CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 19 février 2004, n° 03-04706
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Yves Saint Laurent Parfums (SA)
Défendeur :
Mimusa CA (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Raffejeaud (faisant fonction)
Conseillers :
MM. Dragne, Chapelle
Avoués :
SCP Lissarrague-Dupuis & Boccon-Gibod, SCP Bommart-Minault
Avocats :
Mes Feneon, Cousin
Par contrat en date du 10 janvier 1991, la société Yves Saint Laurent Parfums (ci-après YSLP) a confié à la société Mimusa l'exclusivité de la distribution de ses produits sur le territoire vénézuélien.
Ce contrat, d'une durée initiale de deux années ayant commencé à courir le 1er janvier 1991, a ensuite été renouvelé tacitement.
Il était prévu que les parties avaient la faculté de dénoncer le contrat moyennant le respect d'un préavis de six mois, ramené à trois mois au terme d'un avenant en date du 25 juin 1993.
Le 28 juin 2002, la société YSLP qui reprochait à la société Mimusa divers manquements à ses obligations contractuelles, lui a notifié le non-renouvellement de l'accord de distribution au 31 décembre 2002.
C'est dans ces circonstances que la société Mimusa qui reprochait, de son côté, à la société YSLP la violation d'obligations contractuelles et la rupture brutale et abusive de leurs relations commerciales, a assigné cette dernière devant le Tribunal de commerce de Nanterre, selon acte d'huissier en date du 14 novembre 2002.
Par jugement en date du 16 mai 2003, le tribunal a dit que l'interruption par la société YSLP de ses relations commerciales avec la société Mimusa présentait un caractère abusif et a condamné celle-là à payer à celle-ci la somme de 379 471 euro à titre de dommages et intérêts, outre intérêts au taux légal à compter du 13 novembre 2002, anatocisme et 10 000 euro au titre de l'article 700 du NCPC.
Pour statuer ainsi, les premiers juges ont retenu que la société YSLP avait bloqué ses livraisons depuis fin 2001, que les retards de paiement qu'elle invoquait avaient cessé le 8 mars 2002, que la non-acceptation par la société Mimusa de la modification des conditions de paiement ne pouvait justifier l'inexécution par la société YSLP de ses obligations et que les autres manquements qu'elle évoquait ne le pouvaient pas non plus, outre le fait qu'ils n'étaient pas mentionnés dans sa télécopie du 15 juin 2002.
Les premiers juges en ont ainsi déduit que l'inexécution de ses obligations par la société YSLP depuis le 8 mars 2002 correspondait à une rupture des relations commerciales sans préavis qui, comme telle, présentait un caractère abusif.
Le tribunal a encore considéré que le refus par la société YSLP de la commercialisation par la société Mimusa de la "gamme Nu" n'était pas justifié.
Il a en revanche estimé que la société YSLP n'était pas responsable d'une commercialisation parallèle de ses produits sur le marché vénézuélien, qui était le fait d'un distributeur portoricain.
Pour évaluer le préjudice de la société Mimusa résultant de l'arrêt des livraisons, les premiers juges se sont basés sur la marge brute qu'auraient dû générer les commandes de 2002 si elles avaient été honorées par la société YSLP à partir du 8 mars 2002 et ils ont évalué le préjudice lié à la non-commercialisation de la "gamme Nu" en prenant pour référence le fait qu'elle représentait en France 20 % du chiffre d'affaires de la société YSLP.
Ils ont enfin rejeté les autres demandes, notamment de dommages et intérêts complémentaires et de poursuite du contrat.
Les sociétés YSLP et Mimusa ont régulièrement interjeté appel de ce jugement, respectivement les 17 et 30 juin 2003.
La société YSLP a justifié sa décision de suspendre les livraisons par le fait que la société Mimusa et le groupe Marsan dont elle faisait partie avaient laissé s'accumuler une dette importante depuis 1995 et qu'il existait, alors que le contrat arrivait à son terme, un risque grave et sérieux d'impayés, nonobstant le fait que la situation avait été régularisée en mars 2002.
Elle a contesté que son refus de livrer les commandes de la société Mimusa ait pu présenter un caractère abusif, dès lors qu'en application de l'article 71 de la Convention de Vienne, elle était en droit de suspendre ses livraisons tant que les paiements attendus ne se trouvaient pas "sécurisés", et que les dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce n'avaient pas vocation à s'appliquer à un contrat de distribution s'exécutant au Venezuela, nonobstant le fait que le contrat était expressément soumis à la loi française.
Elle a par ailleurs justifié son refus de confier à la société Mimusa la commercialisation de son nouveau parfum Nu par le fait que celle-ci ne respectait pas les critères qualificatifs qu'elle était en droit d'exiger d'elle.
Elle a contesté l'existence d'un "marché parallèle" de ses produits sur le territoire vénézuélien, de même que le grief de dépendance économique allégué.
Elle a estimé le préjudice éventuellement subi par la société Mimusa à la somme de 50 000 euro, en contestant notamment une évaluation par référence à la marge brute, et en indiquant que la "gamme Nu" ne représentait que 1,17 % de ses ventes en France et 3,1 % dans le monde.
Elle a enfin fait grief à la société Mimusa d'être la responsable de son absence sur le marché vénézuélien pendant plus d'un an et demi.
Elle a sollicité paiement d'une somme de 250 000 euro à titre de dommages et intérêts, outre les intérêts légaux à compter du présent arrêt et une somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
La société Mimusa a critiqué le jugement entrepris en ce qu'il avait sous-estimé son préjudice, jugé qu'il n'y avait pas lieu de se prononcer sur sa situation de dépendance économique vis-à-vis de la société YSLP et refusé de condamner celle-ci à réparer le préjudice que lui avaient causé les importations parallèles.
Elle a tout d'abord fait grief à la société YSLP d'avoir abusivement refusé de lui livrer tout produit, de l'avoir privée de la possibilité de lancer en temps utile la nouvelle gamme de produits Nu et d'avoir violé son obligation d'exclusivité.
Elle a fait valoir que la Convention de Vienne n'était pas applicable, que la société YSLP n'avait aucun motif légitime de refuser ses commandes dès lors qu'aucun paiement n'était en souffrance, que rien ne justifiait qu'elle l'ait exclue de la commercialisation de la "gamme Nu" et qu'elle avait laissé se développer un commerce parallèle sans ne jamais prendre aucune sanction à l'encontre du distributeur fautif.
Elle a également reproché à la société YSLP d'avoir rompu brutalement et abusivement sa relation commerciale avec elle au mépris des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce, et encore d'avoir abusé de la situation de dépendance économique d'elle et de son groupe, ainsi que d'avoir agi de façon déloyale en attendant onze mois avant de l'informer de sa décision de mettre un terme à leurs relations commerciales.
Elle a vu dans un message électronique d'un dirigeant de la société YSLP en date du 4 décembre 2002 la preuve de ce que celle-ci reconnaissait l'importance de son préjudice.
Elle a sollicité le paiement des sommes de 1 487 109 dollars en réparation du blocage des commandes et de l'absence de préavis, de 420 008,34 dollars en réparation de la perte subie (investissement, préjudice moral, coûts de licenciements et permis sanitaires), de la somme de 30 000 euro en réparation de son préjudice commercial, de la somme de 129 871 dollars pour le refus de commercialisation de la gamme Nu et de la somme de 139 260 dollars en réparation du préjudice résultant de l'inaction fautive de YSLP à l'égard du commerce parallèle.
Elle a encore sollicité les intérêts légaux à compter du 14 novembre 2002, leur capitalisation ainsi qu'une somme de 30 000 euro sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Elle s'est enfin opposée à la demande reconventionnelle de la société YSLP.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 16 décembre 2003.
La société Mimusa a demandé le rejet des débats des conclusions de la société YSLP signifiée ce même jour.
Sur ce,
Sur le rejet des débats des dernières écritures
Considérant que la YSLP a déposé le 16 décembre 2003, jour de la clôture de l'instruction, des conclusions qui ne sont que la réplique à des conclusions de la société Mimusa elles-mêmes tardives, puisque déposées le 1er décembre 2003, veille de la date à laquelle l'ordonnance de clôture aurait dû être rendue;
Que la société YSLP n'y a développé aucune argumentation nouvelle, de sorte que ses conclusions ne seront pas écartées des débats ;
Sur la suspension des livraisons:
Considérant qu'aux termes de l'article 1er b de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur les contrats de vente internationale de marchandises, "la présente convention s'applique aux contrats de vente de marchandises entre des parties ayant leur établissement dans des Etats différents lorsque les règles du droit international privé mènent à l'application de la loi d'un Etat contractant";
Qu'en l'espèce, les parties ont expressément convenu de se soumettre à la loi française;
Considérant que la Convention de Vienne, ratifiée par la France, constitue le droit substantiel français de la vente internationale de marchandises et a, à ce titre, vocation à s'appliquer aux contrats de vente de marchandises passés entre la société YSLP, vendeur français, et la société Mimusa, acheteur vénézuélien, dès lors que les parties n'ont pas exclu l'application de ladite convention, ainsi que son article 6 leur en laissait la faculté ;
Considérant qu'il est indifférent que les commandes litigieuses aient été passées dans le cadre d'un contrat de distribution, lui-même non soumis à la Convention de Vienne, les articles 1 à 6 de celle-ci ne prévoyant aucune exclusion de son champ d'application pour ce motif;
Considérant que c'est en conséquence à bon droit que la société YSLP demande l'application de l'article 71 de la convention aux termes duquel:
- Une partie peut différer l'exécution de ses obligations lorsqu'il apparaît, après la conclusion du contrat, que l'autre partie n'exécutera pas une partie essentielle de ses obligations du fait:
a) d'une grave insuffisance dans la capacité d'exécution de cette partie ou sa solvabilité, ou
b) de la manière dont elle s'apprête à exécuter ou exécute le contrat.
- La partie qui diffère l'exécution, avant ou après l'expédition des marchandises, doit adresser immédiatement une notification à cet effet à l'autre partie, et elle doit procéder à l'exécution si l'autre partie donne des assurances suffisantes de la bonne exécution de ses obligations";
Considérant que contrairement à ce qu'elle affirme, il est constant que la société Mimusa se trouvait de manière habituelle depuis au moins 1995 en retard de ses paiements ;
Qu'en font foi les courriers et mises en demeure qui lui ont été adressés, un tableau des commandes de l'année 2000 et du début de l'année 2001 laissant apparaître des retards de paiement variant entre quelques jours et trois mois, ainsi que le fait-même que la société Mimusa ait effectué le 8 mars 2002 un important versement qui n'avait pas d'autre objet que d'apurer sa dette;
Considérant qu'il est également constant que la société YSLP a suspendu ses livraisons courant 2001 et ne les a jamais reprises, même après le 8 mars 2002;
Considérant qu'il est de principe que, dans un contrat synallagmatique, une partie a le droit de suspendre l'exécution de son obligation lorsque l'autre n'exécute pas la sienne ;
Que c'est dès lors à bon droit que les premiers juges ont considéré que ne pouvait être imputé à faute à la société YSLP le fait d'avoir suspendu ses livraisons en 2001 alors que, dans le même temps, des livraisons précédentes n'étaient pas payées;
Considérant que si, à la date du 8 mars 2002, la société Mimusa était enfin, pour la première fois depuis très longtemps, à jour de ses règlements, il n'en reste pas moins que la société YSLP pouvait légitimement craindre de nouveaux incidents de paiement si elle reprenait ses livraisons sans garantie, d'autant que l'appartenance de la société Mimusa à un groupe lui-même fortement endetté envers elle (plus de 110 000 euro d'impayés entre juillet 1999 et septembre 2001), ainsi que la situation politique et économique particulièrement troublée au Venezuela en cette année 2002, laissaient planer un doute sérieux sur la solvabilité de la société Mimusa;
Considérant que cette dernière a été informée, par courrier en date du 7 août 2001, que ses commandes ne seraient honorées que moyennant le versement au comptant du tiers de leur montant;
Qu'un avenant au contrat confirmant cette exigence de la société YSLP a été soumis le 21 novembre 2001 à la société Mimusa, laquelle l'a refusé;
Qu'il était ainsi clair pour la société Mimusa, avant même le 8 mars 2002, que les livraisons ne seraient reprises que moyennant son acceptation des nouvelles conditions de paiement voulues par la société YSLP;
Que les exigences de celle-ci n'étaient ni illégitimes, ni excessives eu égard aux incidents de paiement passés et à la solvabilité incertaine de la société Mimusa;
Que la société YSLP a ainsi satisfait à son obligation d'information énoncée à l'article 71-3 de la Convention de Vienne, tandis que la société Mimusa, en s'abstenant de donner des assurances suffisantes quant au paiement régulier de ses commandes à venir, a méconnu sa propre obligation;
Qu'il s'ensuit que la société YSLP n'a commis aucune faute en ne reprenant pas ses livraisons après le 8 mars 2002 et que le jugement entrepris doit être infirmé de ce chef;
Sur la diffusion des produits de la "gamme Nu"
Considérant que la société YSLP, spécialisée dans les produits de luxe, a nécessairement des exigences de qualité, au niveau notamment de l'agencement des points de vente et de la présentation de ses produits, que ses distributeurs sont réputés connaître parfaitement ;
Que par différents courriers, faisant suite à plusieurs visites au Venezuela au cours des années 2001 et 2002, la société YSLP s'est plainte de la façon dans laquelle ses produits étaient distribués par la société Mimusa (manque d'approvisionnement des lieux de vente, déficience des emplacements attribués à ses produits, vétusté de la PLV, absence de mise en œuvre du "merchandising", absence totale d'échantillons), peu compatible avec l'image de marque qu'elle veut donner d'elle-même;
Que c'est dans ce contexte que la société YSLP a lancé en octobre 2001 une nouvelle gamme de produits, dite Nu, dont la distribution devait répondre à des critères qualitatifs très stricts, précisés dans un cahier des charges adressé à tous les distributeurs ;
Que ces critères ont encore été exposés à la société Mimusa en décembre 2001 par l'équipe commerciale de la société YSLP;
Qu'il lui a été indiqué à cette occasion et confirmé par la suite à plusieurs reprises, et en dernier lieu par courrier du 25 juillet 2002, que ses points de vente ne répondaient pas aux critères exigés;
Que la société Mimusa n'a émis aucune contestation pertinente à la réception des lettres de critiques qui lui étaient adressées, ni n'a surtout justifié s'être conformée aux exigences légitimes de la société YSLP ;
Que dans ces conditions, celle-ci était fondée à lui refuser la distribution des produits de la "gamme Nu";
Qu'en outre, les retards continuels de paiement, puis le refus de la société Mimusa de fournir des garanties de paiement acceptables sont un motif supplémentaire d'un refus justifié de lui confier la distribution de ces produits ;
Que le jugement entrepris sera donc encore infirmé en ce qu'il a retenu la faute de la société YSLP ;
Sur la distribution "parallèle":
Considérant que la société YSLP ne porte aucune responsabilité dans la distribution de quelques-uns de ses produits au Venezuela par un distributeur non agréé ayant agi de sa propre initiative;
Que ce distributeur indélicat a été identifié et qu'il appartient à la société Mimusa d'engager à son encontre les actions qu'elle jugera utiles, sans pouvoir reprocher à la société YSLP son inaction;
Sur la résiliation du contrat:
Considérant que le contrat conclu à l'origine pour une durée de deux ans, a été reconduit tacitement à l'expiration de ce délai;
Qu'il s'ensuit que chaque partie pouvait y mettre fin à tout moment, sous réserve de respecter un délai de préavis fixé en l'espèce contractuellement à trois mois;
Que la société YSLP s'est mise plus qu'en devoir en dénonçant le contrat avec un préavis de six mois, alors même que les fautes graves commises par la société Mimusa auraient pu l'autoriser à résilier le contrat sans préavis;
Qu'en conséquence, la résiliation du contrat est intervenue régulièrement;
Sur la dépendance économique:
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le grief d'abus de position dominante est infondé;
Sur la demande reconventionnelle:
Considérant que celle-ci n'est pas fondée, dès lors que la société YSLP avait toujours la faculté de dénoncer plus tôt le contrat et que la société Mimusa n'est pas responsable du long délai qui lui a été nécessaire pour retrouver un nouveau distributeur;
Sur l'article 700 du NCPC et les dépens:
Considérant que la société Mimusa qui succombe, paiera une somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du NCPC, ainsi que les dépens;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : - Dit n'y avoir lieu d'écarter des débats les conclusions de la société Yves Saint Laurent Parfums déposées le 16 décembre 2003. - Infirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a débouté la société Yves Saint Laurent Parfums de sa demande reconventionnelle. Statuant à nouveau, - Déboute la société Mimusa de l'ensemble de ses demandes. - La condamne à payer à la société Yves Saint Laurent Parfums une somme de 10 000 euro (dix mille euro) au titre de l'article 700 du NCPC. - La condamne aux dépens de première instance et d'appel, et accorde pour ces derniers à la SCP Lissarrague-Dupuis & Boccon-Gibod, avoués, le bénéfice de l'article 699 du NCPC.