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Décisions

CA Bourges, ch. civ., 18 octobre 2004, n° 04-00761

BOURGES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

Défendeur :

Vierzon Distribution (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Puechmaille

Conseillers :

Mmes Ladant, Boutet

Avoué :

Me Tracol

Avocat :

Me Reye

T. com. Bourges, du 13 avr. 2004

13 avril 2004

Vu le jugement dont appel rendu entre les parties le 13 avril 2004 par le Président du Tribunal de commerce de Bourges;

Vu les dernières conclusions déposées le 22 juillet 2004 par le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, représenté par M. Jean-Paul Verfaille, Directeur Départemental de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes du Cher, ledit ministre étant dispensé de représentation par un avocat ou un avoué en vertu de l'article 48 du Décret n° 2002-689 du 30 avril 2002, les conclusions sus-visées tendant à voir:

- dire et juger l'action du ministre recevable;

- dire et juger que la société Vierzon Distribution a obtenu de neuf de ses fournisseurs des avantages ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu;

- dire et juger que ces pratiques sont fautives au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce;

- ordonner à la société Vierzon Distribution de cesser ces pratiques;

- ordonner à la société Vierzon Distribution de reverser les sommes ainsi facturées à ses fournisseurs, soit un montant de 17 550,87 euro ;

- prononcer à l'encontre de la société Vierzon Distribution une amende civile de 20 000 euro;

- condamner la société Vierzon Distribution aux dépens;

Vu les dernières conclusions déposées le 3 septembre 2004 par la société Vierzon Distribution, tendant à voir:

- à titre principal, déclarer nul, et en tout cas irrecevable, l'appel interjeté;

- à titre subsidiaire, confirmant le jugement déféré:

* déclarer l'action du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie irrecevable pour défaut d'intérêt à agir et défaut de qualité pour agir;

* à titre subsidiaire, dire et juger l'action du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie mal fondée et l'en débouter;

- dans tous les cas, condamner le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie à verser à la société Vierzon Distribution la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Sur quoi, LA COUR:

Sur l'exception de nullité de l'appel

Attendu que le Décret n° 87-163 du 12 mars 1987 autorise le ministre chargé de l'Economie et des Finances à déléguer par arrêté sa signature dans le cadre de l'article 36 de l'Ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 devenu l'article L. 442-6 du Code de commerce;

Que la délégation de signature est toujours donnée intuitu personae et par voie de conséquence elle cesse soit lorsque le délégataire cesse ses fonctions, soit lorsque le délégant cesse les siennes;

Qu'en l'espèce, M. Francis Mer, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, a par Arrêté du 19 août 2002, donné délégation de signature, conformément au Décret précité, à divers fonctionnaires pour les actes relatifs à l'action prévue à l'article L. 442-6 du Code de commerce devant les juridictions de première instance et d'appel ;

Que c'est en sa qualité de délégataire de signature du ministre que M. Jean-Paul Verfaille, Directeur Départemental de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes du Cher, a engagé la procédure en première instance;

Que M. Francis Mer a cessé ses fonctions de ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie à la nomination de son successeur, M. Nicolas Sarkozy, le 31 mars 2004; que le Décret de nomination a été publié au Journal officiel le 1er avril 2004 ; qu'en conséquence, la délégation de signature consentie à M. Jean-Paul Verfaille a cessé ce même jour, 1er avril 2004;

Que le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Bourges le 13 avril 2004 a été signifié au ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie le 4 mai 2004, le délai d'appel expirant donc le 4 juin 2004;

Que M. Jean-Paul Verfaille a interjeté appel de ce jugement le 11 mai 2004;

Que le nouveau ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie n'a pris un arrêté de délégation de signature désignant ses délégataires habilités à signer les actes relatifs à l'action prévue à l'article L. 442-6 du Code de commerce que le 27 mai 2004;

Qu'arguant de ce que M. Jean-Paul Verfaille, lorsqu'il a interjeté appel, ne disposait plus de la délégation de signature consentie par M. Francis Mer et ne disposait pas encore de celle consentie par M. Nicolas Sarkozy, la société Vierzon Distribution prétend que cet appel serait nul pour avoir été interjeté par une personne ne disposant pas du pouvoir de le faire;

Mais attendu que si selon l'article 117 du nouveau Code de procédure civile constitue une nullité de fond le défaut de pouvoir d'une partie ou d'une personne figurant ou procès comme représentant d'une personne morale, la déclaration d'appel étant un acte conservatoire, le recours peut toujours être régularisé postérieurement par la production d'un pouvoir en bonne et due forme;

Que la nullité n'a donc pas lieu d'être prononcée si sa cause a disparu au moment où le juge statue, ce qui est le cas en l'espèce, le nouvel arrêté de délégation de signature étant intervenu le 27 mai 2004; qu'au surplus, l'irrégularité invoquée avait été couverte dès cette date soit antérieurement à l'expiration du délai d'appel ;

Que celui-ci est donc bien recevable, l'exception de nullité soulevée de ce chef par la société Vierzon Distribution devant être rejetée;

Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir et du défaut de qualité pour agir du ministre:

Attendu que le ministre agit en l'espèce dans le cadre juridique de l'article L. 442-6-I du Code de commerce qui dispose:

- Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers:

2° a) D'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. Un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun et sans contrepartie proportionnée, au financement d'une opération d'animation commerciale, d'une acquisition ou d'un investissement, en particulier dans le cadre de la rénovation de magasins ou encore du rapprochement d'enseignes ou de centrales de référencement ou d'achat (...)."

Que l'article L. 442-6 III du même Code prévoit quant à lui que "l'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d'un intérêt, par le Ministère public, par le ministre chargé de l'Economie ou par le Président du Conseil de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l'occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article.

Lors de cette action, le ministre chargé de l'Economie et le Ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d'ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites, demander la répétition de l'indu et le prononcé d'une amende civile dont le montant ne peut excéder 2 millions d'euro. La réparation des préjudices subis peut également être demandée";

Attendu que la société Vierzon Distribution prétend que le ministre par une telle action s'immiscerait dans la défense d'intérêts patrimoniaux strictement individuels; que les fournisseurs de la société auxquels le ministre entend se substituer en vertu d'un mandat légal, n'auraient d'ailleurs manifesté aucune récrimination à l'encontre de celle-ci;

Mais attendu que l'action du ministre s'inscrit dans sa mission de gardien de l'ordre public économique reconnue de manière constante par la jurisprudence ; qu'il n'intervient donc pas en vertu d'un mandat légal nullement prévu par le Code de commerce qui autorise le ministre à agir seul ; que la possibilité en particulier de demander la répétition de l'indu expressément prévue par le texte sus-rappelé, s'inscrit bien dans la volonté du législateur de conférer au ministre un pouvoir propre non subordonné à la volonté des personnes lésées d'obtenir en justice la réparation de leur préjudice;

Que rejetant la fin de non-recevoir opposée par la société Vierzon Distribution, il convient dès lors, réformant sur ce point le jugement entrepris, de déclarer recevable l'action engagée à l'encontre de cette société par le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie;

Sur le fond:

Attendu qu'il est constant que la société Vierzon Distribution exploite sous l'enseigne E. Leclerc, un fonds de commerce d'hypermarché;

Que dans le cadre de son activité, elle est conduite à conclure avec ses fournisseurs deux types de conventions : des contrats d'achat de marchandises, et des contrats de coopération commerciale dans lesquels la société Vierzon Distribution devient prestataire de services auprès de ses fournisseurs;

Que l'archétype du contrat de coopération commerciale est le placement des produits d'un fournisseur à un endroit stratégique et privilégié du magasin ou du rayon qui donne aux produits une visibilité particulière et une attractivité pour le consommateur;

Que le 16 octobre 2002 et le 18 octobre 2002, la Direction Départementale de la Concurrence de la Consommation et la Répression des Fraudes (la DDCCRF) du Cher a procédé à une enquête relative aux accords de coopération commerciale conclus entre la société Vierzon Distribution et ses fournisseurs ainsi qu'aux factures afférentes;

Que l'enquête a porté sur un échantillon de neuf fournisseurs (Nutrition et Santé ; Céréales Partner France-Nestlé Purina; Nestlé France/Maggi; Spontex; Dollfus Mieg & Cie (DMC) Distribution ; Raynal et Roquelaure ; Bonduelle; Masterfoods; 3 M France) représentant dix-sept contrats établis entre le 21 septembre 2001 et le 5 juillet 2002 et dix-sept factures établies consécutivement entre le 14 mai 2002 et le 10 octobre 2002 pour un montant total de 17 550,87 euro TTC;

Que la DDCCRF estimant que la société Vierzon Distribution aurait contrevenu aux règles relatives à la coopération commerciale et à la facturation, a fait assigner cette dernière le 23 avril 2003 devant le Tribunal de commerce de Bourges pour voir dire et juger que ses pratiques sont fautives au sens de l'article L. 442-6-I-2° du Code de commerce et la voir condamner dans les mêmes termes que ses conclusions d'appel susvisées;

Attendu que le ministre exerçant son action sur le fondement dudit article, il lui appartient de démontrer en quoi les contrats de coopération commerciale incriminés constitueraient des manquements aux règles énoncées par ce texte et plus spécialement d'établir le caractère fictif des services rendus par la société Vierzon Distribution à ses fournisseurs au titre des contrats dont s'agit;

Que contrairement en effet à ce qu'a cru pouvoir retenir le premier juge, qui n'avait pas au demeurant à statuer au fond dès lors qu'il déclarait irrecevable l'action du ministre, l'article L. 442-6-I-2° du Code de commerce ne prévoit nullement la nécessité d'un consentement, forcé ou non, de la part du fournisseur pour engager l'action, celle-ci pouvant toujours l'être au stade de la simple tentative d'obtention d'un avantage ce qui n'implique donc pas la nécessité d'un consentement;

Que le ministre énonce au soutien de son action que les contrats litigieux contiendraient, en ce qui concerne la désignation des services, des dénominations vagues rendant leur contenu difficilement appréciable par le fournisseur et plaçant le distributeur dans l'impossibilité d'assurer une mise en œuvre effective du service;

Or attendu tout d'abord, que la seule obligation prévue par la loi en matière de contrats de coopération commerciale est qu'ils soient rédigés en deux exemplaires, ce qui est bien le cas en l'espèce, la loi n'exigeant nullement que ces contrats se conforment à des règles de rédaction préétablies;

Qu'ensuite, l'imprécision ou même les erreurs dans les libellés des contrats, ne sauraient constituer en soi la preuve que les services en cause n'ont pas été rendus;

Que nonobstant enfin le libellé desdits contrats, la réalité du service rendu est attestée par plusieurs fournisseurs de la société Vierzon Distribution;

Attendu que le ministre assimile d'autre part diverses prestations de services spécifiques à des taches incombant en tout état de cause au distributeur; que tel serait le cas des services désignés sous les locutions suivantes: "présence continue de produits"; "non gestion"; "optimisation de la gamme"; "détention de gamme";

Mais attendu que le ministre, à qui incombe la charge de la preuve, n'établit pas que les services désignés sous ces locutions seraient dépourvus de contrepartie réelle;

Qu'il prétend cependant que dès lors que la coopération concerne des services de mise en rayon, on serait alors en présence de fonctions inhérentes à celles d'un distributeur, peu important les spécificités exigées par chaque fournisseur ; que les arrêts qu'il cite au soutien de cette affirmation (Cour d'appel de Caen, 29 mars 2000; Cour d'appel d'Orléans, 28 octobre 1999) ne font en réalité qu'illustrer les conditions dans lesquelles la preuve peut être administrée en la matière et ne sont donc nullement transposables au cas d'espèce;

Que surtout, la "présence continue de produits" et la "détention de gamme" recouvrent une réalité bien spécifique qui est d'assurer au fournisseur la présence dans les linéaires d'une partie très importante ou de l'intégralité de sa gamme de produits;

Que plusieurs de ces fournisseurs attestent d'ailleurs avoir pu constater l'efficacité de l'action commerciale de la société Vierzon Distribution, qui s'est traduite par un gain de distribution numérique au niveau régional;

Qu'il ne saurait en toute hypothèse être tiré aucun argument de ce que des produits n'auraient fait l'objet d'aucune vente sur la période concernée par la coopération commerciale, la société Vierzon Distribution ne pouvant en effet être tenue responsable du comportement des consommateurs qui sont toujours libres de leur choix, quelles que soient les actions mises en place par le distributeur conformément aux directives de ses fournisseurs; que le distributeur ne saurait en particulier se voir imposer en cette matière une quelconque obligation de résultat ;

Que l'action du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie tendant à faire dire et juger que les pratiques de la société Vierzon Distribution sont fautives au sens de l'article L. 442-6-I du Code de commerce, doit en définitive être déclarée mal fondée; qu'il convient de l'en débouter ;

Que l'équité ne commande pas de faire bénéficier la société Vierzon Distribution des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, tant en première instance qu'en cause d'appel;

Que l'appelant qui succombe aura la charge des entiers dépens;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement, et après en avoir délibéré conformément à la loi ; Déclare l'appel recevable ; Réforme le jugement entrepris et statuant à nouveau ; Déclare l'action du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, recevable mais mal fondée ; l'en déboute ; Rejette toutes autres demandes plus amples ou contraires des parties ; Dit n'y avoir lieu à indemnité ou profit de la société Vierzon Distribution du chef de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile tant en première instance qu'en cause d'appel ; Condamne le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, aux entiers dépens de première instance et d'appel.