte, dans ses notes manuscrites du 19 avril 1999, les propos de M. T..., selon lequel, à Ajaccio, "concernant l'importation de ciments (...) il n'y a pas de vrac étranger dans le secteur mais Sacci semble les gêner sans leur avoir pris de parts de marché supplémentaires". De même, M. C... a précisé : "Imports : les ciments Cemeco auraient disparu et sont remplacés par Sacci chez les négociants imports : les trois principaux sont Luciani, Decopolys et Béton Industriel". Enfin, M. F... à Porto-Vecchio a également souligné que : "il n'y a plus de ciment importé sur son secteur" (annexe 8 cotes 827 et 829). Enfin, la circonstance que Meoni, Brico Balagne et ETM aient bénéficié de cette remise alors qu'ils ont continué de s'approvisionner en ciment étranger de manière marginale, n'est qu'un élément à prendre en considération au stade de l'appréciation des effets de la pratique, de même que le fait que la pratique ne soit établie que sur une période de huit mois.
vi) Sur le lien entre la position dominante et l'abus.
278. Comme indiqué au paragraphe 21, Lafarge et Vicat détiennent ensemble plus de 90 % du marché d'approvisionnement en gros de la Corse, leur part tombant à 75 % environ sur le seul sous-marché local de Propriano. Le système mis en œuvre interdisait aux cimentiers étrangers de "répondre" aux remises dirigées contre eux par des contre-remises : pour que l'économie réalisée par les négociants acheteurs grâce à ces contre-remises "contrebalance" celle offerte conjointement par Lafarge et Vicat, il eut fallu que le taux de ces contre-remises fût, en moyenne, neuf fois plus grand que le taux accordé par Lafarge et Vicat (et, encore, dans la proportion de 75/25 sur le sous-marché de Propriano). Quant à se substituer complètement à l'offre de Lafarge et Vicat, les cimentiers étrangers, comme expliqué ci-dessus aux paragraphes 141 à 143 ne le pouvaient pas : la position dominante collective de Lafarge et Vicat, étayée par l'effet des ententes nouées avec le GIE et le Syndicat, renforcée par le rôle joué par la norme NF et verrouillée par leur main-mise sur le transport par navire vraquier, les réduisaient à un rôle d'offreur marginal. 85
279. En conclusion, les cimentiers Lafarge et Vicat étaient en position dominante collective sur le marché de gros de l'approvisionnement en ciment de la Corse ; les remises ciblées accordées sous la condition que le négociant bénéficiaire n'importe aucun ciment étranger sont abusives ; il existe un lien causal direct entre la position dominante et l'abus. L'abus de position dominante collective est donc établi. Cette pratique est prohibée par l'article L. 420-2 du Code de commerce.
d) Pratiques de prix
1. Sur l'abus de position dominante collective de Lafarge et Vicat consistant à pratiquer des prix alignés et artificiellement élevés (grief n° 9 b)
280. Il résulte des constatations opérées aux paragraphes 60 à 72 que les prix de vente de Lafarge et Vicat en Haute-Corse sont alignés et que les prix de vente du ciment 42,5 par Lafarge et Vicat en Haute-Corse sont plus élevés d'environ 30 % que ceux pratiqués sur les autres marchés géographiques du ciment en Corse, alors qu'il s'agit des mêmes gammes de ciment et que les coûts de transport ne sont pas significativement différents. A niveau de commandes équivalent, les négociants de Corse du Sud obtiennent des conditions d'achat chez Lafarge et Vicat beaucoup plus intéressantes que celles des négociants installés en Haute-Corse, sans que ce différentiel de prix puisse s'expliquer objectivement, par exemple, par des remises sur les volumes. C'est ainsi que Bronzini, qui est le plus gros client de Vicat en Haute-Corse, commande en moyenne 12 500 tonnes de ciment par an à un prix allant de 530 à 544 F par tonne en vrac et de 469 à 533 F par tonne en sac sur la période avril 1997-septembre 1999. En revanche, Castelli, qui est le plus gros client de Vicat en Corse du Sud (Porto-Vecchio), commande en moyenne 9 700 tonnes de ciment par an à un prix allant 393 à 407F par tonne en vrac et de 343 à 407 F par tonne en sac sur la période avril 1997-septembre 1999. Il en résulte que le prix du ciment facturé par Vicat à Bronzini est en moyenne 33 % plus cher que le prix du ciment facturé à Castelli alors même que Bronzini commande environ 30 % de ciment de plus que Castelli.
281. Mais l'alignement des prix entre les deux cimentiers et les différences régionales de leurs prix s'expliquent par les effets des deux ententes précédemment établies entre les cimentiers d'une part, le GIE ou le Syndicat de l'autre, et de leurs pratiques de remises fidélisantes. Au nord où les deux ententes sont présentes et superposent leurs effets, la concurrence est encore plus verrouillée qu'au Sud, où n'opère que l'entente unique entre les cimentiers et le Syndicat.
282. L'importance de ces effets sera prise en compte, infra, lors de l'évaluation des dommages à l'économie créés par les ententes, sans qu'il soit besoin de retenir ces effets au soutien d'un grief spécifique. En conséquence, il n'est pas nécessaire de retenir le grief n° 9 b.
2. Sur l'abus de position dominante collective de Lafarge et Vicat consistant en l'imposition par Lafarge d'un prix discriminatoire aux établissements Padrona (grief n° 10)
283. Il ressort des constatations figurant aux paragraphes 80 à 85, et notamment de l'audition de M. R... (annexe 1 cotes 1 à 8) et de "l'argumentaire en faveur de l'amélioration de la lisibilité du marché du ciment en Corse" signé par plusieurs revendeurs de ciments non spécialisés et par les négociants Padrona et Ceccaldi (annexe 1 cote 74-78), que la nouvelle desserte maritime du ciment en Corse mise en place par Lafarge et Vicat à compter du 1er juillet 1998, via le navire de la Someca, le Capo-Rosso, d'une capacité de stockage maximale de 1 500 tonnes, présentait certains inconvénients, dont un manque de flexibilité dû à la diminution du nombre de rotations dans les ports. Les Etablissements Padrona, en particulier, ont donc souhaité utiliser un autre mode de transport du ciment en provenance du continent vers la Corse, en procédant à des commandes de ciment sortie usine transportées par rolls.
284. Il ressort des constatations effectuées (paragraphes 80 et suivants) que Lafarge a entravé le développement de ce mode de transport alternatif en facturant aux Etablissements Padrona un prix du ciment en vrac 42,5 sortie usine à 480 Francs la tonne, prix auquel il convenait d'ajouter les frais de transport par roll de 255 Francs la tonne, alors que Lafarge lui facturait un prix du ciment en vrac franco Ajaccio via le navire de la Someca compris entre 449 et 462 Francs la tonne sur la même période, comme le montrent les documents comptables saisis chez Lafarge (annexe 11 cote 1021).
285. Aucune justification économique ne permet d'expliquer objectivement que le prix sortie usine à Contes-Les-Pins soit supérieur au prix franco rendu à Ajaccio. Entendu sur ce point, le 9 septembre 1999, M. P..., directeur de l'agence commerciale de Marseille de Lafarge, a déclaré (cotes 976-977) : "Concernant le prix facturé à M. R..., à savoir 480 F la tonne de CPJ 42,5 départ Comtes, je vous précise qu'il s'agit d'un cas isolé qui n'a pas donné lieu à d'autre livraison de ce type. Ce prix de 480 F départ usine est un prix sur "devis" qui n'a pas donné lieu à d'autres facturations".
286. Toutefois, cette pratique isolée ne permet pas d'étayer le grief d'abus de position dominante collective, dont la démonstration nécessiterait la preuve qu'une telle pratique a été imposée à d'autres négociants corses afin de renforcer la position dominante collective de Lafarge et Vicat sur le marché du transport de ciment vers la Corse et d'évincer leurs concurrents en empêchant les négociants et revendeurs corses de s'approvisionner sortie usine et de transporter ensuite le ciment vers la Corse par rolls.
287. La pratique visée sous le grief n° 10 n'est donc pas établie.
e) Pratiques d'entente entre négociants-grossistes (griefs nos 6 et 7)
1. Sur l'entente entre Anchetti, Simat et Castellani pour mettre en œuvre une stratégie globale d'éviction de leurs concurrents Padrona et Ceccaldi (grief n° 6)
288. Il ressort des constatations opérées aux paragraphes 86 à 96 que les entreprises Simat, Anchetti et Castellani (entreprises possédant des silos de stockage) détenaient des informations détaillées sur les commandes et livraisons de ciment les concernant, en provenance de Nice (paragraphes 89 et suivants). Ces trois entreprises détenaient également des informations très détaillées concernant les prix bruts, les remises et les prix nets de leur fournisseur Lafarge ainsi que des informations, relevant du même degré de détail, sur les activités de leurs concurrents Padrona et Ceccaldi, entreprises ne possédant pas de silos de stockage (paragraphes 93 à 96).
289. Ces constatations ont motivé la notification du grief d'entente entre ces entreprises "à silos" visant à évincer les entreprises "sans silos" : par une stratégie de remplissage de leurs silos privant de ciment les entreprises ne possédant pas de silos (première partie de la pratique), et par l'obtention de conditions d'achat plus avantageuses que celles de leurs concurrents (seconde partie).
290. Mais les statistiques de remplissage des silos des entreprises Simat, Anchetti et Castellani, disponibles au dossier (annexes des observations de ces sociétés en réponse à la notification de griefs) sont trop partielles pour établir à suffisance de droit que les entreprises en cause ont élaboré et mis en œuvre cette stratégie. De façon concrète, le seul élément figurant au dossier consiste dans la circonstance que Lafarge n'a pas pu honorer une commande de ciment en vrac, le 25 juin 1998, à défaut de capacité accordée aux Etablissements Padrona dans le navire de la Someca, puisque seules 80 tonnes de ciment CPJ-CEM II/B 42.5 ont été livrées le 29 juin 1998 alors que la commande portait sur 120 tonnes (annexe 11 cotes 976 et 977). Cet élément ne peut suffire, à lui seul, à établir la stratégie globale d'éviction des concurrents. La première partie de la pratique visée par le grief 6 n'est donc pas établie.
291. De même, les démarches des entreprises en cause pour obtenir de leurs fournisseurs des conditions avantageuses n'ont pas excédé, en l'espèce, un comportement commercial normal et ne peuvent être qualifiées de stratégie d'éviction à l'encontre de leurs concurrents (seconde partie de la pratique). En conséquence, la pratique d'entente pour mise en œuvre d'une stratégie d'éviction n'est pas établie, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'application, au cas d'espèce, de la jurisprudence communautaire "John Deere Tracteurs anglais", évoquée par le rapport mais non visée spécifiquement dans le grief initialement notifié.
292. Au surplus, en effet, les données figurant au dossier ne permettent pas d'établir avec certitude l'origine des données détaillées dont disposaient les trois entreprises mises en cause. S'agissant des quantités livrées, les entreprises font valoir qu'il leur suffisait d'observer les mouvements des remorques se remplissant à partir des cuves du navire vraquier pour connaître les quantités livrées à chaque entreprise sans qu'il leur soit nécessaire d'échanger des informations. Mais l'explication est insuffisante s'agissant des prix bruts et nets.
293. Pour ces informations portant sur les prix, le rapport retient qu'elles ne peuvent résulter que d'un échange volontaire, ce qui serait de nature à conforter la thèse de l'entente, conformément à la jurisprudence déjà citée "John Deere Tracteurs anglais". Mais cette thèse ne permet pas d'expliquer pourquoi les entreprises membres de l'entente alléguée disposaient des mêmes informations sur les entreprises supposées s'entendre ("Nous") que sur les entreprises non membres de l'entente ("Les autres"), alors même que l'entente alléguée était dirigée contre ces dernières. Il semble, ainsi, que le marché du ciment à Ajaccio ait été d'une exceptionnelle transparence, sans qu'il soit possible de déterminer, à partir des éléments du dossier, quel était le vecteur de transmission de ces informations.
Sur l'entente entre Anchetti et Simat pour lutter contre les importations de ciment grec (grief n° 7)
294. Il résulte des constatations figurant aux paragraphes 97 à 104 et notamment des pièces saisies chez Simat (cotes 283-284, 296, 333-334), que les entreprises Simat et Anchetti ont mis en place une action concertée sur le marché du ciment à Ajaccio, afin de fixer en commun les prix de vente des ciments français de type 42,5, 52,5 HPR et 52,5 PM applicables à leurs principaux clients, les sociétés Colas et Mocchi, propriétaires de la société SBA, en s'alignant sur le prix du ciment grec concurrent. Cette proposition de prix commune avait pour but d'évincer du marché de la distribution de ciment la société Dac Perasso, proposant du ciment grec de marque Intertitan certifié NF.
295. Les sociétés mises en cause font valoir que la société SBA a fait pression sur chacun de ses fournisseurs en menaçant de s'approvisionner directement en ciment grec en recourant à la société Dac Perasso pour obtenir une baisse tarifaire de la part des sociétés Anchetti et Simat. En conséquence, Anchetti et Simat ont sollicité, de façon séparée et sans concertation, un rabais supplémentaire de la part de leur fournisseur Lafarge afin de satisfaire, au moins partiellement, les revendications de la société SBA. Elles relèvent ensuite que la société Dac Perasso, qui se prétend victime d'une pratique visant à l'évincer du marché de la distribution du ciment en Corse du Sud, n'est pas directement en concurrence avec les sociétés Anchetti et Simat. En effet, cette société a pour activité habituelle la fabrication des blocs agglomérés et des planchers commercialisés dans le Sud-est de la France. De plus, elle ne s'est servie qu'occasionnellement de ciment grec. Elles soulignent en outre qu'il existe, entre la société SBA et la société Dac Perrasso, toutes deux détenues majoritairement par la société Colas, des liens capitalistiques excluant que SBA puisse cesser de se fournir auprès d'une société soeur. Elles précisent enfin qu'à la supposer établie, la pratique anticoncurrentielle n'a produit aucun effet sensible sur le marché.
296. Mais le Conseil observe qu'il n'est pas reproché aux sociétés Anchetti et Simat d'avoir baissé leurs prix pour résister à la concurrence de la société Dac Perasso, et encore moins à la société SBA d'avoir évincé la société Dac Perasso du marché de la distribution de ciment à Ajaccio, mais qu'il est reproché aux sociétés Anchetti et Simat, détenant ensemble 65 % du marché, de s'être entendues pour effectuer une proposition de prix commune auprès de SBA pour la dissuader de s'approvisionner en ciment grec de la société Dac Perasso.
297. Il résulte en effet du courrier envoyé par Simat à Lafarge qu'elle connaissait les prix mis en avant par la société Dac Perasso et qualifiait cette offre de "méthode de voyous" qu'il convenait de " contrer" en demandant à Lafarge "d'obtenir le prix du HPR pratiqué par Vicat à Porto Vecchio". Or, même à considérer que Simat ait négocié de telles conditions d'achat seule auprès de Lafarge, il n'en demeure pas moins qu'elle a présenté une offre de prix commune avec la société Anchetti pour dissuader le groupe Colas de s'approvisionner en ciment grec. Il ressort en effet d'un feuillet à en-tête de la société Anchetti saisi chez Simat la mention "proposition Anchetti/Simat" en ciment 42,5, HPR et PM répondant à la "Demande Colas" (paragraphe 103).
298. Or, le 2° de l'article L. 420-1 du Code de commerce dispose que "sont prohibées (...) lorsqu'elles ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à (...) faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse". A cet égard, le Conseil de la concurrence rappelle de manière constante qu'il "est très attaché à ce que soit préservée sur les marchés où s'affrontent différents producteurs ou différents distributeurs, l'indépendance de chacun des opérateurs dans ses décisions de prix" qu'il s'agisse de fixer un niveau de prix ou de marge (décision 89-D-14), de s'entendre sur un prix minimum (décision 94-D-60) ou sur un taux de hausse (décision 89-D-21) ou encore de fixer les prix par une structure tarifaire commune (décision 2001-D-36 du 28 juin 2001). De la même manière, la Cour de justice des communautés européennes (arrêts du 16 décembre 1975, Suiker Unie e.a/Commission, aff. 40-73 à 48-73, 50-73, 54-73 à 111-73, 113-73 et 114-73, point 173, et du 14 juillet 1981, Züchner, 172-80, point 13), considère que "tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu'il entend suivre sur le marché commun et les conditions qu'il entend réserver à sa clientèle (...)".
299. Ainsi, s'il appartient aux opérateurs présents sur un marché et confrontés à l'arrivée d'un nouveau concurrent de s'adapter intelligemment aux informations émises par le marché afin de rester compétitifs, il est en revanche exclu de procéder à toute prise de contact direct ou indirect, afin de mettre en place une politique tarifaire commune, au surplus caractérisée, comme en l'espèce, par une baisse concomitante et coordonnée des tarifs pratiqués, afin d'évincer les nouveaux concurrents sur le marché. Or, la proposition de prix commune de Simat et Anchetti n'avait d'autre but que de limiter l'accès du ciment grec au marché de la distribution du ciment à Ajaccio. En tout état de cause, la proposition par deux entreprises concurrentes d'une offre de prix commune caractérise l'abandon, par ces entreprises de leur faculté de déterminer leurs prix en fonction de leurs caractéristiques et objectifs propres, et a donc pour effet potentiel de supprimer toute concurrence sur les prix entre les sociétés poursuivies (Décision 2001-D-36 du 28 juin 2001). La pratique d'offre de prix commune mise en œuvre par les sociétés Anchetti et Simat est prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce. La circonstance que cette entente n'ait pas abouti et n'ait pu, de ce fait, altérer sensiblement le jeu de la concurrence, ne peut être prise en compte que dans le cadre de l'évaluation de l'importance du dommage à l'économie, qui est l'un des critères utilisés pour fixer le montant de la sanction.
D. SUR L'AFFECTATION DU COMMERCE INTRACOMMUNAUTAIRE
300. Les griefs nos 4, 5, 7 et 8 a ont été notifiés sur le fondement des article L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce et des articles 81 ou 82 du traité CE dans la mesure où les pratiques mises en œuvre ont eu pour effet d'empêcher les livraisons de ciment en provenance des autres pays de l'Union.
301. Les sociétés mises en cause n'ont pas contesté l'affectation du commerce soulevée.
302. Trois éléments doivent être démontrés pour établir que les pratiques sont susceptibles d'avoir sensiblement affecté le commerce intracommunautaire : l'existence d'échanges entre États membres portant sur les produits faisant l'objet de la pratique (premier point), l'existence de pratiques susceptibles d'affecter ces échanges (deuxième point) et le caractère sensible de cette affectation (troisième point).
303. S'agissant des deux premiers points, les pratiques ayant toutes eu pour objet et effet de limiter les importations en Corse provenant d'autres États membres de l'Union, au profit des deux cimentiers français Lafarge et Vicat, il est incontestable qu'elles sont, par leur nature même, susceptibles d'affecter le courant des échanges intracommunautaires.
304. S'agissant du troisième point, l'appréciation du caractère sensible dépend des circonstances de chaque espèce, et notamment de la nature de l'accord ou de la pratique, de la nature des produits concernés et de la position de marché des entreprises en cause.
305. Toutefois, s'écartant d'une appréciation au cas par cas, la Commission a posé, dans sa communication portant lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité (§ 52), le principe selon lequel le commerce entre États membres n'est pas affecté sensiblement si la part de marché totale des parties sur un marché communautaire en cause affecté par l'accord n'excède pas 5 % et si en cas d'accords horizontaux, le chiffre d'affaires annuel moyen réalisé dans la Communauté par les entreprises en cause avec les produits concernés par l'accord n'excède pas 40 millions d'euro. A contrario s'agissant des accords qui sont, par nature, susceptibles d'affecter le commerce (pratiques concernant les exportations, les importations, ou exercées dans plusieurs États membres), si la part de marché totale des parties excède 5 % du marché communautaire ou si les entreprises en cause réalisent au moins 40 millions d'euro de chiffre d'affaires annuel moyen avec les produits concernés, ces accords sont présumés affecter sensiblement le commerce intra-communautaire. Toutefois, une telle présomption n'existe pas lorsque l'accord ne couvre qu'une partie d'un État membre.
306. En l'espèce, les pratiques en cause couvrent la totalité du territoire corse, soit une partie du territoire national. Sur ce marché, les participants aux ententes visées dans les griefs 4 et 5 et à l'abus de position dominante collective visé au grief 8 a) représentent environ 90 % du marché du ciment vendu en Corse. La part de marché des cimentiers Lafarge et Vicat sur le marché communautaire en cause excède 5 % et leur chiffre d'affaires annuel moyen excède 40 millions d'euro, puisque le chiffre d'affaires annuel réalisé au 31 décembre 2005 par la société Lafarge Ciments s'élevait à 881,592 millions d'euro, celui réalisé par la société Vicat à 398,708 millions d'euro.
307. Le volume des échanges des parties à l'entente n'était certes pas très important au regard de leurs ventes sur le marché national. Pour autant, le Tribunal de première instance, dans un arrêt T-29-92 du 21 février 1995 a indiqué qu' "en ce qui concerne le caractère sensible de cet effet, plus les échanges sont faibles, plus ils sont susceptibles d'être affectés par l'entente".
308. Même si, en l'espèce, ces pratiques n'ont couvert qu'une petite partie du territoire national, elles ont été mises en œuvre par des opérateurs de dimension européenne, contribuant au verrouillage du marché national.
309. Il résulte de ce qui précède que les pratiques en cause sont susceptibles d'avoir affecté sensiblement le commerce intra-communautaire et peuvent donc être qualifiées au regard des articles 81 (griefs nos 4 et 5) et 82 (grief n° 8 a) du traité CE.
310. S'agissant de la pratique d'entente notifiée sous le grief n° 7, elle a été mise en œuvre par la société Gedimat Anchetti, qui a réalisé au dernier exercice clos (décembre 2005) un chiffre d'affaires annuel de 14,066 millions d'euro, et par la société Simat Simongiovanni qui a réalisé durant le même exercice un chiffre d'affaires annuel de 6,851 millions d'euro, soit un montant total de 20,9 millions d'euro inférieur au seuil de 40 millions d'euro. Au surplus, cette pratique ne peut avoir affecté sensiblement le commerce intracommunautaire, aucune suite concrète n'ayant été donnée à l'entente.
311. La pratique notifiée dans le grief n° 7 n'est, en conséquence, pas susceptible d'être prohibée au titre de l'article 81 du traité CE.
E. SUR LES SANCTIONS
312. L'abus de position dominante collective (remises anticoncurrentielles) et l'entente entre Gedimat Anchetti et Simat Simongiovani ont été commis antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. Par suite et en vertu de la non rétroactivité des lois à caractère punitif, les dispositions introduites par cette loi à l'article L. 464-2 du Code de commerce, en ce qu'elles sont plus sévères que celles qui étaient en vigueur antérieurement, ne leur sont pas applicables. Les ententes relatives aux conventions des 8 novembre 1994 et 6 mai 1999 étaient en cours lors de l'entrée en vigueur de cette loi. Toutefois, la saisine du Conseil étant antérieure (6 juin 2000), c'est également le régime antérieur à la loi du 15 mai 2001 qui s'applique à ces pratiques.
313. Aux termes de l'article L. 464-2 du Code de commerce dans sa rédaction applicable avant l'entrée en vigueur de la loi du 15 mai 2001 : "Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement soit en cas de non exécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le maximum est de 1 524 490,17 euro ".
1. SUR L'IMPUTABILITÉ DES PRATIQUES
314. Le GIE estime qu'il est à tort destinataire des griefs qui lui sont reprochés.
315. Créé sous l'égide des pouvoirs publics, son objet se limite à l'exploitation d'un outillage public qui ne tend nullement à la réalisation d'une quelconque marge commerciale de sorte qu'il ne constitue qu'un "écran" logistique, dénué de toute fonction commerciale, incapable de ce fait d'être impliqué dans une pratique anticoncurrentielle sur le marché concerné.
316. Enfin, le GIE serait étranger aux comportements reprochés puisqu'il ne réalise pas d'actes d'achat de ciment pour revente. En effet, le GIE estime qu'il convient de faire application de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 13 décembre 2001 aux circonstances de l'espèce. En effet, selon le GIE, "la Cour a écarté tout grief à l'encontre d'un franchiseur, au motif que ce dernier n'avait pas "[lui]-même effectivement acheté et revendu du [produit], qu'[il] ne distribuait pas le produit sur le marché en cause".
317. Mais, sur le premier point, au terme de l'article L. 410-1 du Code de commerce, les dispositions du droit de la concurrence "s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services (...)". Or, en vertu du contrat constitutif du GIE (annexe 36 cotes 1410-1420), ce dernier constitue un regroupement d'entreprises exerçant "une activité de négoce de distribution de matériaux de construction sous le Code APE 515F" et a pour objet "l'exploitation logistique des installations de réception et de distribution du ciment pour le port de Bastia", en contrepartie d'une rémunération versée par ses membres (annexe 7 cotes 555-561). Il en résulte que le GIE exerce bien une activité de distribution et de services auprès de ses membres.
318. De plus, même à considérer que le GIE ait été créé "sous l'égide des pouvoirs publics", cette circonstance ne saurait faire obstacle à la notification de griefs d'ententes anticoncurrentielles. Au contraire, le Conseil de la concurrence considère que le fait qu'une entreprise, auteur de pratiques anticoncurrentielles, détienne un monopole de droit ou de fait ou bénéficie d'une exclusivité publique ou privée, emporte nécessairement des conséquences graves sur le marché (décision 04-D-30).
319. Il n'est pas contesté que le GIE bénéficie d'un mandat spécifique pour l'exploitation exclusive des installations de ciment du port de Bastia. Assumant les risques afférents à l'activité sous mandat, le GIE mandataire constitue une entité distincte de ses mandants Lafarge et Vicat. Il n'est donc pas un simple "écran" (Tribunal de première instance des communautés européennes, 15 septembre 2005, Daimler Chrysler, T-325-01, § 85 et ss).
320. Enfin sur le dernier point, la circonstance que le GIE ne vende pas de ciment directement, et procède aux ordres d'achat des négociants auprès des producteurs Lafarge et Vicat, est indifférente et l'arrêt Gamm Vert de la Cour d'appel de Paris du 13 décembre 2001 non pertinent, car les circonstances de l'espèce sont totalement différentes. En effet, le GIE est poursuivi pour s'être entendu avec Lafarge et Vicat afin de lier ses membres par une clause d'approvisionnement exclusif ; la preuve de son accord de volonté résulte de la signature de la convention comportant cette clause. Dans l'arrêt cité, la cour a jugé que la participation de Gamm Vert à une entente sur les prix des produits Celloplast n'était pas démontrée en l'absence de preuves contractuelles, car cette centrale d'achat, qui ne pratiquait pas d'achat pour revente, n'avait pas fait respecter les prix de Celloplast par ses adhérents et n'y avait aucun intérêt personnel.
2. SUR LA GRAVITÉ DES PRATIQUES
Pour ce qui concerne les ententes entre Lafarge, Vicat, le Syndicat et le GIE d'une part, et l'abus de position dominante de Lafarge et Vicat d'autre part
321. Dans cette affaire, les faits rapportés, les comportements mis en cause et les pratiques démontrées font apparaître, sur le marché de gros de l'approvisionnement de la Corse en ciment, une situation concurrentielle très gravement dégradée. Alors que le territoire de ces départements insulaires aurait pu être desservi dans des conditions économiques satisfaisantes par un grand nombre de cimentiers installés dans plusieurs États membres de l'Union européenne, ou même dans des États étrangers à l'Union, seuls deux cimentiers français - Lafarge et Vicat - se partagent plus de 90 % de ce marché. Cette "chasse gardée" corse était protégée par la barrière de la norme "NF" parce que les faits de la cause prenaient place à l'époque transitoire où la réglementation européenne proscrivant le rôle protecteur trop souvent donné aux normes n'avait pas encore pris son plein effet. Elle était aussi protégée par la barrière du transport maritime. Tant qu'a duré la subvention publique de ce transport, elle était évidemment limitée au seul bénéfice des opérateurs nationaux. Lorsque la réglementation européenne réprimant les aides d'État a conduit à mettre fin à cette subvention, les deux cimentiers en cause ont continué à verrouiller le transport par des accords d'exclusivité passés avec l'affréteur et le transporteur. Elle est protégée, enfin, sur le port principal de Bastia, par l'intégration dans le périmètre des activités des cimentiers, des installations de stockage et d'ensachage que la Chambre de commerce, gestionnaire du port, a accepté de leur déléguer. En outre, la pratique généralisée d'une tarification franco de port contribue à cloisonner la concurrence.
322. A ces circonstances institutionnelles, réglementaires, contractuelles ou de fait déjà peu favorables au développement de la concurrence, les deux cimentiers en cause ont ajouté des pratiques délibérées d'entente.
323. L'entente avec les négociants de Haute-Corse regroupés dans le GIE a la double caractéristique d'être à la fois horizontale entre les cimentiers et verticale avec leurs distributeurs, ce qui la rend exceptionnellement pernicieuse. En subdélégant à leurs distributeurs la gestion des installations cimentières du port dont ils s'étaient rendus maîtres en avançant les fonds nécessaires à leur rénovation, les cimentiers transformaient leurs distributeurs, dont les intérêts économiques ne coïncidaient pas spontanément avec les leurs, en alliés complaisants, au point qu'ils ont accepté l'obligation d'approvisionnement exclusif en ciments Lafarge et Vicat, pour toutes leurs activités, et pas seulement pour celles relatives à la gestion des silos installés sur le port.
324. L'entente avec le Syndicat dont les membres sont les négociants de toutes les régions corses était de même nature : horizontale et verticale. En s'appuyant sur la rationalité supposée plus grande d'un transport exclusif en vrac et sur la rentabilité meilleure qu'il permettrait, les cimentiers ont obtenu l'adhésion de leurs distributeurs à leurs intérêts de producteurs en liant des tarifs, qu'ils prétendent bas du fait de cette exclusivité de transport, à l'exclusivité de leur marque dans l'approvisionnement de leurs clients, comme le montrent les termes mêmes du protocole qui scelle cette entente.
325. Par la partie horizontale de ces ententes, les deux cimentiers se sont unis pour se réserver le marché corse. Or, de jurisprudence constante, les ententes horizontales de répartition de marchés, comme en l'espèce, sont parmi les plus graves des pratiques anticoncurrentielles. En s'entendant avec les négociants par l'intermédiaire de leur Syndicat, pour l'ensemble de la Corse, et du GIE, pour la seule Haute-Corse, Lafarge et Vicat ont donné une dimension verticale aux ententes. La conjonction de ces deux dimensions a permis aux deux cimentiers français, Lafarge et Vicat, de se réserver l'essentiel de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment, en écartant du marché leurs concurrents étrangers, limités à n'opérer que des importations marginales.
326. Dans une entente verticale entre producteurs et distributeurs, l'intérêt collectif de ces derniers est que tous les distributeurs se plient aux règles instituées par l'entente, en l'espèce la non importation de ciment étranger moins cher, de façon à ne subir aucune concurrence de la part d'éventuels déviants. En revanche, l'intérêt individuel de chacun peut être de dévier pour bénéficier, contre les autres, de ces prix plus bas.
327. Tant le Syndicat que le GIE ont pris en charge cet intérêt collectif : au nom de leurs mandants, ils ont signé, l'un le protocole du 6 mai 1999, l'autre l'accord de subdélégation du 8 novembre 1994 et souscrit, ce faisant, à la demande d'exclusivité dirigée contre le ciment importé qu'exigeaient Lafarge et Vicat, en même temps qu'ils satisfaisaient à l'intérêt collectif de leurs mandants consistant à éliminer, entre ces derniers, toute concurrence basée sur les bas prix du ciment importé.
328. Une fois les intérêts anticoncurrentiels communs satisfaits par ces deux ententes, intérêts conjoints pour les cimentiers Lafarge et Vicat et intérêt collectif pour les négociants, il était nécessaire, pour que l'entente produise pleinement ses effets, de lutter contre les comportements déviants de certains négociants tentés de privilégier leur intérêt individuel en achetant, malgré les engagements de leurs mandants, du ciment importé moins cher. En tant qu'exploitant exclusif des installations cimentières du port de Bastia, le GIE disposait d'un moyen de rétorsion efficace : l'exclusion, ce qui interdisait au déviant exclu l'accès à ces installations. Le GIE n'a pas manqué d'utiliser cette menace : c'est ainsi que le GIE a menacé deux de ses membres d'exclusion pour ne pas avoir ratifié la convention (Brico Balagne) ou avoir préféré un mode d'approvisionnement autre que les infrastructures de Bastia (ETM). Mais ce moyen de dissuasion n'était efficace qu'en Haute-Corse, et pour les négociants n'y disposant pas de solutions alternatives pour stocker et ensacher. Balagne Matériaux, qui disposait d'installations à Calvi, se dispensait de l'approvisionnement exclusif à Bastia (mêmes sources - cotes 1138 à 1143). A l'inverse, en Corse du Sud où le GIE n'était pas présent, le Syndicat ne disposait pas de moyen de rétorsion suffisant.
329. Ces circonstances expliquent l'octroi par les cimentiers des remises fidélisantes aux négociants sous la réserve qu'ils n'aient importé aucun ciment étranger (grief G8a). Ces remises s'analysent comme des récompenses accordées aux négociants "loyaux" et jouaient le rôle de police des ententes en dissuadant les velléités de dévier. En conséquence, outre les menaces d'exclusion brandies par le GIE, l'abus de position dominante collective par les remises fidélisantes commis par les cimentiers donne plein effet aux ententes.
330. Au total, les pratiques faisant l'objet des griefs nos 4, 5 et 8 a sont, ensemble, d'une exceptionnelle gravité.
Pour ce qui concerne l'entente ponctuelle entre les négociants Anchetti et Simat
331. La pratique d'offre commune de prix mise en œuvre par les négociants stockistes Anchetti et Simat sur le marché de la distribution du ciment au détail à Ajaccio pour faire obstacle à l'approvisionnement de SBA en ciment grec relève de l'entente (grief n°7). C'est une pratique grave : en effet, les ententes sur les prix et sur la répartition des marchés sont des "ententes injustifiables" au sens de la recommandation du Conseil de l'OCDE du 25 mars 1998 selon laquelle "les ententes injustifiables constituent la violation la plus flagrante du droit de la concurrence" (décision 03-D-12). Néanmoins, le Conseil observe qu'il s'agit d'une pratique très ponctuelle et de portée limitée : il n'est, en l'espèce, rapporté la preuve que d'une offre commune unique et à l'égard d'un seul utilisateur final.
3. SUR L'IMPORTANCE DU DOMMAGE À L'ÉCONOMIE
332. Dans son rapport annuel de 1997, le Conseil de la concurrence a précisé que "l'effet réel de la pratique, même lorsqu'il est établi, est souvent difficile à mesurer puisqu'il ne peut être évalué qu'en comparant la situation résultant de la pratique à la situation qui aurait prévalu en l'absence de cette pratique".
333. En l'espèce, il est difficile de quantifier le dommage à l'économie résultant des pratiques d'ententes et d'abus de position dominante constatées, faute de disposer d'une vue synthétique complète sur la situation qui se serait instaurée en Corse si la concurrence n'y avait pas été compromise du fait des pratiques établies. Il convient donc de procéder à une évaluation plus analytique et qualitative de l'importance du dommage à l'économie en reprenant les différents critères relevés par le Conseil dans sa jurisprudence traditionnelle. Trois caractéristiques sont à prendre en considération.
334. En premier lieu, les pratiques ont été mises en œuvre sur le marché de l'approvisionnement en gros de la Corse en ciment, marché que les données du dossier permettent d'évaluer à 10 millions d'euro environ par an à la période des faits. Les pratiques ont directement affecté plus de 90 % de ce marché.
335. En deuxième lieu, la durée des pratiques est identifiable. Le protocole du 6 mai 1999 a été conclu pour une durée de quatre ans renouvelable, soit une durée de l'entente, basée sur ce protocole, de sept ans à la date de la décision. Les parties ont allégué en séance avoir dénoncé le protocole en juin 2002 (à effet fin 2002) et ont prétendu qu'il n'avait pas été ultérieurement renouvelé, sans en fournir la preuve écrite. La notification de griefs n'ayant visé qu'une période de quatre ans, de 1999 à 2003, c'est cette durée qui sera retenue. La subdélégation du 8 novembre 1994 a été conclue pour une durée de 30 ans, soit, à la date de cette décision une durée de l'entente basée sur cette subdélégation de douze ans. Pour ce qui concerne les remises fidélisantes, la preuve de leur mise en œuvre n'est rapportée que pour les mois de décembre 1997 à la fin du 1er trimestre 1998 et ensuite de juillet à septembre 1999, soit une durée prouvée de six mois.
336. En troisième lieu, les pratiques ont eu des effets sur les prix. Il ressort du dossier que les prix des concurrents étrangers étaient inférieurs d'environ 20 % (paragraphes 73 à 76) au prix moyen pratiqués par Lafarge et Vicat en Corse du Sud. En Haute-Corse, les prix pratiqués par Lafarge et Vicat étaient supérieurs d'environ 30 % à ceux de la Corse du Sud (paragraphes 69 à 72).
337. S'agissant, en effet, des prix artificiellement élevés visés par les griefs n°9 b et 10 non retenus en tant que pratiques, il y a lieu de les mentionner ici, s'agissant de l'effet sur les prix des pratiques démontrées d'ententes et d'abus de position dominante collective. Les faits montrent, comme indiqué ci-dessus, que les négociants membres du GIE ont supporté un prix du ciment supérieur d'environ 30 % en moyenne au prix du ciment pratiqué par Lafarge et Vicat sur le reste de l'île entre 1997 et 1999. L'année 1999 constituait une année charnière où toutes les pratiques sanctionnées étaient actives. En outre, il a été constaté que le prix "sortie usine" facturé "sous devis" par Lafarge à la société Padrona était non seulement supérieur au prix rendu en Corse, alors qu'il faut encore y ajouter le coût du transport ce qui représente un surcoût potentiel total de 35 %, mais également au tarif sortie usine pratiqué par Lafarge à ses clients du continent d'environ 10 %.
338. Le supplément de prix que Lafarge et Vicat ont pu maintenir grâce aux pratiques anticoncurrentielles établies caractérise l'ampleur des effets de ces pratiques. Par surcroît, il illustre le caractère fallacieux des arguments de "rationalité économique" allégués par les cimentiers pour justifier leur main mise sur la fourniture et le transport en vrac du ciment. Bien loin d'apporter une meilleure rentabilité économique dont les utilisateurs corses auraient bénéficié, ces pratiques permettaient à Lafarge et Vicat d'extraire une rente du marché : si le transport en vrac et l'organisation du stockage et de l'ensachage dans des installations modernisées sont, comme il est probable et comme les cimentiers le soutiennent, plus rentables que les autres modes d'approvisionnement, force est de constater que ce supplément de rentabilité aboutissait, à l'encontre du résultat attendu, à rendre plus cher le ciment qui en bénéficiait par rapport au ciment importé. Plus encore, en Haute-Corse où la rationalisation de l'approvisionnement était la plus poussée grâce à l'intégration complète de la chaîne "production ; transport ; stockage ; ensachage" sous le contrôle des cimentiers, le prix du ciment était encore plus élevé qu'en Corse du Sud. Il est vrai que le GIE (annexe 4 de son mémoire en réponse au rapport) allègue l'existence d'un surdimensionnement des installations de Bastia, susceptible de renchérir les coûts. Mais au total, la rationalisation de l'approvisionnement mise en avant par les cimentiers pour justifier les clauses d'approvisionnement exclusif convenues avec les négociants les faisait gagner sur deux tableaux : l'exclusivité leur permettait d'augmenter les prix ; la rationalisation de baisser leurs coûts.
339. Les cimentiers prétendent encore que l'écart entre le prix de leur ciment et celui du ciment importé s'expliquerait par le coût de la norme NF, les ciments importés n'en bénéficiant pas. Mais cet argument ne peut être retenu car, d'une part, les ciments importés pouvaient supporter les charges de leurs propres normes nationales et, bénéficiant à tout le moins de la pré-norme européenne, ils pouvaient en supporter le coût, mais, d'autre part et surtout, les coûts de la norme NF sont principalement des coûts fixes qui ne peuvent raisonnablement expliquer un écart de plus de 20 % du prix à la tonne.
340. Pour sa défense encore, Lafarge a fourni une note de son directeur commercial tendant à démontrer que les prix en Corse étant plus bas que ceux pratiqués en France continentale, la rentabilité des ventes en Corse serait faible, voire nulle de sorte qu'aucun dommage à l'économie ne résulterait des pratiques établies. Mais, contrairement à ce qui est soutenu, rien dans le dossier ne permet d'affirmer que les prix pratiqués en France continentale, plus élevés que les prix pratiqués en Corse, déjà eux mêmes plus élevés que ceux des ciments importés, seraient des prix résultant d'une pure concurrence. 97
341. Pour ce qui concerne les négociants, leur adhésion collective aux pratiques en cause par le canal du Syndicat et du GIE, leur permettait de répercuter sur les prix de détail l'excès des prix de gros, tout en prenant leur marge au passage. Ils ont donc pleinement participé à la formation du dommage.
342. A partir des ordres de grandeurs des écarts de prix, l'hypothèse qu'une concurrence non faussée aurait dû ramener les prix de Lafarge et Vicat au plus, au niveau des prix des ciments importés, conduirait à un supplément illicite de prix de 20 % en Corse du Sud et de 50 % en Corse du Nord. Dans ces conditions, supposer que le supplément illicite de prix, pour la Corse entière a été au moins de 25 % est une hypothèse minimaliste. Le supplément illicite de valeur s'établit comme suit, sans qu'il soit possible d'identifier séparément le dommage causé par chacune des pratiques démontrées.
343. En retenant comme base la valeur du marché affecté, soit 90 % de 10 millions d'euro, et un supplément illicite de prix de l'ordre de 25 %, le supplément illicite de valeur s'établirait à 2,25 millions d'euro par an. En limitant l'évaluation du dommage à une période moyenne de quatre ans, compte tenu de la durée variable des pratiques (paragraphe 335), la subdélégation ayant duré douze ans, le dommage total à l'économie peut être évalué à au moins 9 millions d'euro.
344. Le Conseil en conclut que l'importance du dommage à l'économie est forte.
345. S'agissant de la pratique d'entente mise en œuvre par les négociants Anchetti et Simat, elle n'a pas été mise en œuvre et ne peut donc avoir eu d'effet.
4. SUR LA SITUATION INDIVIDUELLE DES ENTREPRISES
Sur la réitération des pratiques
346. Avant l'entrée en vigueur de la loi du 15 mai 2001 qui dispose expressément que les "sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionnée ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. (...)" (3ème alinéa du I du nouvel article L. 464-2 du Code de commerce), la Cour d'appel de Paris a admis la possibilité, pour le Conseil, de prendre en considération, dans la fixation de la sanction pécuniaire infligée à une entreprise, la réitération des pratiques.
347. Ainsi, la Cour d'appel de Paris a-t-elle souligné, dans un arrêt du 6 mai 1997 (Bouygues SA) que "[l]es sanctions administratives prononcées par le Conseil de la concurrence ne revêtent certes pas de caractère pénal et (...) aucune disposition légale ne prévoit qu´il soit fait application des règles pénales de la récidive". Mais "(...) pour apprécier la gravité du comportement des entreprises et sans qu´il puisse, pour autant, être soutenu qu´il ferait ainsi application des règles de la récidive, le Conseil peut prendre en considération la réitération, par elles, de pratiques anticoncurrentielles sur un même marché, en relevant, comme en l´espèce, qu´elles avaient déjà été sanctionnées pour avoir recouru à de telles pratiques à l´occasion de précédents marchés publics et qu´ainsi elles n´en ignoraient ni le caractère prohibé, ni le risque de sanction qu´elles encouraient néanmoins si elles les mettaient en œuvre".
348. Il résulte de la pratique décisionnelle du Conseil, confirmée par la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris, que toute entreprise condamnée à des sanctions pécuniaires ou déclarée coupable d'une infraction par une décision du Conseil de la concurrence, d'une autorité nationale de concurrence européenne ou de la Commission européenne, peut se voir opposer la réitération des pratiques, concernant des pratiques similaires ou commises sur des marchés identiques ou connexes.
349. Toutefois, ainsi que l'a relevé la cour d'appel dans l'arrêt Bouygues précité "(...) le principe de la contradiction devant être pleinement observé au cours de la procédure instruite devant le Conseil, il appartient à celui-ci de porter à la connaissance des parties, au plus tard lors de la notification du rapport afin de leur permettre de répondre utilement, l'ensemble des éléments pouvant être retenus pour déterminer le montant de la sanction susceptible de leur être infligée" ; "(...), dès lors, en retenant dans la décision attaquée ses propres décisions antérieures ayant sanctionné les sociétés B., C., C.M., (...), sans les avoir mises préalablement en mesure de faire valoir leurs observations, tant sur le caractère définitif ou non desdites décisions que de leur gravité au regard de la réitération reprochée, le Conseil a méconnu le principe rappelé ; (...) les sanctions prononcées à l'encontre des huit sociétés précitées doivent, en conséquence, être annulées".
350. Dans la présente espèce, la société Lafarge et la société Vicat ont été condamnées pour entente sur le marché français du ciment par une décision du 30 novembre 1994 (94-815-EC) de la Commission européenne. Le Tribunal de première instance des communautés européennes a fixé leurs sanctions pécuniaires à respectivement 14 248 millions d'euro et 2 407 millions d'euro, dans un arrêt du 15 mars 2000, l'arrêt de la Cour de justice des communautés européennes n'ayant pas réexaminé ces deux condamnations dans son arrêt du 7 janvier 2004 (Aalborg, C-204-00 P), dès lors définitives. Lafarge a été condamné par le Conseil de la concurrence dans une décision 91-D-47, pour avoir favorisé une entente entre ses filiales et d'autres entreprises dans le secteur des granulats (infraction confirmée par la cour d'appel, le 8 juillet 1992) et dans une décision 97-D-39 pour entente dans le secteur du béton prêt à l'emploi dans le Var (infraction elle aussi constatée de manière définitive).
351. Toutefois, ces condamnations n'ayant été mentionnées ni dans la notification de griefs ni dans le rapport, le Conseil, qui entend respecter pleinement les droits de défense des entreprises mises en cause, ne retiendra pas la réitération des pratiques. Il note seulement, sans en tirer de conséquence sur le montant de la sanction, que les deux entreprises en cause ont pu acquérir au fil de leurs expériences une connaissance approfondie de la nature des pratiques anticoncurrentielles et de leur mode de répression.
Les sociétés Lafarge et Vicat
352. Les sociétés Lafarge et Vicat ont participé à deux ententes, l'une relative au protocole du 6 mai 1999 d'une durée de quatre ans, revenant à imposer aux membres du syndicat des négociants corses un approvisionnement exclusif en ciment auprès d'eux, l'autre relative à la convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures du port de Bastia du 8 novembre et toujours en cours, comportant un approvisionnement exclusif de tous les membres du GIE regroupant les négociants de Haute-Corse auprès de Lafarge et Vicat. Elles ont enfin commis un abus de leur position dominante collective sur le marché de l'approvisionnement de la Corse en ciment en octroyant des remises aux négociants corses pour les récompenser de n'avoir pas importé du ciment étranger.
353. Le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par la société Lafarge au titre du dernier exercice connu, soit celui de 2005, s'est élevé à 881 592 millions d'euro. Le Conseil prend en considération la dimension du marché affecté, la Corse, au regard de la dimension nationale du chiffre d'affaires de référence. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée à cette société est fixé à 17 millions d'euro.
354. Le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par la société Vicat au titre du dernier exercice connu, 2005 s'est élevé à 398 708 millions d'euro. Le Conseil prend en considération la dimension du marché affecté, la Corse, au regard de la dimension nationale du chiffre d'affaires de référence. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée à cette société est fixé à 8 millions d'euro.
Le Syndicat des négociants en matériaux de construction
355. Le Syndicat des négociants en matériaux de construction a participé à l'entente relative au protocole du 6 mai 1999 d'une durée de quatre ans, conduisant ses membres à un approvisionnement exclusif en ciment auprès de Lafarge et Vicat.
356. Le montant des cotisations annuelles, dues au Syndicat par ses onze adhérents, est fixé lors de l'arrêté de l'avant dernier exercice connu, 2004, pour l'exercice 2005. Il est de 780 euro, soit une ressource totale de 8 580 euro. Ce montant ne couvre que les services rendus à ses membres par le Syndicat alors que le marché affecté est mesuré par la valeur de ces services augmentée de celle du ciment. Conformément à la jurisprudence du Tribunal de première instance des communautés européennes (arrêt du 13 décembre 2006, FNCBV, T-217-03 et T-245-03, paragraphe 314) et à la décision 06-D-30 du 18 décembre 2006 (paragraphe 118) du Conseil, il convient de s'assurer que la sanction infligée n'est pas disproportionnée au regard des ressources des membres du syndicat sanctionnés. En l'espèce, le chiffre d'affaires des négociants en matériaux de construction (ciment et autres) est évalué à 80 millions d'euro (voir paragraphe 9 de la présente décision). En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée au Syndicat est de 15 000 euro. Elle n'est pas disproportionnée au regard des ressources des membres du Syndicat, qui doivent être prises en compte pour apprécier la sanction, comme indiqué plus haut.
Le GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse
357. Le GIE Groupement Logistique Ciments Haute-Corse a participé à l'entente relative à la convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures du port de Bastia du 8 novembre, toujours en cours, comportant un approvisionnement exclusif de tous ses membres, à savoir la quasi-totalité des négociants de Haute-Corse auprès de Lafarge et Vicat.
358. Le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par le GIE au titre du dernier exercice connu, 2005, s'est élevé à 561 406 euro. Ce chiffre d'affaires ne couvre que les services rendus par le GIE alors que le marché affecté est mesuré par la valeur de ces services augmentée de celle du ciment. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée au GIE est fixé à 15 000 euro.
Les sociétés Simat Simongiovanni et Gedimat Anchetti
359. Les sociétés Simat Simongiovanni et Gedimat Anchetti ont participé à une entente à Ajaccio, restée sans effet.
360. Le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par la société Simat Simongiovanni au titre du dernier exercice connu, 2005, s'est élevé à 6,851 millions d'euro. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée à cette société est fixé à 70 000 euro.
361. Le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par la société Gedimat Anchetti au titre du dernier exercice connu, 2005 s'est élevé à 14,066 millions d'euro. En fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, le montant de la sanction pécuniaire infligée à cette société est fixé à 150 000 euro.
DÉCISION
Article 1er : Les pratiques d'entente visées sous les griefs n° 1, 2 ,3 et 6 ne sont pas établies.
Article 2 : Les pratiques d'abus de position dominante collective visées sous les griefs nos 8 b, 9 et 10 ne sont pas établies.
Article 3 : Il est établi que les sociétés Lafarge Ciments, Vicat et le Syndicat des négociants en matériaux de construction se sont entendus en signant un protocole d'accord le 6 mai 1999 afin de lier les membres du syndicat par un contrat d'approvisionnement exclusif, pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE (grief n° 4).
Article 4 : Il est établi que les sociétés Lafarge Ciments, Vicat et le GIE (Groupement Logistique Ciments Haute-Corse) se sont entendus en signant une convention de subdélégation de l'exploitation des infrastructures de stockage du port de Bastia, pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE (grief n° 5).
Article 5 : Il est établi que les sociétés Gedimat Anchetti et Simat Simongiovanni se sont entendues sur le marché aval de la distribution du ciment à Ajaccio, pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce (grief n° 7).
Article 6 : Il est établi que les sociétés Lafarge et Vicat ont abusé de leur position dominante collective sur les marchés du ciment en Haute-Corse, à Ajaccio, Porto-Vecchio et Propriano en octroyant des remises anticoncurrentielles aux négociants corses, pratique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE (grief n° 8 a).
Article 7 : Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :
à la société Lafarge une sanction de 17 millions d'euro ;
à la société Vicat une sanction de 8 millions d'euro ;
au GIE Groupement logistique Ciments Haute-Corse une sanction de 15 000 euro ;
au Syndicat des négociants en matériaux de construction une sanction de 15 000 euro ;
à la société Simat Simongiovanni une sanction de 70 000 euro ;
à la société Gedimat Anchetti une sanction de 150 000 euro.