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Décisions

CA Amiens, 1re et 2e ch. civ. réunies, 30 avril 1990, n° 624-1987

AMIENS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Spoturno-Coty

Défendeur :

Heim (SA), Heim, Etat français, Vincent, Louis (Epoux), Espagnole Banco Pastor (SA), Union industrielle de crédit (SA), Banque du Louvre (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Fautrel

Conseillers :

MM. Descoubes, Chapuis de Montaunet, Mmes Mamy-Ryziger, Darchy

Avoués :

SCP Guillaume, Tetelin-Marguet, SCP Selosse-Bouvet, Lerouw-Lepage, SCP Million, SCP Le Roy, Congos, Me Lemal

Avocats :

Mes Ciochetti, Bondoux, Ader, Boiron, Cren, Driguez

Paris, du 3 avr. 1978

3 avril 1978

Rappel succinct des faits et de la procédure

Attendu que le 21 mars 1969 a été vendu à Heim François, directeur d'une galerie d'art, par adjudication par le ministère de Mes Rheines et Laurin, commissaires-priseurs, pour le prix de 55 000 F un tableau intitulé "Le Verrou" sous la désignation selon le catalogue de "Fragonard (Ecole de Jean Honoré)"

Que ce tableau était la propriété de Spoturno-Coty qui le tenait en héritage de la dame Lebaron-Cotnareanu qui l'avait acquis en 1933 lors de la vente d'œuvres d'art du collectionneur André Vincent ; que cette œuvre était alors considérée comme " attribuée à Fragonard " ;

Attendu que Heim a fait effectuer un travail de restauration important qui a permis d'établir que le tableau était de Fragonard et de lever le doute qui existait quant à son auteur ;

Qu'en 1974, Heim a vendu le tableau à la SA Heim pour la somme de 3 450 000 F ; que cette dernière a revendu le tableau au Musée du Louvre pour la somme de 5 150 000 F ;

Attendu que Spoturno-Coty a assigné Heim François, la SA " Heim " et l'Etat Français pour entendre prononcer la nullité de la vente invoquant l'erreur sur la qualité substantielle da la marchandise ;

Que par jugement du 21 janvier 1976 le Tribunal de grande instance de Paris a débouté Spoturno-Coty de sa demande ;

Attendu que sur appel de Spoturno-Coty, la Cour de Paris par arrêt en date du 3 avril 1978 a infirmé le jugement entrepris, a déclaré nulle la vente du 21 mars 1969, a mis hors de cause l'Etat Français et la SA "Heim" et a condamné Heim François à verser à Spoturno-Coty la somme de 5 095 000 F ;

Attendu que sur pourvoi de la SA "Heim" et de Heim François, la Cour Suprême par arrêt du 16 octobre 1979 a cassé partiellement l'arrêt de la Cour d'appel de Paris ;

Qu'elle a rejeté le recours se rapportant à la nullité de la venta mais a cassé l'arrêt au motif que la cour qui avait f ixé la valeur du tableau pour la restitution par équivalent n'a pas recherché si de cette somme ne devait pas être déduit le montant d'un enrichissement sans cause ;

Sur l'appel

Attendu que sont intervenus volontairement dans la procédure d'une part les consorts Vincent-Louis et d'autre part la Banque du Louvre anciennement dénommée Banque Privée de Dépôts et de Crédits, la Banque SA Union Industrielle de Crédit et la SA "Banco Espagnole Banco Pastor", lesdites banques étant délégataires de la créance Spoturno-Coty ;

Que par conclusions on date du 19 juillet 1986, les consorts Vincent-Louis se sont désistés de l'instance et de l'action qu'ils ont engagé dans la présente procédure ;

Attendu que Heim estime que par son travail et par sa connaissance en matière d'art, il a déterminé l'auteur du tableau, lequel était ignoré de son vendeur qu'il a de ce fait participé à l'enrichissement de ce dernier ; qu'il estime la valeur de son intervention à la différence entre le prix de vente au Musée et le prix d'achat à Spoturno-Coty soit la somme de 5 095 000 F ;

Attendu que la Banque du Louvre fait valoir que les conditions de l'action " de in rem verso " ne sont pas réunies ; qu'à titre subsidiaire, elle soutient que l'appauvrissement ne saurait excéder le coût des travaux de restauration ; qu'elle sollicite 40 000 F en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Attendu que la SA "Union Industrielle de Crédit" demande à la cour de dire que Heim ne peut prétendre à une autre indemnisation que celle résultant de son travail ;

Attendu que la SA "Banco Espagnole Banco Pastor" déclare faire sienne l'argumentation développée par Spoturno-Coty ; qu'elle conclut aussi que soit constaté le défaut d'intérêt des consorts Vincent-Louis ;

Attendu que le Directeur des Services Fonciers de Paris conclut à sa mise hors de cause ;

1) Sur le principe de l'enrichissement sans cause

Attendu que c'est grâce à l'intervention de Heim que l'authenticité du tableau a été établie entrainant un enrichissement du vendeur ;

Que l'établissement de l'authenticité est la conséquence d'un travail de restauration et de recherches importantes qui justifient une rémunération g que l'annulation de la vente faisant disparaitre tout lien de droit entre le vendeur et l'acquéreur rend recevable l'action "de in rem verso" introduite par Heim ;

2) Sur l'indemnité

Attendu qu'il ne peut être sérieusement contesté que Heim est un professionnel en matière de vente de tableaux possédant une compétence reconnue sur le plan national et international et disposant d'une documentation exceptionnelle lui permettant de retrouver la trace d'œuvres disparues et d'en affirmer l'authenticité ;

Attendu que pour évaluer son appauvrissement, il fait soutenir qu'outre la rémunération de son travail qui a entrainé une plus-value importante, il a, dans le cadre de la vente à la société Heim qu'il dirigeait, supporté une fiscalité importante et a été considéré comme exerçant la profession de marchand de tableaux assujetti à l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux ; qu'enfin il n'a pas perçu le montant de la transaction lequel a été imputé à son compte courant de la société qui a été, peu de temps après, déclarée en liquidation judiciaire ;

Attendu que ces deux argumentations doivent être écartées ;

Attendu que Heim ne donne aucune explication sur le fait que la vente du tableau au Musée du Louvre a été effectuée non par lui-même mais par la SA "Heim" qu'il existait en réalité un avantage fiscal qui a disparu ultérieurement du fait de son assujettissement au régime des bénéfices industriels et commerciaux, remarque étant faite que cette décision n'est pas la conséquence de la vente du seul tableau de Fragonard mais de plusieurs autres tableaux ;

Qu'il ne peut invoquer non plus la perte qu'il a subie résultant de la liquidation de la société laquelle n'est pas en relation directe avec la vente du tableau par Spoturno-Coty ;

Attendu que l'appauvrissement subi par Heim doit être fixé à la valeur de son intervention qui doit être appréciée en fonction de sa notoriété acquise grâce à ses connaissances incontestées et à des moyens matériels importants notamment une bibliothèque exceptionnelle ;

Que la cour estime ledit appauvrissement à la somme de 1 500 000 F ;

Attendu qu'il n'est pas inéquitable que chaque partie supporte les frais irrépétibles qu'elle a engagés ;

Attendu que les dépens de la présente procédure devront être mis par moitié à la charge de Spoturno-Coty qui succombe et partiellement en leur demande respective ;

Par ces motifs, Statuant publiquement contradictoirement, Vu l'arrêt de la Cour de Paris en date du 16 octobre 1979, Donne acte à la SA " Union Industrielle de Crédit ", la Banque du Louvre et à la société Banco Espagnole Banco Pastor de leur intervention, Donne acte aux consorts Vincent-Louis de leur désistement d'instance et d'action, Met hors de cause le Directeur des Services Fonciers de Paris, Déclare Heim François fondé on sa demande en indemnité à raison de l'appauvrissement qu'il a subi du fait de l'annulation de la vente consentie par Spoturno-Coty du tableau de Fragonard " Le Verrou " ; Fixe à 1 500 000 F l'indemnité due à Heim en conséquence de ladite annulation, Dit qu'il sera fait masse des dépens qui seront supportés dans une égale mesure d'une part par Spoturno-Coty et les Banques intervenantes et Heim François dont distraction au profit des avoués de la cause.