CA Nîmes, 2e ch. com., 9 décembre 2004, n° 02-04633
NÎMES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sillage (SARL)
Défendeur :
Binet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Espel
Conseillers :
M. Bertrand, Mme Brissy-Prouvost
Avoués :
SCP Guizard Servais, SCP Fontaine-Macaluso Jullien
Avocats :
Mes Saunier, Alberola
Faits - Procédure - Prétentions et Moyens des parties
Pour un plus ample exposé de la cause, la cour fait expressément référence :
- au jugement contradictoire rendu le 7 août 2002 par le Tribunal de commerce de Nîmes,
- aux conclusions récapitulatives signifiées par la SARL Sillage le 28 septembre 2004,
- aux conclusions récapitulatives signifiées par Jean-Pierre Binet le 7 août 2004.
Le 26 juin 1999, Jean-Pierre Binet a commandé à la SARL Sillage un bateau Chris Craft équipé de deux moteurs à refroidissement direct pour eau de mer, construit en 1990 et dont le prix s'élevait à la somme de 190 000 F HT (facture du 27 juin 1999).
Ce navire a présenté des dysfonctionnements lors de sa première croisière entreprise par Jean-Pierre Binet pendant l'été 1999 entre port Camargue et la Londe des Maures.
Par ordonnance de référé rendue le 9 février 2000, le Président du Tribunal de grande instance de Nîmes a désigné Bernard Espeli en qualité d'expert avec mission :
- d'entendre les parties en leurs explications ainsi que tout sachant ; se faire communiquer les documents de la cause,
- de se rendre sur les lieux où est entreposé le navire,
- de décrire les désordres dont le navire est affecté,
- de dire s'ils rendent impropre totalement ou partiellement le navire à son usage sur le plan technique (fonctionnement et sécurité),
- de dire si le navire est habilité en l'état à être classé en 4e catégorie et sinon, préciser les prestations qui doivent être fournies pour permettre ce classement,
- de chiffrer le coût des réparations et autres interventions propres à permettre la réparation du navire dans les règles de l'art ainsi qu'éventuellement, le coût des prestations à fournir pour son classement en 4e catégorie,
- de donner les éléments de nature à permettre de déterminer l'ampleur des préjudices allégués par le demandeur,
- de constater l'accord des parties s'il se réalise.
Dans son rapport déposé le 13 juillet 2001, l'homme de l'art a retenu que Jean-Pierre Binet a participé à la détérioration des moteurs dont l'entretien avait été négligé avant la vente du bateau.
Il a chiffré leur coût de remplacement des moteurs à la somme de 71 760 F (valeur vénale : 29 000 F) et le préjudice de jouissance à celle de 62 855 F.
Par acte du 5 septembre 2001, Jean-Pierre Binet a, au visa de l'article 1641 du Code civil, assigné la SARL Sillage en paiement :
- des sommes de 10 939,74 euro (coût de remplacement des moteurs) et de 9 582,18 euro (préjudice de jouissance),
- outre celle de 1 524,49 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- et celle de 527,07 euro au titre des "frais irrépétibles consécutifs à la demande d'expertise".
Par jugement déféré, le Tribunal de commerce de Nîmes, estimant d'une part que le bateau vendu par la SARL Sillage était affecté d'un vice caché antérieurement à la vente, d'autre part que Jean-Pierre Binet avait participé à l'aggravation du dommage, a, au visa de l'article 1641 du Code civil, condamné la SARL Sillage à payer à Jean-Pierre Binet la somme forfaitaire de 6 100 euro avec intérêts au taux légal à compter du jugement ainsi que les dépens.
La SARL Sillage, qui a interjeté appel par acte du 13 novembre 2002, conclut à réformation de cette décision et demande à la cour, de déclarer la demande irrecevable, de débouter Jean-Pierre Binet de l'ensemble de ses demandes, et de le condamner à payer la somme de 1 068 euro au titre des frais irrépétibles, ainsi que les entiers dépens, dont distraction pour ceux d'appel au profit de la SCP d'avoués Guizard Servais.
Au contraire, Jean-Pierre Binet conclut à confirmation de cette décision.
Interjetant appel incident, il prie la juridiction d'appel de condamner la SARL Sillage à paiement de :
- la somme de 10 939,74 euro (coût de remplacement des moteurs), outre celle de 9 581,18 euro (préjudice de jouissance),
- la somme de 2 600 euro,
- et des entiers dépens (y inclus les frais de référé et d'expertise évalués à 5 783,92 euro).
L'ordonnance de clôture a été rendue le 8 octobre 2004.
Attendu qu'au vu des pièces versées aux débats, la recevabilité de l'appel n'est ni contestée ni contestable ;
Sur la recevabilité de la demande diligentée contre la SARL Sillage :
Attendu que, comme en première instance, la SARL Sillage soulève l'irrecevabilité de la demande de garantie des vices cachés ; qu'à cette fin, elle soutient qu'elle est intervenue dans cette vente en exécution d'un contrat de mandat, à elle donné le 15 octobre 1996 par Jacky Palomar, et que d'ailleurs, l'acte de vente du 19 août 1999 a été établi entre celui-ci et Jean-Pierre Binet, au surplus titulaire de l'acte de francisation sur lequel elle ne figure aucunement ;
Mais attendu que Jean-Pierre Binet conteste avoir signé set acte ; qu'il justifie, par la production d'un bilan mensuel individuel, non critiqué par la SARL Sillage, avoir travaillé ce jour-là de 8 h 27 à 12 h et de 13 h 44 à 17 h 29, au centre de cure médicale de Pig sis à Varennes Vauzelles (58640) ; que certes, la SARL Sillage ne produit pas l'original de l'acte de vente mais que la signature attribuée à Jean-Pierre Binet sur la photocopie (ci-après reproduite) ne présente aucune similitude avec celle qui figure sur le bon de commande (dont photocopie ci-après) :
Que les autres pièces de la procédure:
- petite annonce,
- bon de commande du 26 juin 1999,
- facture du 27 juillet 1999,
- avoir du 27 juillet 1999,
ont été établis à l'en-tête de la SARL Sillage et ne mentionnent pas le nom de Jacky Palomar ;
Qu'au surplus, le bon de commande contient une clause de réserve de propriété au profit de la SARL Sillage ;
Qu'en conséquence, la SARL Sillage doit être considérée comme la venderesse du bateau ;
Que l'action en garantie des vices cachés diligentée à son encontre est donc recevable ;
Sur le fond :
Attendu à titre préliminaire, que la SARL Sillage fait valoir qu'au terme de l'acte d'acquisition, Jean-Pierre Binet a déclaré connaître parfaitement le matériel et l'accepter en son état, ce qui le prive donc de l'action en garantie ;
Mais attendu que, comme jugé ci-dessus, cet acte n'a pas été signé par Jean-Pierre Binet, ce qui prive d'effet ce premier moyen ;
- Sur le bien fondé de l'action en garantie des vices cachés :
Attendu que les faits, non contestés, sont les suivants :
** en juillet 1999, Jean-Pierre Binet a décidé de naviguer pour la première fois au départ de port Camargue et à destination de Hyères,
** après moins de 1 heure, le moteur tribord a cafouillé, Jean-Pierre Binet est revenu au port et la SARL Sillage en a changé les bougies,
** après avoir repris la mer, le dysfonctionnement est réapparu et Jean-Pierre Binet a alors navigué avec le moteur bâbord,
** à la Londe-les-Maures, le gendre de Jean-Pierre Binet a changé le collecteur tribord (percé) du moteur tribord, 6 bougies, un rupteur et un condensateur achetés auprès de Tony Marine ; selon Jean-Pierre Binet, il a alors été procédé à la vidange de ce moteur sans remplacement des filtres,
** sur le chemin du retour, l'embase du moteur bâbord émettant un bruit anormal, Jean-Pierre Binet a décidé d'utiliser principalement le moteur tribord,
** le bateau a été à nouveau remis à la SARL Sillage le 11 septembre 1999, puis restitué le 24 septembre 1999,
** le 25 septembre 1999, Jean-Pierre Binet, constatant un dysfonctionnement de la jauge essence et des fumées en fonctionnement, a restitué le navire à la SARL Sillage qui a procédé à des réparations ayant donné lieu à une facture de 4 778,26 F TTC transformée par la suite en avoir,
** le 12 octobre 1999, la SARL Sillage est à nouveau intervenue sur la jauge essence et le carburateur d'où une facture de 974,52 F TTC ;
Attendu que l'expert, qui a procédé à ses opérations en avril et mai 2000, au vu des analyses d'huile des deux moteurs, au démontage desquels il n'a pas procédé car Jean-Pierre Binet s'y opposait, a conclu ainsi (p. 30 du rapport) :
"Les analyses d'huile des deux moteurs montrent :
- la persistance des passages d'eau,
- un état d'usure interne alarmant.
A notre avis cet état correspond à une unité de 10 ans dont l'entretien a été négligé ce qui a été aggravé par le fait qu'il s'agit de moteurs à refroidissement direct par l'eau de mer dont les éléments soumis à l'échauffement et au passage de l'eau de mer (collecteurs d'échappement et coudes d'échappement) sont directement concernés par ce type de corrosion.
Les difficultés à régler l'allumage par Sillage sont directement liées à la présence d'eau dans les cylindres (corrosion des bougies).
Dès ces constatations le mécanicien de Sillage aurait dû rechercher l'origine de ces dysfonctionnements.
Cependant il convient de noter que Monsieur Binet n'a pas permis à Sillage de constater que sa première intervention était inopérante, car au lieu de revenir sur port Camargue et de recontacter Sillage, il a choisi de poursuivre sa route sur la Côte d'Azur sur un moteur.
De même il a choisi de procéder au remplacement d'un collecteur sans permettre à Sillage de se prononcer sur cette réparation.
Par ailleurs, par deux fois il a navigué entre Hyères et port Camargue sur un seul moteur ce qui n'est certainement pas à l'origine de l'état des moteurs, mais qui a sûrement contribué à leur état actuel :
- le moteur bâbord étant anormalement usé,
- le moteur tribord étant 10 fois plus usé.
...Il peut être établi, même sans démontage que l'état interne des deux moteurs ne permettra pas la récupération des éléments internes et que par voie de conséquence ils doivent être considérés comme irréparables.
Enfin, cet état interne aurait pu être établi au moment de la transaction au moyen d'une analyse d'huile sur chaque moteur, ou encore un simple contrôle du niveau d'huile sur les jauges moteur" ;
Qu'il a également indiqué que la SARL Sillage n'est pas en mesure de prouver qu'avant la vente, les quatre collecteurs ont été traités à l'acide et contrôlés sous pression (page 12 du rapport), d'autre part que Jean-Pierre Binet n'a pas fait changer les filtres lors du changement du collecteur tribord dont la vidange reste hypothétique ;
Attendu qu'au vu de ces conclusions, la SARL Sillage soutient :
- que l'usure des moteurs, inhérente à la technique du refroidissement direct, ne constitue pas un vice caché et que le dysfonctionnement n'est pas la condition de la garantie édictée par l'article 1641 du Code civil ;
- que les conditions d'utilisation du bateau par Jean-Pierre Binet, qui n'est pas revenu au port après la deuxième panne et a poursuivi sa route sur un seul moteur ne sont pas étrangères aux constatations expertales ;
- que Jean-Pierre Binet ne justifie pas d'un entretien régulier du bateau ; tandis que Jean-Pierre Binet fait valoir :
- que profane en la matière, il s'est adressé à un professionnel de la vente de bateaux,
- que l'état de vétusté (antérieur à la vente) provoqué par un entretien négligé a rendu la chose vendue non conforme à sa destination normale,
- que la première panne survenue en pleine mer a présenté un caractère de force majeure et qu'il a été contraint de rentrer avec un seul moteur,
- que la SARL Sillage ne lui a fait aucune recommandation quant à un entretien particulier des moteurs ;
Mais attendu qu'en application des dispositions des articles 1641 et 1643 du Code civil, le vendeur est tenu de garantir les défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine ou qui en diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise ou n'en aurait donné qu'un moindre prix s'il les avait connus; que l'acquéreur doit apporter la preuve que le vice dont il se plaint existait antérieurement à la livraison du bien ;
Attendu que la cour observe que les conclusions expertales ne sont pas contestées ;
Attendu que la première panne de moteur est intervenue dès la première sortie en mer, ce qui démontre qu'avant la vente, le moteur posait un problème résultant, selon l'expert, d'une vétusté anormale provoquée par un défaut d'entretien sur lequel la SARL Sillage (qui n'a fourni aucun document à ce sujet), ne s'explique pas, étant ajouté qu'elle n'a pas été en mesure de justifier du traitement et du contrôle avant la vente des quatre collecteurs soumis, en raison du système de refroidissement par eau de mer, à une corrosion intensive ;
Que la gravité du vice alors constaté ressort du fait que le bateau est retombé en panne malgré la première réparation effectuée par le vendeur ;
Attendu que certes Jean-Pierre Binet a acheté un bateau d'occasion, mais que vu le prix payé et l'absence d'observation du vendeur quant à l'état des moteurs, Jean-Pierre Binet pouvait légitimement estimer acquérir un bateau susceptible de naviguer ; que s'étant adressé à un professionnel, il ne peut lui être reproché de n'avoir pas alors fait procéder à une analyse de l'huile des moteurs, ou de n'avoir pas, en l'absence de proposition en ce sens invoquée par la SARL Sillage, essayé le bateau ;
Attendu qu'en sa qualité de vendeur professionnel de la vente des bateaux, la SARL Sillage ne pouvait ignorer ce vice ;
Attendu en définitive que l'action en garantie est fondée et que le jugement sera confirmé ;
Sur le préjudice :
Attendu que la SARL Sillage sollicite la réduction de l'indemnisation de Jean-Pierre Binet en faisant valoir que celui-ci a revendu le bateau au prix du marché (selon la cote Argus) et qu'il a participé à la réalisation de son propre préjudice ;
Attendu que Jean-Pierre Binet répond d'une part qu'une transaction peut s'opérer au-dessus de la cote d'Argus du bien vendu, d'autre part qu'il n'est pas démontré que les prétendues fautes par lui commises après la première panne ont eu une incidence sur le fonctionnement des moteurs, enfin que le bateau est resté inutilisable de septembre 1999 au 13 juillet 2001 ;
Mais attendu que, comme l'a justement retenu le tribunal, il est indéniable que Jean-Pierre Binet a contribué à la détérioration des moteurs par des réactions inadaptées démontrant son manque d'expérience en matière de navigation ; qu'ainsi, lors de la deuxième panne du moteur tribord, il aurait dû rejoindre un port pour faire réparer, ce qui était aisé puisqu'il naviguait le long de la côte entre port Camargue et Hyères, et non poursuivre sa route pendant 24 heures avec le seul moteur bâbord (page 11 du rapport) ; qu'il a fait procéder à une mauvaise réparation du collecteur tribord par son gendre, mécanicien automobile (page 11 du rapport) ; que sur la route du retour, il aurait également dû rejoindre un port pour faire réparer le moteur bâbord ;
Qu'au vu de ces éléments, il convient de considérer qu'il a participé pour moitié à la réalisation de son préjudice qui, vu la revente en l'état et selon la cote Argus réalisée 1er août 2002, sera, en l'absence de preuve d'une possible vente à un prix supérieur, limité au préjudice de jouissance dont le montant chiffré par l'expert à la somme de 9 582,18 euro n'est pas sérieusement contesté par la SARL Sillage ;
Attendu en conséquence que la SARL Sillage sera condamnée à payer à Jean-Pierre Binet la somme de 4 791,09 euro avec intérêts au taux légal à compter du jugement déféré ;
Attendu en définitive que la décision sera donc réformée sur le seul montant de la condamnation à paiement ;
Attendu qu'eu égard aux succombances respectives, les dépens de première instance (y inclus les frais d'expertise et de référé) et d'appel seront partagés par moitié entre les parties ; que le jugement sera également réformé sur ce point ; qu'il n'y a donc pas lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, LA COUR, après en avoir délibéré conformément à la loi, Statuant publiquement, contradictoirement, et en dernier ressort, Déclare l'appel régulier en la forme, et bien fondé ; Déclare l'appel incident mal fondé ; Réforme le jugement déféré sur le montant de la condamnation à paiement et les dépens ; Statuant à nouveau, Condamne la SARL Sillage à verser à Jean-Pierre Binet la somme de 4 791,09 euro avec intérêts au taux légal à compter du jugement du 7 août 2002 ; Rejette le surplus des demandes des parties ; Partage les dépens de première instance (y inclus les frais d'expertise et de référé) et d'appel par moitié entre les parties.