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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 31 janvier 2007, n° 04-14170

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Danone France (SAS)

Défendeur :

Yoplait France (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Roche, Byk

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, Me Pamart

Avocats :

Mes Bretzner, Utzschneider

T. com. Paris, du 14 mai 2004

14 mai 2004

Yoplait commercialise depuis les années 1970 des yaourts à boire, "Yop "et "P'tit Yop", alors que Danone a lancé au printemps 2003 un premier produit de ce type appelé "Velouté Fruix". Les produits Yoplait sont des yaourts aromatisés tandis que le nouveau produit Danone est un yaourt aux fruits.

Suite à des campagnes publicitaires parallèles entreprises au cours du printemps 2003, Danone devait reprocher à Yoplait une concurrence déloyale fondée sur le caractère trompeur de la campagne de promotion de sa concurrente,

Par acte du 10 juillet 2003, Danone a assigné Yoplait en réparation devant le Tribunal de commerce de Paris.

Par jugement du 14 mai 2004, cette juridiction consulaire l'a déboutée de sa demande et condamnée à payer 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à la société Yoplait.

Par déclaration du 7 juillet 2004, Danone a fait appel de cette décision et conclut le 27 novembre 2006 à l'infirmation, Yoplait devant être condamnée pour concurrence déloyale à lui payer, au titre du manque à gagner, 237 870 euro avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation au fond, outre 1 498 600 euro au titre du préjudice subi par sa campagne de lancement publicitaire, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation au fond et 30 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Yoplait réplique par conclusions du 28 novembre 2006 en sollicitant la confirmation du jugement entrepris et 100 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

Sur ce

I Examen des comportements déloyaux dénoncés par Danone

* Comportement déloyal allégué résultant du non-respect des dispositions réglementaires relatives à l'étiquetage des produits "Yop" et "P'tit Yop"

Considérant que pour soutenir son appel et le comportement de concurrence déloyale de Yoplait à son égard, Danone met en avant un premier type d'agissement consistant en la violation des règles d'ordre public prescrites en matière d'étiquetage nutritionnel de denrées alimentaires;

Considérant que Yoplait, en réponse à cette argumentation, réplique que l'étiquetage nutritionnel n'est obligatoire que lorsqu'un produit fait l'objet d'une allégation nutritionnelle;

Considérant qu'elle estime que c'est seulement à partir des premières diffusions de ses spots comprenant des allégations nutritionnelles à partir des 19 et 21 mai 2003 que l'obligation légale trouvait à s'appliquer et qu'ayant pris dès le 22 mai 2003 des mesures pour procéder aux modifications nécessaires ayant donné lieu au nouvel étiquetage à compter du 18 juin 2003, c'est à juste titre que le tribunal de commerce n'a pas retenu ce grief;

Considérant qu'à titre subsidiaire Yoplait invoque l'absence de lien de causalité et de préjudice;

Considérant qu'au vu des pièces au débat et notamment du contenu et de la chronologie de la préparation et du lancement de sa campagne publicitaire, Yoplait ne saurait prétendre avoir "découvert" à partir du 19 mai 2003 que ses produits distribués sous les appellations "Yop" et "P'tit Yop" auraient dû faire dès cette date l'objet d'un nouvel étiquetage;

Considérant, en effet, que Yoplait, qui est en France chef de file sur le marché des yaourts à boire, commercialise et promeut publicitairement depuis de nombreuses années les produits en cause, ne peut sérieusement invoquer, en l'espèce, avoir dû réagir sous la pression des faits alors que la réglementation applicable est fixée par décret du 27 septembre 1993 et que la campagne publicitaire incriminée a nécessité une préparation minutieuse et un aval de sa part;

Considérant qu'au demeurant, s'agissant de dispositions d'ordre public, la "régularisation" rapide invoquée ne saurait faire disparaître la violation accomplie des dispositions réglementaires au cours de la période allant du 19 mai au 18 juin 2003 ;

Considérant en conséquence que ce manquement par Yoplait à des dispositions réglementaires d'ordre public, par ailleurs susceptible d'entraîner des poursuites pénales, infère nécessairement un préjudice pour Danone dans la mesure où sa concurrente, en ne respectant pas les règles légales, s'est placée illicitement sur une position de concurrence plus avantageuse, que le moyen en défense soulevé par Yoplait de l'absence de préjudice et de lien de causalité ne saurait ainsi être retenu;

Considérant, en revanche, que le grief invoqué par Danone est pleinement caractérisé;

* Comportement déloyal allégué résultant d'une campagne publicitaire fondée sur des allégations susceptibles d'induire en erreur

Considérant qu'au soutien de sa demande Danone fait valoir un second type de comportement consistant pour Yoplait à avoir bâti sa campagne publicitaire sur des allégations susceptibles d'induire en erreur;

- Utilisation fallacieuse de la technique de l'équivalence

Considérant que, plus précisément, Danone reproche à sa concurrente de suggérer, en utilisant fallacieusement la technique de l'équivalence ("Yop", c'est... l'équivalent dans ce verre de deux yaourts aux fruits" et "P'tit Yop ", c'est... l'équivalent d'un yaourt aux fruits") que ses produits, uniquement constitués de yaourts aromatisés aux fruits, contiendraient des fruits véritables;

Considérant que Yoplait estime, au contraire, que sa campagne publicitaire n'est nullement susceptible de créer chez le consommateur une confusion sur la présence de fruits dans les produits litigieux, le terme équivalent se rapportant à la mention de la présence dans les produits de "calcium, ferments actifs..." et, en outre, à la date de l'assignation, le 16 juin 2003, les publicités avaient été modifiées pour renvoyer à un (ou deux) yaourt(s) "au goût de fruits";

Considérant que les arguments subsidiaires en défense de Yoplait s'agissant de l'absence de préjudice et de lien de causalité s'appliquent également à l'examen de ce grief;

Considérant que les publicités diffusées par Yoplait pour ses produits "Yop" et "P'tit Yop" contiennent respectivement les messages suivants:

" Yop c'est du yaourt : calcium, ferments actifs, nutriments du lait; l'équivalent dans ce verre de deux yaourts aux fruits",

"P'tit Yop c'est du yaourt : calcium, ferments actifs, nutriments du lait ; l'équivalent d'un yaourt aux fruits ",

Considérant qu'à compter du 16 juin 2003 l'expression "au goût de fruits" a remplacé le mot "fruits";

Considérant qu'au vu de ce constat, le destinataire moyen des messages litigieux se voyait suggérer que le contenu des yaourts visés par la publicité contenait l'équivalent, suivant le cas, d'un ou deux verres de yaourt "aux fruits" ("au goût de fruits" à compter du 16 juin 2003);

Considérant que si, comme le prétend Yoplait, l'intérêt de cette comparaison visait essentiellement à mettre en avant l'équivalence de contenu nutritionnel, il n'était nullement besoin de faire référence à un yaourt "aux fruits" ou "au goût de fruits", la présence de fruits étant sans conséquence sur la valeur nutritionnelle du yaourt;

Considérant que cette mention ne vise, en fait, qu'à créer le doute et la confusion chez le consommateur en lui suggérant directement ou indirectement, suivant la mention utilisée ("aux fruits" ou "au goût de fruits"), que les produits vantés contiendraient des fruits;

Considérant qu'il est constant et non contesté par Yoplait que ses produits concernés ne contiennent aucun fruit mais sont des yaourts aromatisés;

Considérant que l'article L. 121-1 du Code de la consommation interdit toute publicité comportant des allégations de nature à induire en erreur lorsque celles-ci portent sur la nature, la composition, les qualités substantielles et la quantité;

Considérant que le comportement de Yoplait, qui contrevient à ces dispositions, est caractéristique d'une concurrence déloyale par publicité illicite et mensongère, qu'il crée nécessairement au dépens de Danone un préjudice commercial sans qu'il soit nécessaire pour cette société de caractériser plus amplement celui-ci et son lien de causalité avec la faute délictuelle commise, le fait pour un concurrent de s'affranchir des contraintes légales et ainsi de rompre l'égalité de droits et de contraintes s'appliquant à tout intervenant sur un même marché constituant la cause d'un préjudice direct dont celui-ci peut légitimement demander réparation;

Considérant que le grief invoqué par Danone sera donc jugé bien-fondé;

* Caractère trompeur de la comparaison utilisée

Considérant, en outre, que Danone reproche à Yoplait le caractère trompeur de la comparaison effectuée par absence de rigueur et de clarté, la publicité incriminée ne permettant pas, d'une part, de savoir si Yoplait se réfère à ses propres yaourts ou également à ceux de ses concurrents et, d'autre part, le verre utilisé dans la publicité, dont la taille est supérieure à la normale, ne permettant pas de déterminer la quantité à ingérer pour obtenir l'équivalence revendiquée;

Considérant que pour Yoplait il n'y a pas, en l'espèce, de publicité comparative dès lors que les produits de son concurrent ne sont pas visés, que le droit de la publicité comparative n'a donc pas à s'appliquer;

Considérant, par ailleurs, que Yoplait soutient, à l'inverse de Danone, l'exactitude des éléments d'équivalence mentionnés dans les messages publicitaires litigieux;

Considérant qu'il résulte des pièces au débat que le contenu des messages comparatifs ne vise pas les produits distribués par Danone, que par conséquence cette société ne saurait arguer d'une violation par l'intimée des dispositions légales applicables à la publicité comparative;

Considérant que Danone ne rapporte pas plus la preuve que les éléments de comparaison donnés par Yoplait, pour suggérer une équivalence d'ordre général, dans des proportions qui ont été rappelées dans la présente motivation, seraient grossièrement faux au point d'induire en erreur le consommateur moyen, conscient que la publicité n'est pas l'outil d'une information scientifique pertinente et rigoureuse en matière alimentaire;

Considérant que le grief invoqué ne saurait donc être admis ;

Considérant, en conclusion de l'examen des griefs allégués, que doivent être déclarés bien fondés ceux résultant du non-respect des règles applicables à l'étiquetage et à la publicité à l'exception de la publicité par comparaison trompeuse;

Considérant que Danone ayant du fait des griefs retenus subi un préjudice direct causé par les comportements illicites de Yoplait, cette dernière société devra être condamnée, par application de l'article 1382 du Code civil, à indemniser Danone;

II Examen du préjudice de Danone

* Sur le manque à gagner

Considérant que Danone réclame de ce chef la somme de 237 870 euro avec intérêts au taux légal à compter de la délivrance de l'assignation au fond;

Considérant que Yoplait conteste l'existence d'un préjudice de ce chef;

Considérant toutefois que l'existence d'un préjudice ne saurait être contesté dès lors que le comportement illicite de Yoplait, en faussant le marché, a nécessairement déséquilibré de façon déloyale les conditions de ce dernier à son profit, que les disparités ainsi créées du fait de ce déséquilibre constituent le préjudice de Danone qu'il convient de réparer ;

Considérant que pour évaluer sa perte de gains, s'agissant d'un nouveau produit, Danone fait état des perspectives de gains de marché qu'elle était susceptible de réaliser du fait de sa campagne publicitaire et en l'absence d'agissements déloyaux de la part de Yoplait;

Considérant que pour conforter ses prévisions (une hypothèse qualifiée de réaliste de vente de 2 820 tonnes en 2003 pour les "gros formats" et de 1 460 tonnes pour les "petits formats"), Danone fait état, d'une part, de deux études réalisées du 4 au 6 mars 2003 par le cabinet Consultest auprès de 160 mères de famille et dont les résultats montreraient que le produit "Velouté Fruix" aurait la préférence du consommateur dans deux cas sur trois et, d'autre part, de la qualité et de l'efficacité de sa campagne publicitaire début mai 2003, telles que relevées par l'IFOP;

Considérant que Danone produit les chiffres transmis pour 2003 par la société Nielsen et qui font état de 2 518 tonnes vendues en hypermarchés et supermarchés, soit selon Danone, un solde négatif de 1 762 tonnes;

Considérant que l'expert comptable de Danone atteste avoir vérifié la conformité comptable de la règle de calcul proposée par Danone et les opérations arithmétiques réalisées pour aboutir au chiffre de perte de gains de 135 euro par tonne;

Considérant que Yoplait conteste le caractère probant de ces pièces, rappelant que par le passé nombre des prévisions de vente de Danone ont été démenties au cours de la première année de lancement des nouveaux produits, qu'en l'espèce le commissaire au compte n'a fait que vérifier des calculs dont les modalités ont été établies par Danone et que les chiffres fournis par la société Nielsen sont minorés car ils ne tiennent pas compte des produits en stock chez les distributeurs;

Considérant toute fois que, s'agissant de produits frais, il y a lieu de retenir pour vraisemblable les dits chiffres, que ceux-ci ne sauraient cependant, pour calculer la perte de gains, être simplement déduits des prévisions calculées par Danone sans prendre en compte le caractère d'hypothèse, même pour partie réaliste (s'agissant des "gros formats") de celles-ci, qu'en l'absence d'autres chiffres plus précis fournis par Danone, c'est donc une perte de chance d'accéder aux prévisions espérées dont Danone peut réclamer l'indemnisation à Yoplait, qu'au vu des éléments fournis et de la période limitée dans le temps du comportement déloyal de Yoplait, Danone sera justement indemnisée de ce chef de préjudice par une somme de 50 000 euro que Yoplait sera tenu de lui verser, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt;

* Sur les effets du comportement déloyal de Yoplait à l'égard de l'efficacité attendue de la campagne publicitaire de Danone

Considérant que Danone réclame de ce chef 10 % des sommes investies au titre de sa campagne de lancement du produit "Velouté Fruix", soit 1 498 600 euro avec intérêts au taux légal à compter de la délivrance de l'assignation au fond;

Considérant que Yoplait conteste la réalité de ce préjudice, estimant que Danone n'en rapporte pas la preuve;

Considérant, cependant, que le comportement déloyal de Yoplait ayant notamment consisté, ainsi qu'il a été relaté plus haut, à induire en erreur sur la nature et la qualité substantielle de ses produits par des allégations publicitaires trompeuses, cette société, en s'affranchissant ainsi des règles légales gouvernant la publicité, a affecté le marché des yaourts à boire sur lequel Danone tentait de la concurrencer en lançant sa propre campagne publicitaire, que ce faisant la société Danone subit un préjudice résultant directement du comportement fautif de Yoplait et qui, compte tenu de la durée des agissements déloyaux, peut être évalué à la somme de 50 000 euro, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt;

Considérant, en conclusion, que Yoplait devra être condamnée à payer à Danone une somme totale de 100 000 euro avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt, outre, vu l'équité, une somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Par ces motifs, Reçoit l'appel de la société Danone et le dit bien-fondé, Infirme le jugement entrepris, Condamne la société Yoplait à payer 100 000 euro de dommages-intérêts à la société Danone, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt, outre 10 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, La condamne aux entiers dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de la SCP Fisselier Chiloux Boulay, avoués.