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Décisions

CJCE, gr. ch., 19 septembre 2006, n° C-193/05

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

Grand-duché de Luxembourg

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Skouris

Présidents de chambre :

MM. Jann, Timmermans, Rosas

Avocat général :

Mme Stix-Hackl

Juges :

MM. Puissochet, Schintgen, Lenaerts, Juhász, Levits, M. Ó Caoimh, Larsen

Avocat :

Me Dupong

CJCE n° C-193/05

19 septembre 2006

LA COUR (grande chambre),

1. Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en maintenant, à l'égard des avocats ayant acquis leur qualification professionnelle dans un autre État membre et voulant s'établir sur son territoire sous leur titre professionnel d'origine, des exigences en ce qui concerne les connaissances linguistiques, une interdiction d'exercer l'activité de domiciliataire de sociétés et l'obligation de produire chaque année une attestation de l'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine, le Grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 98-5-CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise (JO L 77, p. 36).

Le cadre juridique

La directive 98-5

2. Aux termes de l'article 2, premier alinéa, de la directive 98-5 :

"Tout avocat a le droit d'exercer à titre permanent, dans tout autre État membre, sous son titre professionnel d'origine, les activités d'avocat telles que précisées à l'article 5."

3. L'article 3 de la directive 98-5, intitulé "Inscription auprès de l'autorité compétente", dispose :

"1. L'avocat voulant exercer dans un État membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s'inscrire auprès de l'autorité compétente de cet État membre.

2. L'autorité compétente de l'État membre d'accueil procède à l'inscription de l'avocat au vu de l'attestation de son inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine. Elle peut exiger que cette attestation délivrée par l'autorité compétente de l'État membre d'origine n'ait pas, lors de sa production, plus de trois mois de date. Elle informe l'autorité compétente de l'État membre d'origine de cette inscription.

[...] "

4. L'article 5 de la directive 98-5, intitulé "Domaine d'activité", énonce :

"1. Sous réserve des paragraphes 2 et 3, l'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine pratique les mêmes activités professionnelles que l'avocat exerçant sous le titre professionnel approprié de l'État membre d'accueil et peut notamment donner des consultations juridiques dans le droit de son État membre d'origine, en droit communautaire, en droit international et dans le droit de l'État membre d'accueil. Il respecte, en tout cas, les règles de procédure applicables devant les juridictions nationales.

2. Les États membres qui autorisent sur leur territoire une catégorie déterminée d'avocats à établir des actes habilitant à administrer les biens des personnes décédées ou portant sur la création ou le transfert de droits réels immobiliers, qui dans d'autres États membres sont réservés à des professions différentes de celle de l'avocat, peuvent exclure de ces activités l'avocat exerçant sous un titre professionnel d'origine délivré dans un de ces derniers États membres.

3. Pour l'exercice des activités relatives à la représentation et à la défense d'un client en justice et dans la mesure où le droit de l'État membre d'accueil réserve ces activités aux avocats exerçant sous le titre professionnel de cet État, ce dernier peut imposer aux avocats exerçant sous leur titre professionnel d'origine d'agir de concert soit avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie et qui serait responsable, s'il y a lieu, à l'égard de cette juridiction, soit avec un 'avoué' exerçant auprès d'elle.

Néanmoins, dans le but d'assurer le bon fonctionnement de la justice, les États membres peuvent établir des règles spécifiques d'accès aux cours suprêmes, telles que le recours à des avocats spécialisés."

5. L'article 7 de la directive 98-5, intitulé "Procédures disciplinaires", dispose, au paragraphe 2 :

"Avant d'ouvrir une procédure disciplinaire à l'encontre de l'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine, l'autorité compétente de l'État membre d'accueil en informe dans les plus brefs délais l'autorité compétente de l'État membre d'origine en lui donnant toutes les informations utiles.

Le premier alinéa s'applique mutatis mutandis lorsqu'une procédure disciplinaire est ouverte par l'autorité compétente de l'État membre d'origine, qui en informe l'autorité compétente du ou des États membres d'accueil."

6. L'article 10 de la directive 98-5, intitulé "Assimilation à l'avocat de l'État membre d'accueil", comporte les dispositions suivantes :

"1. L'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine, qui justifie d'une activité effective et régulière d'une durée d'au moins trois ans dans l'État membre d'accueil, et dans le droit de cet État, y compris le droit communautaire, est dispensé des conditions visées à l'article 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89-48-CEE [du Conseil, du 21 décembre 1988, relative à un système général de reconnaissance des diplômes d'enseignement supérieur qui sanctionnent des formations professionnelles d'une durée minimale de trois ans (JO 1989, L 19, p. 16)], pour accéder à la profession d'avocat de l'État membre d'accueil. On entend par 'activité effective et régulière' l'exercice réel de l'activité sans interruption autre que celles résultant des événements de la vie courante.

[...]

3. L'avocat exerçant sous son titre professionnel d'origine, qui justifie d'une activité effective et régulière d'une durée d'au moins trois ans dans l'État membre d'accueil, mais d'une durée moindre dans le droit de cet État membre, peut obtenir de l'autorité compétente dudit État son accès à la profession d'avocat de l'État membre d'accueil, et le droit de l'exercer sous le titre professionnel correspondant à cette profession dans cet État membre, sans être tenu aux conditions visées à l'article 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89-48 [...], dans les conditions et selon les modalités décrites ci-après.

a). L'autorité compétente de l'État membre d'accueil prend en considération l'activité effective et régulière pendant la période visée ci-dessus ainsi que toute connaissance et toute expérience professionnelle en droit de l'État membre d'accueil et toute participation à des cours ou des séminaires portant sur le droit de l'État membre d'accueil, y compris le droit professionnel et la déontologie.

[...]"

7. L'article 13 de la directive 98-5, intitulé "Coopération entre les autorités compétentes de l'État membre d'accueil et d'origine et confidentialité", dispose, au premier alinéa :

"Afin de faciliter l'application de la présente directive et d'éviter que ses dispositions ne soient, le cas échéant, détournées dans le seul but d'échapper aux règles applicables dans l'État membre d'accueil, l'autorité compétente de l'État membre d'accueil et celle de l'État membre d'origine collaborent étroitement et s'accordent une assistance mutuelle."

Le droit national

8. L'exercice de la profession d'avocat et l'activité de domiciliation de sociétés sont régis au Luxembourg par, respectivement, la loi du 10 août 1991 sur la profession d'avocat (Mémorial A 1991, p. 1110, ci-après la "loi du 10 août 1991") et la loi du 31 mai 1999 régissant la domiciliation des sociétés (Mémorial A 1999, p. 1681, ci-après la "loi du 31 mai 1999").

9. Ces lois ont été modifiées par la loi du 13 novembre 2002 portant transposition en droit luxembourgeois de la Directive 98-5-CE du Parlement Européen et du Conseil du 16 février 1998 visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise et portant : 1. modification de la loi modifiée du 10 août 1991 sur la profession d'avocat ; 2. modification de la loi du 31 mai 1999 régissant la domiciliation des sociétés (Mémorial A 2002, p. 3202, ci-après la "loi du 13 novembre 2002").

10. Aux termes de l'article 5 de la loi du 10 août 1991 :

"Nul ne peut exercer la profession d'avocat s'il n'a obtenu l'inscription au tableau d'un Ordre des avocats établi au Grand-duché de Luxembourg."

11. L'article 6 de la loi du 10 août 1991 dispose ce qui suit :

"(1) Pour être inscrit au tableau, il faut :

a) présenter la garantie nécessaire d'honorabilité.

b) justifier de l'accomplissement des conditions d'admission au stage.

Exceptionnellement, le Conseil de l'ordre peut dispenser les personnes ayant accompli leur stage professionnel dans leur État d'origine et pouvant attester d'une pratique professionnelle d'au moins cinq ans, de certaines conditions d'admission au stage.

c) être de nationalité luxembourgeoise ou être ressortissant d'un État membre des Communautés européennes. Le Conseil de l'ordre, après avoir pris l'avis du Ministre de la Justice, peut, sur la preuve de la réciprocité de la part du pays non-membre de la Communauté européenne dont le candidat est ressortissant, dispenser de cette condition. Il en est de même des candidats qui ont le statut de réfugié politique et qui bénéficient du droit d'asile au Grand-duché de Luxembourg.

(2) Avant d'être inscrits au tableau des avocats, les candidats-avocats, sur présentation par le Bâtonnier de l'Ordre ou de son délégué, prêtent devant la Cour de cassation le serment en ces termes 'Je jure fidélité au Grand-duc, obéissance à la Constitution et aux lois de l'État; de ne pas m'écarter du respect dû aux tribunaux ; de ne conseiller ou défendre aucune cause que je ne croirais pas juste en mon âme et conscience'."

12. Ces conditions d'inscription ont été modifiées par l'article 14 de la loi du 13 novembre 2002. Celui-ci a notamment ajouté à l'article 6, paragraphe 1, de la loi du 10 août 1991 un point d), qui pose la condition d'inscription suivante :

"Maîtriser la langue de la législation et les langues administratives et judiciaires au sens de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues."

13. La langue de la législation est régie par l'article 2 de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues (Mémorial A 1984, p. 196) dans les termes suivants :

"Les actes législatifs et leurs règlements d'exécution sont rédigés en français. Lorsque les actes législatifs et réglementaires sont accompagnés d'une traduction, seul le texte français fait foi.

Au cas où des règlements non visés à l'alinéa qui précède sont édictés par un organe de l'État, des communes ou des établissements publics dans une langue autre que la française, seul le texte dans la langue employée par cet organe fait foi.

Le présent article ne déroge pas aux dispositions applicables en matière de conventions internationales."

14. Les langues administratives et judiciaires sont régies par l'article 3 de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues de la manière suivante :

"En matière administrative, contentieuse ou non contentieuse, et en matière judiciaire, il peut être fait usage des langues française, allemande ou luxembourgeoise, sans préjudice des dispositions spéciales concernant certaines matières."

15. Conformément à l'article 3, paragraphe 1, de la loi du 13 novembre 2002, l'avocat qui a acquis sa qualification dans un État membre autre que Grand-duché de Luxembourg (ci-après l'"avocat européen") doit avoir obtenu son inscription au tableau de l'un des ordres des avocats de ce dernier État membre pour pouvoir y exercer sous son titre professionnel d'origine.

16. L'article 3, paragraphe 2, de la même loi dispose :

"Le Conseil de l'Ordre des Avocats du Grand-duché de Luxembourg saisi de la demande de l'avocat européen à pouvoir exercer sous son titre professionnel d'origine, procède à l'inscription de l'avocat européen au tableau des avocats de cet Ordre à l'issue d'un entretien oral permettant au Conseil de l'Ordre de vérifier que l'avocat européen maîtrise au moins les langues conformément à l'article 6 (1) d) de la loi du 10 août 1991 et au vu de la présentation des pièces visées à l'article 6 (1) a), c) première phrase, et d), de la loi du 10 août 1991 ainsi que de l'attestation de l'inscription de l'avocat européen concerné auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine. Cette attestation de l'État membre d'origine est à reproduire tous les ans au cours du premier mois de l'année et elle ne doit pas dater de plus de trois mois.

[...]"

17. Dans sa version initiale, l'article 1er, paragraphe 1, de la loi du 31 mai 1999 énonçait :

"Lorsqu'une société établit auprès d'un tiers un siège pour y exercer une activité dans le cadre de son objet social et que ce tiers preste des services quelconques liés à cette activité, la société et ce tiers, appelé domiciliataire, sont tenus de conclure par écrit une convention dite de domiciliation.

Seul un membre inscrit de l'une des professions réglementées suivantes, établi au Grand-duché de Luxembourg, peut être domiciliataire : établissement de crédit ou autre professionnel du secteur financier et du secteur des assurances, avocat, réviseur d'entreprises, expert-comptable."

18. Le second alinéa de cette disposition a été modifié comme suit par l'article 15 de la loi du 13 novembre 2002 :

"Seul un membre inscrit de l'une des professions réglementées suivantes, établi au Grand-duché de Luxembourg, peut être domiciliataire : établissement de crédit ou autre professionnel du secteur financier et du secteur des assurances, avocat à la Cour inscrit sur la liste I du tableau des avocats visé par l'article 8 (3) de la loi modifiée du 10 août 1991 [...], réviseur d'entreprises, expert-comptable."

19. Aux termes de l'article 8, paragraphe 3, de la loi du 10 août 1991, tel que modifié par l'article 14, V, de la loi du 13 novembre 2002, le tableau des avocats comprend quatre listes, à savoir :

"1. La liste I des avocats qui remplissent les conditions des articles 5 et 6 et qui ont réussi à l'examen de fin de stage prévu par la loi ;

2. La liste II des avocats qui remplissent les conditions des articles 5 et 6 ;

3. La liste III des avocats honoraires ;

4. La liste IV des avocats exerçant sous leur titre professionnel d'origine."

La procédure précontentieuse

20. Au cours de l'année 2003, la Commission a reçu une plainte faisant état de l'existence d'entraves à l'exercice permanent, par des avocats européens, de la profession d'avocat au Grand-duché de Luxembourg sous leur titre professionnel d'origine. Les entraves dénoncées tenaient, premièrement, au fait que la loi du 13 novembre 2002 subordonne l'inscription des avocats européens au tableau de l'un des ordres des avocats institués au Luxembourg à un contrôle de connaissances linguistiques, deuxièmement, au fait que cette même loi subordonne le maintien de cette inscription à la production, chaque année, d'une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine et, troisièmement, à l'interdiction pour les avocats européens d'exercer des activités de domiciliation de sociétés au Luxembourg.

21. Le 17 octobre 2003, la Commission a adressé au Grand-duché de Luxembourg une lettre de mise en demeure et l'a invité à y répondre dans un délai de deux mois. Le gouvernement luxembourgeois a répondu par lettre du 23 décembre 2003.

22. Le 9 juillet 2004, la Commission a adressé audit État membre, au titre de l'article 226 CE, un avis motivé fixant également à ce dernier un délai de deux mois pour s'y conformer. Cet État membre a répondu à l'avis motivé par lettre du 23 septembre 2004.

23. La Commission, considérant que les explications données par le Grand-duché de Luxembourg en réponse audit avis motivé n'étaient pas satisfaisantes, a décidé d'introduire le présent recours.

Sur le recours

Sur le premier grief, relatif au contrôle préalable des connaissances linguistiques

Argumentation des parties

24. La Commission fait valoir que, aux termes de l'article 3, paragraphe 2, de la directive 98-5, l'inscription d'un avocat européen auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'accueil ne peut être subordonnée qu'à des formalités administratives et non, comme le prévoit en outre l'article 3, paragraphe 2, de la loi du 13 novembre 2002, à un contrôle préalable des connaissances linguistiques de l'intéressé.

25. Elle renvoie à cet égard à l'arrêt du 7 novembre 2000, Luxembourg/Parlement et Conseil (C-168-98, Rec. p. I-9131), en particulier au point 43 de cet arrêt.

26. La Commission soutient encore que l'inscription des avocats européens qui veulent exercer sous leur titre professionnel d'origine ne saurait être soumise aux mêmes conditions, d'ordre linguistique notamment, que l'inscription des avocats qui souhaitent exercer sous le titre professionnel de l'État membre d'accueil.

27. Enfin, elle souligne que, compte tenu de la nature des dossiers généralement traités par les avocats européens, il n'est pas indispensable que ceux-ci connaissent les langues de l'État membre d'accueil.

28. Le Grand-duché de Luxembourg fait valoir, tout d'abord, que l'exigence de connaissances linguistiques s'applique indistinctement à tout avocat désireux de s'inscrire à l'un des ordres des avocats institués sur son territoire. Il ajoute qu'un avocat ne saurait se prévaloir de sa qualité d'étranger pour revendiquer le droit de s'exprimer devant l'administration ou un juge luxembourgeois dans une langue autre que les langues administratives et judiciaires en vigueur au Luxembourg.

29. Ensuite, renvoyant à l'arrêt du 4 juillet 2000, Haim (C-424-97, Rec. p. I-5123), relatif à la profession de dentiste, ledit État membre soutient que les motifs mis en avant dans cet arrêt, tirés de la nécessaire fiabilité de la communication avec les clients, les autorités administratives et les organismes professionnels de l'État membre d'accueil, militent en faveur de l'imposition de connaissances linguistiques aux avocats européens.

30. Le gouvernement luxembourgeois affirme à cet égard que, étant donné que l'avocat européen est autorisé à donner des consultations juridiques en droit luxembourgeois, il est justifié d'exiger de lui une maîtrise des langues qui lui permette de lire et de comprendre les textes de ce droit.

31. Il insiste sur le fait que, en matière pénale, les procès-verbaux de police relatifs à des accidents de la circulation sont généralement rédigés en allemand, tout comme les lois fiscales en vigueur au Luxembourg, lesquelles impliquent la consultation d'une jurisprudence et de commentaires rédigés en allemand.

32. Ledit gouvernement souligne également que, devant les juridictions inférieures, où le ministère de l'avocat à la Cour n'est pas obligatoire, la langue luxembourgeoise est généralement utilisée par la partie luxembourgeoise qui comparaît en personne pour assurer sa défense et que bon nombre de ressortissants luxembourgeois s'expriment exclusivement dans leur langue maternelle lorsqu'ils consultent un avocat.

33. Il fait encore observer que les règles déontologiques et professionnelles en vigueur au Luxembourg sont rédigées en langue française.

Appréciation de la Cour

34. Comme il ressort du sixième considérant de la directive 98-5, par cette dernière, le législateur communautaire a entendu notamment mettre fin à la disparité des règles nationales concernant les conditions d'inscription auprès des autorités compétentes, qui étaient à l'origine d'inégalités et d'obstacles à la libre circulation (voir également, en ce sens, arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, point 64).

35. Dans ce contexte, l'article 3 de la directive 98-5 prévoit que l'avocat désireux d'exercer dans un État membre autre que celui où il a acquis sa qualification professionnelle est tenu de s'inscrire auprès de l'autorité compétente de cet État membre, laquelle est tenue de procéder à cette inscription "au vu de l'attestation de son inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine".

36. Compte tenu de l'objectif de la directive 98-5 rappelé au point 34 du présent arrêt, il y a lieu de considérer que le législateur communautaire a procédé, à l'article 3 de cette directive, à une harmonisation complète des conditions préalables requises pour l'usage du droit conféré par celle-ci.

37. La présentation à l'autorité compétente de l'État membre d'accueil d'une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine apparaît ainsi comme l'unique condition à laquelle doit être subordonnée l'inscription de l'intéressé dans l'État membre d'accueil lui permettant d'y exercer sous son titre professionnel d'origine.

38. Cette analyse est confirmée par l'exposé des motifs de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise [COM(94) 572 final], dans lequel, sous le commentaire de l'article 3, il est précisé que "[l]'inscription [auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'accueil] est de droit dès lors que le demandeur produit l'attestation de son inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine".

39. Ainsi que la Cour l'a déjà relevé, le législateur communautaire, en vue de faciliter l'exercice de la liberté fondamentale d'établissement d'une catégorie déterminée d'avocats migrants, s'est abstenu d'opter pour un système de contrôle a priori des connaissances des intéressés (voir arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, point 43).

40. La directive 98-5 n'admet donc pas que l'inscription d'un avocat européen auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'accueil puisse être subordonnée à un entretien censé permettre à ladite autorité d'évaluer la maîtrise, par l'intéressé, des langues de cet État membre.

41. Ainsi que l'a souligné la Commission, la renonciation à un système de contrôle préalable des connaissances, notamment linguistiques, de l'avocat européen est toutefois assortie, dans la directive 98-5, d'une série de règles visant à assurer, à un niveau acceptable dans la Communauté, la protection des justiciables et une bonne administration de la justice (voir arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, points 32 et 33).

42. Ainsi, l'obligation imposée par l'article 4 de la directive 98-5 aux avocats européens d'exercer dans l'État membre d'accueil sous leur titre professionnel d'origine vise, selon le neuvième considérant de cette directive, à permettre d'opérer la distinction entre ceux-ci et les avocats intégrés dans la profession dudit État membre, de sorte que le justiciable soit informé du fait que le professionnel auquel il confie la défense de ses intérêts n'a pas obtenu sa qualification dans cet État membre (voir, en ce sens, arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, point 34) et ne possède pas nécessairement les connaissances linguistiques appropriées pour traiter son dossier.

43. S'agissant des activités relatives à la représentation et à la défense d'un client en justice, il est loisible aux États membres d'imposer aux avocats européens exerçant sous leur titre professionnel d'origine, conformément à l'article 5, paragraphe 3, de la directive 98-5, d'agir de concert soit avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie et qui serait responsable, s'il y a lieu, à l'égard de cette juridiction, soit avec un avoué exerçant auprès d'elle. Cette faculté, dont le Grand-duché de Luxembourg a fait usage pour les actes et procédures soumis par les lois et règlements de cet État membre au ministère d'un avocat à la Cour, ainsi qu'il ressort de l'article 5, paragraphe 4, de la loi du 13 novembre 2002, permet de pallier les éventuelles insuffisances de l'avocat européen dans la maîtrise des langues judiciaires de l'État membre d'accueil.

44. En vertu des articles 6 et 7 de la directive 98-5, l'avocat européen est tenu au respect non seulement des règles professionnelles et déontologiques de l'État membre d'origine, mais également de celles de l'État membre d'accueil, et ce sous peine d'encourir des sanctions disciplinaires et d'engager sa responsabilité professionnelle (voir arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, points 36 à 41). Parmi les règles déontologiques applicables aux avocats figure le plus souvent, à l'instar de ce qui est prévu dans le code de déontologie adopté par le Conseil des barreaux de l'Union européenne (CCBE), une obligation, sanctionnée disciplinairement, de ne pas traiter des affaires dont les professionnels en cause savent ou devraient savoir qu'elles échappent à leur compétence, par exemple par manque de connaissances linguistiques (voir, en ce sens, arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, point 42). En effet, le dialogue avec les clients, les autorités administratives et les organismes professionnels de l'État membre d'accueil, de même que l'observation des règles déontologiques édictées par les autorités dudit État membre, est de nature à requérir de l'avocat européen des connaissances linguistiques appropriées ou le recours à une assistance en cas de connaissances insuffisantes.

45. Ainsi que l'a fait la Commission, il importe encore de souligner que l'un des objectifs de la directive 98-5 est, aux termes de son cinquième considérant, de répondre, "en donnant la possibilité à des avocats d'exercer à titre permanent dans un État membre d'accueil sous leur titre professionnel d'origine, aux besoins des usagers du droit, lesquels, en raison des flux d'affaires croissants résultant notamment du marché intérieur, recherchent des conseils lors de transactions transfrontalières dans lesquelles sont souvent imbriqués le droit international, le droit communautaire et les droits nationaux". De tels dossiers internationaux, de même que des affaires relevant du droit d'un État membre autre que l'État membre d'accueil, peuvent ne pas nécessiter un degré de connaissance des langues de ce dernier État membre aussi élevé que celui requis pour le traitement de dossiers dans lesquels le droit de cet État membre est applicable.

46. Il convient enfin de relever que l'assimilation de l'avocat européen à l'avocat de l'État membre d'accueil, que tend à faciliter la directive 98-5 aux termes de son quatorzième considérant, exige, en vertu de l'article 10 de cette directive, que l'intéressé justifie d'une activité effective et régulière d'une durée d'au moins trois ans dans le droit de cet État membre ou, en cas de durée inférieure, de toute autre connaissance, formation ou expérience professionnelle en rapport avec ce droit. Une telle mesure permet à l'avocat européen désireux d'intégrer la profession de l'État membre d'accueil de se familiariser avec la langue ou les langues dudit État membre.

47. Au vu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que, en subordonnant l'inscription d'un avocat européen auprès de l'autorité nationale compétente à un contrôle préalable de connaissances linguistiques, la réglementation luxembourgeoise est contraire à l'article 3 de la directive 98-5.

48. Il s'ensuit que le premier grief soulevé par la Commission est fondé.

Sur le deuxième grief, relatif à l'interdiction pour les avocats européens d'exercer des activités de domiciliation de sociétés au Luxembourg.

Argumentation des parties

49. La Commission fait valoir que l'interdiction faite aux avocats européens d'exercer des activités de domiciliation de sociétés est contraire à l'article 5 de la directive 98-5.

50. Elle ajoute que l'avocat européen ne saurait être comparé à l'avocat luxembourgeois relevant de la liste II du tableau des avocats, auquel la pratique de ces activités est également interdite. En effet, tandis que ladite liste concernerait les avocats qui ont été admis au stage judiciaire et dont la qualification définitive dépend de la réussite de l'examen de fin de stage, l'avocat européen serait un avocat pleinement qualifié.

51. La Commission affirme également que l'exigence de la connaissance du droit national luxembourgeois ne saurait justifier une limitation des activités de l'avocat européen.

52. Le Grand-duché de Luxembourg fait valoir que, désireux de mettre un terme à certaines dérives, préjudiciables à la réputation du marché luxembourgeois, liées à des pratiques de domiciliation fictive de sociétés, le législateur luxembourgeois a, dans la loi du 31 mai 1999, entendu réserver, pour des motifs d'ordre public, l'exercice d'activités de domiciliation de sociétés aux professionnels familiarisés avec la législation et la pratique nationales en la matière.

53. Soulignant que, en vertu de la loi du 31 mai 1999, le domiciliataire a pour mission de contrôler le respect, par la société domiciliée auprès de lui, des conditions légales d'accès aux professions commerciales ainsi que des dispositions nationales en matière d'établissement des comptes sociaux et de convocation des assemblées générales, ledit État membre allègue que l'exercice d'activités de domiciliation de sociétés suppose une expérience professionnelle et une bonne connaissance de la législation relative au droit des sociétés, ce qui a conduit le législateur luxembourgeois à écarter de cette activité les avocats stagiaires inscrits sur la liste II du tableau des avocats ainsi que les avocats européens.

54. Le gouvernement luxembourgeois fait encore valoir que, aussi longtemps qu'ils exercent sous leur titre professionnel d'origine, les avocats pleinement qualifiés dans leur État membre d'origine ne sont pas assimilés à ceux de l'État membre d'accueil, mais qu'il leur est possible, en vertu de la directive 98-5, de s'intégrer dans la profession de ce dernier État membre à l'issue d'une période jugée nécessaire pour l'acquisition d'une expérience professionnelle dans cet État membre et aux conditions prévues à l'article 10 de ladite directive.

Appréciation de la Cour

55. Ainsi qu'il ressort du sixième considérant de la directive 98-5, l'un des objectifs de celle-ci est de fixer les conditions d'exercice de la profession par des avocats exerçant sous leur titre professionnel d'origine en ce qui concerne, notamment, le champ de leurs activités, et ce afin, d'une part, de mettre un terme à la disparité des situations nationales en la matière ainsi qu'aux inégalités et aux obstacles à la libre circulation qui en découlaient, et, d'autre part, d'offrir dans tous les États membres les mêmes possibilités aux avocats et aux usagers du droit.

56. À cette fin, la directive 98-5 énonce, aux articles 2 et 5, le principe selon lequel l'avocat européen est en droit de pratiquer les mêmes activités professionnelles que l'avocat exerçant sous le titre professionnel de l'État membre d'accueil, sous réserve des exceptions prévues aux paragraphes 2 et 3 dudit article 5.

57. Dans ces conditions, ainsi que l'a fait valoir la Commission, les États membres ne sont pas autorisés à prévoir dans leur droit national d'autres exceptions à ce principe que celles expressément et limitativement énoncées à l'article 5, paragraphes 2 et 3, de la directive 98-5.

58. Or, il est constant que les activités de domiciliation de sociétés ne sont susceptibles de relever ni de l'exception prévue à l'article 5, paragraphe 2, de la directive 98-5 ni de celle mentionnée au paragraphe 3 de ce même article.

59. S'agissant du risque de dérives mentionné par le gouvernement luxembourgeois, un tel élément ne saurait être invoqué pour légitimer l'introduction ou le maintien de dispositions nationales portant atteinte au principe qui est énoncé à l'article 5, paragraphe 1, de la directive 98-5 et dont les exceptions ont fait l'objet de règles harmonisées aux paragraphes 2 et 3 de ce même article (voir, par analogie, arrêt du 25 février 2003, Commission/Italie, C-59-01, Rec. p. I-1759, point 38).

60. Il convient, du reste, de souligner que la directive 98-5 prévoit, notamment, un cumul des règles professionnelles et déontologiques à observer par l'avocat européen, une obligation d'assurance de responsabilité professionnelle ou d'affiliation à un fonds de garantie professionnelle ainsi qu'un régime disciplinaire associant les autorités compétentes de l'État membre d'origine et celles de l'État membre d'accueil (voir, en ce sens, arrêt Luxembourg/Parlement et Conseil, précité, point 43).

61. Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que, en interdisant aux avocats européens l'exercice d'activités de domiciliation de sociétés au Luxembourg, la réglementation luxembourgeoise est contraire à l'article 5 de la directive 98-5.

62. Il s'ensuit que le deuxième grief soulevé par la Commission est fondé.

Sur le troisième grief, relatif à l'obligation de production annuelle d'une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine

Argumentation des parties

63. La Commission affirme que, bien que le Grand-duché de Luxembourg ait indiqué, dans sa réponse à l'avis motivé, qu'il avait pris bonne note de l'argumentation développée dans cet avis, selon laquelle l'exigence en cause constitue une charge administrative injustifiée au regard des dispositions de la directive 98-5, cette exigence demeure inscrite dans la loi du 13 novembre 2002.

64. Le Grand-duché de Luxembourg se borne à renvoyer, sur ce point, à ladite réponse.

Appréciation de la Cour

65. Dans sa réponse à l'avis motivé ainsi qu'au cours de la procédure devant la Cour, le gouvernement luxembourgeois n'a avancé aucun élément de nature à mettre en doute le bien-fondé de ce troisième grief.

66. Dans sa lettre du 23 décembre 2003 en réponse à la lettre de mise en demeure de la Commission du 17 octobre 2003, il avait fait valoir que la mesure contestée est nécessaire pour vérifier le respect permanent, par l'avocat européen, de la condition d'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine.

67. Or, ainsi que l'a souligné la Commission au cours de la procédure précontentieuse, d'une part, la directive 98-5 prévoit, à l'article 7, paragraphe 2, que l'autorité compétente de l'État membre d'origine informe l'autorité compétente du ou des États membres d'accueil en cas d'ouverture d'une procédure disciplinaire contre l'avocat exerçant en dehors du premier État membre sous son titre professionnel d'origine.

68. D'autre part, l'article 13 de ladite directive oblige les autorités compétentes de l'État membre d'origine et de l'État membre d'accueil à collaborer étroitement et à se prêter assistance mutuelle.

69. De telles mesures permettent à l'autorité de l'État membre d'accueil de s'assurer du respect permanent, par l'avocat européen, de la condition d'inscription auprès de l'autorité compétente de l'État membre d'origine.

70. La formalité imposée par la réglementation luxembourgeoise apparaît dès lors comme une mesure administrative disproportionnée par rapport à l'objectif visé et, partant, injustifiée au regard de la directive 98-5.

71. Au vu de ce qui précède, il convient de considérer que, en imposant à l'avocat européen l'obligation de produire chaque année une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de son État membre d'origine, la réglementation luxembourgeoise est contraire à la directive 98-5.

72. Il s'ensuit que le troisième grief soulevé par la Commission est fondé.

73. Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de constater que, en subordonnant à un contrôle préalable de connaissances linguistiques l'inscription auprès de l'autorité nationale compétente des avocats européens qui veulent exercer sous leur titre professionnel d'origine au Luxembourg, en interdisant à ces avocats l'exercice d'activités de domiciliation de sociétés et en les obligeant à produire chaque année une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de leur État membre d'origine, le Grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 98-5.

Sur les dépens

74. En vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Grand-Duché de Luxembourg et ce dernier ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (grande chambre),

Déclare et arrête :

1) En subordonnant à un contrôle préalable de connaissances linguistiques l'inscription auprès de l'autorité nationale compétente des avocats qui ont acquis leur qualification dans un État membre autre que le Grand-duché de Luxembourg et qui veulent exercer sous leur titre professionnel d'origine dans ce dernier État membre, en interdisant à ces avocats l'exercice d'activités de domiciliation de sociétés et en les obligeant à produire chaque année une attestation d'inscription auprès de l'autorité compétente de leur État membre d'origine, le Grand-duché de Luxembourg a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 98-5-CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 1998, visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État membre autre que celui où la qualification a été acquise.

2) Le Grand-duché de Luxembourg est condamné aux dépens.