CA Paris, 1re ch. H, 13 mars 2007, n° ECEC0760058X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gaches Chimie (SAS)
Défendeur :
Brenntag (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guyot
Conseillers :
Mme Horbette, Mouillard
Avoués :
SCP Monin-d'Auriac de Brons, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Mes Vogel, Esteban, Mendelsohn
Les produits chimiques sont classés en trois catégories : les spécialités, les produits de chimie fine et les commodités chimiques. Ces dernières, produits chimiques de base issus principalement de la chimie minérale et de la pétrochimie, sont utilisées par l'industrie et les services : produits minéraux liquides et solides (acides-bases), solvants (white spirit, perchloréthylène ...), produits techniques et alimentaires (amidon, sucre, sirop de glucose). Elles sont distribuées, le plus souvent, directement par les producteurs, les grands groupes de chimie, aux industriels utilisateurs (au moins 95 %), et pour le restant, par des intermédiaires, les distributeurs, qui livrent aux industriels par petites quantités sous forme de gamme complète. Les distributeurs, soit livrent directement du producteur au client final, soit ajoutent diverses prestations telles le transport, le stockage, le mélange et la dilution, le conditionnement et la livraison du client, le tout à partir d'un site industriel, le dépôt.
Le stockage de produits chimiques, nécessaire à l'activité des distributeurs, est rigoureusement encadré, la réglementation des sites industriels prévoyant notamment des autorisations spéciales pour ces établissements et un classement pour certains en site Seveso, notamment en Seveso "seuil haut" pour les sites particulièrement dangereux.
Ces contraintes administratives, qui nécessitent de lourds investissements et des remises à jour constantes, constituent des barrières à l'entrée rendant, de fait, le secteur de la distribution peu accessible à de nouveaux entrants. En outre, la distribution des commodités chimiques, qui s'est concentrée ces dernières années, se caractérise par des écarts importants entre les performances respectives des distributeurs. En France, on trouve essentiellement la SA Brenntag (chiffre d'affaires en 2003 : 416 M), filiale française du groupe allemand Brenntag qui appartient au fonds d'investissements américain Bain Capital, et le groupe international Univar (chiffre d'affaires en 2003 : 310 M), issu de la fusion en janvier 2003 des trois sociétés françaises Lambert Rivière, Quarrechim et Vaissière Fravre, les autres distributeurs ayant un chiffre d'affaires nettement inférieur puisque le troisième, Solvadis, revendique 70 M pour la même période.
Le Conseil de la concurrence a été saisi le 21 juillet 2003 par la SAS Gaches Chimie de pratiques anticoncurrentielles qu'elle imputait à la société Brenntag dans la région Midi-Pyrénées. La société Gaches Chimie est en effet établie dans le Sud-Ouest et a pour activité la distribution de produits chimiques à usage industriel (chimie de base et spécialités associées). Elle a effectué en 2003 un chiffre d'affaires, toutes activités de distribution confondues, de 60,3 M dont 24,7 M pour la distribution des commodités chimiques.
Après avoir notifié à la société Brenntag trois griefs d'abus de position dominante, d'abord au titre de prix prédateurs et de prix discriminatoires, puis au titre de la politique commerciale menée par cette entreprise de 1998 à 2003, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 06-D-12 du 12 juin 2006, décidé que les pratiques d'abus de position dominante imputées à la société Brenntag n'étaient pas établies.
LA COUR :
Vu le recours formé par la société Gaches Chimie le 11 juillet 2003;
Vu l'ordonnance rendue le 1er août 2006, sur la requête de la société Gaches Chimie, par le magistrat délégué par le premier président de cette cour, prescrivant à la société Univar de produire les récépissés des autorisations préfectorales des dépôts Seveso seuil haut et/ou seuil bas détenus par elle ainsi que sa comptabilité analytique distinguant les chiffres d'affaires réalisés en 2003 et 2004 en commodités chimiques et en spécialités, ou, à défaut, produit par produit;
Vu le mémoire déposé le 11 août 2006 par la société Gaches Chimie à l'appui de son recours, soutenu par son mémoire en réplique du 22 janvier 2007, par lequel la requérante demande à la cour:
- de relever les erreurs matérielles et les multiples erreurs de fait et de droit commises par le Conseil de la concurrence, d'annuler, subsidiairement de réformer la décision attaquée et,
- à titre principal, de retenir que le marché pertinent est celui de la distribution des commodités chimiques, que ce marché est national, que la société Brenntag est en position dominante sur ce marché et qu'elle abuse de cette position au sens des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE, par des pratiques de prix prédateurs, discriminatoires et d'exclusivité;
- A titre subsidiaire, si la cour juge que les marchés de la distribution des commodités chimiques sont régionaux,
. de constater que la société Brennatg est en position dominante sur la quasi-totalité des marchés régionaux en France en matière de la distribution des commodités chimiques et qu'elle abuse de cette position par des pratiques de prix prédateurs, discriminatoires et d'exclusivité;
. de constater que:
* en obtenant des clauses ou pratiques d'exclusivité auprès des principaux fournisseurs verrouillant la vente des différentes commodités chimiques sur la totalité du territoire français,
* en ayant une politique de prix prédateurs sur la zone Midi-Pyrénées,
* et en ayant des pratiques discriminatoires en termes de prix, de frais de consignation ou de frais techniques sur cette même zone,
la société Brenntag a commis des abus de position dominante sur la période 1998 à 2003 et continue à en abuser à l'heure actuelle, au sens des articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du traité CE.
- en conséquence :
de prononcer les sanctions pécuniaires qu'appellent les abus de position dominante répétés de la société Brenntag et notamment au vu de la gravité de ces pratiques:
d'ordonner à la société Brenntag, vu l'article L. 464-2 du Code de commerce, de:
* modifier les contrats en cours la liant à ses fournisseurs, afin de supprimer les clauses et les comportements visant notamment à obtenir des exclusivités de la part des fournisseurs majeurs voire dominants, et ce à partir du jour de la décision du Conseil;
* cesser de pratiquer des prix et des conditions de vente discriminatoires et des prix prédateurs;
* cesser toutes pratiques tendant à obtenir des partenaires commerciaux des prix et des conditions de vente dérogatoires.
d'enjoindre à la société Brenntag, vu l'article L. 464-2 du Code de commerce, de faire publier à ses frais le dispositif de la décision du Conseil sur une page entière des journaux "L'Usine Nouvelle" et "Chimie Actualités" et "Les Echos";
- de condamner la société Brenntag à lui payer la somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu le mémoire en réponse, déposé le 4 décembre 2006 et soutenu par son mémoire en réponse aux observations du ministre et du Conseil de la concurrence déposé le 22 janvier 2007, par lequel la société Brenntag demande à la cour:
- de rejeter le volume 12 des pièces versées aux débats par la société Gaches Chimie le 11 août 2006, pièces n° 54 à 61 incluses;
- A titre principal, de confirmer la décision en ce qu'elle a décidé que les éléments du dossier "rendent vraisemblable l'existence de marchés pertinents régionaux" et, précisant la motivation du Conseil, de délimiter le marché pertinent au marché de la distribution de commodités chimiques avec services associés sur la zone Midi-Pyrénées comprenant les départements 09, 11, 12, 15, 65, 31, 32, 34, 46, 48, 66, 81 et 82;
- de retenir que la société Gaches Chimie est en position dominante sur ce marché, qu'en tout état de cause, elle-même n'est pas l'opérateur dominant sur la zone Midi-pyrénées;
- à titre subsidiaire si la cour devait considérer le marché pertinent de la distribution des commodités chimiques avec services associés comme étant national:
. de confirmer la décision en ce qu'elle a décidé qu'elle n'est pas un opérateur dominant sur ce marché, notamment à raison de l'existence d'un concurrent, Univar, d'une puissance équivalente à la sienne, ne lui permettant pas d'adopter le comportement indépendant caractérisant une position dominante;
. de constater qu'à supposer le marché national, les distributeurs-répartiteurs qui vendent en "droitures" se trouvent en concurrence, à l'égard des utilisateurs finals demandeurs, avec les grands producteurs de la chimie;
. de confirmer la décision en ce qu'elle a fait valoir qu'en tout état de cause "la disproportion de la taille des deux marchés, celui de la vente directe par les producteurs et celui de la vente par le canal des distributeurs-répartiteurs, laisse entendre qu'une position forte sur le plus petit de ces marchés (celui de la vente au travers de distributeurs-répartiteurs) pourrait être contestée, sur les frontières du plus grand, avant de devenir dominante";
- à titre infiniment subsidiaire, de constater qu'aucune des pratiques relevées par Gaches Chimie dans son mémoire du 11 août 2006 n'a la moindre matérialité, qu'aucune n'est constitutive d'un abus de position dominante supposée, qu'en tout état de cause, les pratiques dénoncées par Gaches Chimie n'ont eu aucun effet anticoncurrentiel et ne sont susceptibles d'en avoir aucun;
- en tout état de cause, de débouter la société Gaches Chimie de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions devant la cour,
- d'enjoindre à la société Gaches Chimie, vu l'article L. 464-2 du Code de commerce, de faire publier à ses frais le dispositif de la décision de la cour d'appel et/ou un extrait de la motivation de celle-ci choisi(s) par elle-même, sur une page entière des journaux "L'Usine Nouvelle". "Chimie Actualités" et "Les Echos" pour un budget de 50 000 euro HT au plus et ce, sous astreinte de 500 euro par jour à compter de la signification de l'arrêt à intervenir;
- de condamner la société Gaches Chimie à lui payer la somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les observations écrites du Conseil de la concurrence en date du 18 décembre 2006 qui, faisant valoir que la société Gaches Chimie produit, dans le cadre de son recours, des éléments qu'il n'a pu examiner, s'en remet à l'appréciation de la cour sur la position dominante éventuelle de la société Brenntag sur le marché des commodités chimiques, éventuellement appréhendé dans sa dimension nationale;
Vu les observations écrites du ministre chargé de l'Economie, en date du 18 décembre 2006, tendant au renvoi à l'instruction afin de permettre au Conseil de mieux analyser les données chiffrées sur les parts de marché et de fonder sa décision sur des éléments de fait incontestables;
Vu les observations déposées par la société Brenntag le 29 janvier 2007 tendant au rejet des débats de certaines pièces versées par la société Gaches Chimie soit les pièces n° 69 à 71, 74 à 79, 80-1 à 80-3, 100, 111, 118, 122 en raison de leur origine illicite, et celles n° 63 à 68, 81 à 83, 85 à 88, 89-2, 90 à 92, 97, 99-1 et 99-2, 103-2, 107, 112, 115 en raison de leur production tardive, ainsi que du mémoire déposé par la société Gaches Chimie le 22 janvier 2007, et notamment en ses développements qui ne matérialisent pas une réplique précise et circonstanciée aux observations déposées par elle le 4 décembre 2006 et à celles du Conseil de la concurrence et du ministre de l'Industrie;
Vu les observations déposées par la société Gaches Chimie le 1er février 2007 par lesquelles la requérante maintient ses demandes;
Vu les observations écrites du Ministère public, mises à la disposition des parties à l'audience, tendant à l'annulation de la décision et au renvoi de l'affaire devant le Conseil pour la poursuite de l'instruction;
Ouï à l'audience publique du 6 février 2007, en leurs observations orales, le conseils des parties, les représentants du Conseil de la concurrence et du ministre chargé de l'Economie ainsi que le Ministère public, chaque partie ayant été mise en mesure de répliquer;
Sur ce :
Considérant que les parties s'accordent sur la dimension matérielle du marché pertinent, s'agissant du marché aval de la distribution en gros de commodités chimiques, confrontant l'offre des distributeurs et la demande des industriels, mais s'opposent sur sa dimension géographique, la société Gaches Chimie soutenant qu'il s'agit d'un marché national, au contraire de la société Brenntag qui le prétend régional;
Considérant que pour dire non établies les pratiques d'abus de position dominante reprochées à la société Brenntag, le Conseil s'est borné, sans trancher ce point, à considérer non démontrée la position dominante de la société Brenntag que ce soit au plan national ou au plan régional, en se fondant essentiellement sur les chiffres d'affaires respectifs des opérateurs concernés;
Considérant qu'il est constant également, et admis tant par les parties que par le Conseil de la concurrence, le ministre de l'Economie et le Ministère public, que le dossier à partir duquel le Conseil s'est prononcé ne permettait pas de distinguer, dans le chiffre d'affaires des entreprises opérant dans ce secteur, la part relative à leur activité de distribution des spécialités de celle afférente à la distribution des commodités chimiques, seule en cause, et que la décision s'est fondée en conséquence sur des parts de marché déterminées à partir de ces chiffres d'affaires globaux, pourtant dénués de pertinence au regard du marché considéré;
Que cette carence a conduit la société saisissante à tenter de compléter le dossier en soumettant à la cour force documents destinés à étayer la thèse qu'elle soutient, cependant que la société Brenntag s'est, de son coté, efforcée de démontrer la thèse inverse, en produisant à son tour de nombreuses pièces, ce qui a conduit la société Gaches Chimie à enrichir encore son dossier, selon elle pour réfuter les affirmations de son adversaire; que ces productions massives de documents ont suscité de vives discussions quant à leur recevabilité, notamment au regard des dispositions de l'article 3 du décret du 19 octobre 1987 qui font obligation à la partie requérante de déposer les documents sur lesquels elle se fonde, au greffe de la cour, en même temps que sa déclaration de recours;
Considérant qu'il s'évince de ces constatations que l'instruction menée par le Conseil est insuffisante, étant observé à cet égard que les brefs délais régissant la procédure suivie devant la cour, tenue d'écarter toutes les pièces produites tardivement, seraient-elles utiles à la manifestation de la vérité, ne lui permettent pas d'y procéder en ses lieu et place;
Qu'il convient dès lors, et sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur la recevabilité des pièces produites au soutien du recours, d'annuler la décision déférée et de renvoyer le dossier pour instruction complémentaire au Conseil de la concurrence;
Et considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application en la cause des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Qu'eu égard aux circonstances évoquées ci-dessus, les dépens doivent être réservés;
Par ces motifs, Annule la décision n° 06-D-12 du 6 juin 2006 du Conseil de la concurrence ; Renvoie l'affaire pour l'instruction complémentaire au Conseil de la concurrence; Réserve les dépens.