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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 15 novembre 2006, n° 04-23411

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Visual (SA)

Défendeur :

Alain Afflelou Franchiseur (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Roche, Byk

Avoués :

SCP Duboscq-Pellerin, SCP Hardouin

Avocats :

Mes Lafarge, Sulzer

T. com. Paris, du 26 nov. 2004

26 novembre 2004

La société Alain Afflelou Franchiseur exploite un réseau de franchise d'opticiens sous l'enseigne Alain Afflelou, lequel se compose présentement de plus de 500 magasins répartis sur tout le territoire français, dont 24 situés à Paris.

Dans ce cadre, la société considérée a développé, courant 1999, un concept intitulé "Tchin Tchin d'Afflelou" qui consiste à offrir aux consommateurs, lors de l'achat d'un équipement (monture + verres), un deuxième équipement pour 1 franc de plus (désormais 1 euro) et ce quelle que soit la correction ou le prix payé pour le premier équipement.

Le deuxième équipement est composé d'une monture à choisir dans une collection exclusive et de deux verres organiques blancs unifocaux, avec possibilité d'options payantes.

Il sera également souligné que le concept Tchin Tchin d'Afflelou a fait l'objet depuis son lancement en 1998 de très importantes campagnes de communication par voie de films publicitaires diffusés sur les principales chaînes de télévision ainsi que par voie d'affichage, de messages radio et d'encarts publicitaires parus dans la presse nationale et régionale.

Plus de cinq millions de paires de lunettes ont, au demeurant, été vendues en application de ce concept.

C'est dans ces conditions que la société Alain Afflelou Franchiseur a pris connaissance d'un article paru en page 16 de l'hebdomadaire CB News daté du 13 janvier 2003, et faisant état de la conception par l'agence de publicité Enjoy - Scher - Lafarge d'un film réalisé pour le compte de la société Visual, laquelle exploite sous l'enseigne Visual Opticiens un réseau de magasins d'optiques.

Selon ledit article, ce film qui devait être diffusé à compter du 17 janvier 2003, présenterait des situations particulièrement dévalorisantes et s'interrogerait sur la qualité des verres lors de l'offre par un opticien d'une deuxième paire de lunettes.

Malgré une mise en demeure en date du 13 janvier 2003 adressée par le conseil de la société Alain Afflelou Franchiseur à la société Visual, les premiers passages de ce film publicitaire ont été relevés le 17 janvier entre 7 et 8 heures sur les chaînes France 2, France 3 et France 5, et ont permis de vérifier la description annoncée par la presse professionnelle.

Après avoir obtenu du juge des référés l'interdiction de la diffusion en l'état du film litigieux, la société Alain Afflelou Franchiseur a, par acte du 3 juin 2003, assigné la société Visual devant le Tribunal de commerce de Paris en réparation du préjudice causé par de tels actes de dénigrement, eux-mêmes constitutifs, selon la demanderesse, d'agissements commerciaux déloyaux.

Par jugement du 26 novembre 2004, le tribunal saisi a, notamment:

- dit que les images et le texte du film publicitaire en cause dénigraient les produits et services de la société Alain Afflelou Franchiseur,

- dit que ces agissements commerciaux déloyaux étaient constitutifs d'actes de concurrence déloyale,

- condamné la société Visual à payer à la société Alain Afflelou Franchiseur la somme de 100 000 euro à titre de dommages-intérêts,

- ordonné l'interdiction de la diffusion du film publicitaire précité ainsi que la reproduction de tout ou partie de ce film par voie d'affichage, d'encarts publicitaires dans la presse ou de messages radio et ce, sous astreinte de 100 000 euro par infraction constatée,

- ordonné l'insertion du jugement à intervenir dans six journaux ou périodiques au choix de la société Alain Afflelou Franchiseur et aux frais de la société Visual dans la limite d'un montant global de 15 000 euro.

Régulièrement appelante, la société Visual a, par conclusions enregistrées les 1er avril 2005 et 4 septembre 2006, prié la cour de:

- infirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions,

et statuant à nouveau :

- dire et juger la société Alain Afflelou Franchiseur dépourvue d'intérêt à agir,

et, en toute hypothèse, mal fondée,

- débouter cette dernière de ses prétentions,

- la condamner aux dépens ainsi qu'au paiement de la somme de 4 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par conclusions enregistrées le 13 juillet 2005 la société Alain Afflelou Franchiseur a sollicité de la cour de:

- confirmer le jugement, sauf en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts alloués,

- l'infirmer de ce chef,

et statuant à nouveau :

- condamner la société Visual à lui payer 1 000 000 euro à titre de dommages-intérêts,

- condamner également la société Visual aux dépens ainsi qu'au versement d'une somme complémentaire de 20 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce

Considérant que si les abus de la liberté d'expression par voie de presse ou par voie audio- visuelle ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, constituent, en revanche, des actes de concurrence déloyale relevant de la responsabilité délictuelle visée par cet article le dénigrement d'un produit concurrent ainsi que celui du fabricant de ce produit lorsqu'il tend à un déplacement de clientèle et que l'entreprise visée est nommément désignée, fut-ce implicitement, ou qu'elle est identifiable par cette clientèle ; que constitue, notamment, un tel acte de dénigrement, toute action tendant à discréditer et déprécier l'industrie ou le commerce d'un concurrent en vue d'attirer à soi la clientèle d'autrui ; qu'en effet, la licéité de toute critique suppose objectivité et mesure et exclut qu'un concurrent déterminé puisse être identifié;

Sur l'intérêt à agir de la société Alain Afflelou Franchiseur

Considérant, en l'espèce, qu'il convient, tout d'abord, de relever que la société Alain Afflelou Franchiseur a été la première, sur le marché de l'optique, à diffuser à une large échelle le concept commercial consistant à offrir une deuxième paire de lunettes pour 1 F, puis pour un euro, à tout acheteur d'un premier équipement; qu'ainsi qu'il a été ci-dessus rappelé plus de cinq millions de clients de l'intimée ont pu bénéficier de cette offie ; que, par suite, et compte tenu de la notoriété de l'enseigne Alain Afflelou et de l'impact des campagnes de communication afférentes au concept "Tchin Tchin d'Afflelou", le consommateur d'attention moyenne, en prenant connaissance de la publicité litigieuse mettant directement en cause la pratique promotionnelle " 2 pour 1 " considérée, ne pouvait qu'identifier le réseau de l'intimée à la cible visée par le film ; que, dès lors, la société Visual ne saurait invoquer la prétendue généralité de la critique induite par le film pour soutenir que l'appelante serait dépourvue d'intérêt à agir car non-identifiable de façon certaine;

Sur la réalité du dénigrement invoqué

Considérant, en deuxième lieu, que si l'intimée prétend également que le dénigrement allégué ne serait en tout état de cause pas constitué dès lors que " la publicité querellée est hyperbolique et caricaturale " et que " l'outrance et l'exagération du film publicitaire ne peuvent tromper personne ", il ressort, néanmoins, du visionnage de ce document que la question qu'il pose quant à la qualité des verres en cas d'offre d'une seconde paire de lunettes doit être rapprochée des images présentées, révélant des verres de lunettes associés à des objets quasiment opaques et toujours dévalorisants voire répugnants, tels qu'une carcasse de voiture, la porte vitrée d'une rôtissoire, un vivarium rempli de serpents, des culots de bouteilles de vins, la vitre d'une cabine de " peep show " ou la lunette de WC; qu'ainsi, sous l'apparence faussement objective d'une interrogation sur la qualité des verres, le film porte en réalité une appréciation insidieuse mais nécessairement péjorative sur une offre qu'il discrédite en persuadant le consommateur d'une tromperie sur la valeur de la deuxième paire de verres proposée, laquelle serait de qualité incertaine et même dangereuse pour la santé ; que par le sentiment de rejet des produits visés qu'il génère, le film dont s'agit, réalisé pour le compte de la société Visual, doit être regardé comme constitutif d'un acte de dénigrement des produits et services offerts par l'intimée et de nature à engager la responsabilité de l'appelante sur le fondement de l'article 1382 susvisé;

Sur le préjudice

Considérant que si la société Alain Afflelou Franchiseur excipe du " préjudice considérable et irrémédiable " que lui aurait causé le dénigrement sus-analysé et si elle soutient que les investissements engagés pour promouvoir l'opération Tchin Tchin d'Afflelou auraient été " mis à néant par une campagne de publicité agressive et partiale ", elle n'apporte aucun élément précis et concret susceptible de démontrer la réalité d'un dommage effectif distinct de l'atteinte à son image et à la valeur patrimoniale que constitue sa notoriété ; qu'eu égard à l'impact médiatique obligé du dénigrement sus-analysé et à l'absence de production de toute autre pièce démonstrative d'un préjudice supplémentaire, la cour dispose des éléments d'appréciation suffisants pour fixer à 50 000 euro le montant de l'indemnisation allouée de ce chef à la société Alain Afflelou Franchiseur;

Sur les mesures accessoires sollicitées par l'intimée,

Considérant, enfin, qu'eu égard à la nature même de l'acte de concurrence déloyale retenu à l'encontre de l'appelante et à la nécessité d'en prévenir le renouvellement, la cour ne peut que faire siennes l'interdiction de diffusion et de reproduction du film considéré prononcée par les premiers juges ainsi que la décision de ces derniers de permettre l'insertion du jugement dans 6 journaux ou périodiques aux frais de l'appelante, dans la limite d'un certain montant;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de confirmer le jugement en toutes ces dispositions sauf à réduire à 50 000 euro le montant de l'indemnité allouée à l'intimée, les parties étant déboutées du surplus de leurs conclusions respectives;

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, reçoit les appels principal et incident jugés réguliers en la forme, au fond, confirme le jugement en toutes ces dispositions sauf à réduire à 50 000 euro le montant de l'indemnité allouée à l'intimée, déboute les parties du surplus de leurs conclusions respectives, condamne la société Visual aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct au profit de la SCP Hardouin, avoué, la condamne aussi, vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, à payer à la société Alain Afflelou Franchiseur la somme de 10 000 euro au titre des frais hors dépens.