CA Paris, 1re ch. H, 26 juin 2007, n° ECEC0801259X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
KalibraXE (SAS)
Défendeur :
EDF (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guyot
Conseillers :
Mmes Horbette, Mouillard
Avoués :
SCP Fisselier Chiloux Boulay, SCP Gaultier Kistner
Avocats :
Mes Fedida, Lazarus
La société KalibraXE, société par actions simplifiée, créée en août 2005, exerce une activité de fourniture complémentaire d'électricité aux consommateurs éligibles.
La société KalibraXE, qui ne peut, comme d'autres fournisseurs tels EDF, assurer la totalité des besoins en électricité des clients éligibles, leur propose à la vente des blocs d'électricité, en respectant les engagements quantitatifs qu'ils ont vis-à-vis du fournisseur principal, et ce, en utilisant les opportunités de cours sur le marché libre : elle achète ces blocs d'électricité pour les revendre à ses clients, lorsque le prix du marché de gros est inférieur au prix de référence que le client paie à son fournisseur principal, ce qui évite à ce dernier de solliciter ce fournisseur principal pour la partie de sa consommation qui excède les quantités qu'il s'est engagé à acquérir auprès de lui.
Elle s'est adressée à des clients potentiels appartenant à un large éventail d'entreprises industrielles (producteurs chimiques, métallurgiques, automobiles, cimentiers, producteurs de pneumatiques, de papier, etc.), tertiaires (grande distribution, activités de loisirs, hôtellerie) et du secteur public.
La société KalibraXE a saisi le Conseil de la concurrence le 22 janvier 2007 de pratiques mises en œuvre par la société Electricité de France (ci-après EDF) sur le marché de la fourniture d'électricité sollicitant, en outre, le prononcé de mesures conservatoires. Elle dénonce l'introduction par EDF, dans ses contrats récents, de clauses lui réservant l'exclusivité de la consommation de ses clients, ce qui aurait pour objet et pour effet d'empêcher l'entrée sur le marché des nouveaux fournisseurs et le développement de leur activité. Elle soutient qu'en incluant de telles clauses dans ses contrats de fourniture, EDF a abusé de sa position dominante sur le marché français de la fourniture d'électricité à la clientèle éligible.
Les clauses dénoncées appartiennent à trois catégories clauses d'exclusivité totale, engagements de consommation minimum portant sur une partie de la consommation anticipée des clients, clauses prévoyant l'application d'un "tunnel de consommation", c'est-à-dire la définition d'un engagement de consommation épousant au plus près la courbe de la consommation du client.
KalibraXE estime que cette pratique contractuelle s'aggravera avec la mise en œuvre du TarTAM, "tarif de retour" réglementé, inférieur au prix du marché libre, qui doit être demandé par un client à son fournisseur avant le 1er juillet 2007. Elle pense que la plupart des clients effectueront cette démarche, ce qui donnera à EDF l'opportunité de réviser ses contrats de fourniture en cours pour y introduire des engagements d'exclusivité.
Au titre des mesures conservatoires, elle a demandé au Conseil de la concurrence d'enjoindre à EDF de ne plus inclure de clauses d'exclusivité, quelle que soit leur forme, dans ses contrats de fourniture d'électricité et de suspendre l'effet des clauses existantes dans les contrats en cours. Elle a demandé également au Conseil d'enjoindre à EDF d'avertir les clients concernés de la suspension de telles clauses et d'informer ses clients de l'offre de KalibraXE.
Par décision n° 07-MC-01 du 25 avril 2007, le Conseil de la concurrence a décidé que:
"Article 1er : il est enjoint à EDF, à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, de modifier ses conditions générales de vente en définissant les règles applicables à la résiliation anticipée du contrat de fourniture pour les consommateurs professionnels. Ces règles devront notamment fixer de façon transparente les modalités d'exercice de la résiliation, le délai de préavis, les cas d'application et les principes de calcul de l'indemnité de résiliation qui devra être proportionnée et non excessive, enlevant toute ambiguïté sur les cas où elle s'applique.
Article 2 : il est enjoint à EDF d'informer sa clientèle ayant exercé son éligibilité et titulaire d'un contrat de fourniture qu'aucune pénalité n'est encourue à l'échéance normale du contrat.
Article 3 : il est enjoint à EDF de communiquer au Conseil de la concurrence un exemplaire des conditions générales de ventes modifiées en application de l'article 1er et de rendre compte au Conseil de l'exécution de l'injonction prévue par l'article 2 dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision."
Ceci étant exposé, LA COUR,
Vu l'assignation déposée au greffe de la Cour d'appel de Paris le 7 mai 2007 par la société KalibraXE, par laquelle elle demande à la cour de:
"confirmer la décision du Conseil en ce qu'elle a décidé" en ses articles 1er, 2 et 3, la " réformer en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes conservatoires relatives aux clauses d'exclusivité contenues dans les contrats EDF, en conséquence, la réformer en ce qu'elle a rejeté les mesures conservatoires sollicitées par elle dans sa plainte et statuant à nouveau", "enjoindre à EDF"
-"de suspendre sans délai les clauses avec obligation d'approvisionnement exclusif et des clauses d'exclusivité via des engagements de consommation contenues dans les contrats jusqu'à l'intervention au fond",
- "d'avertir les clients ayant souscrit de telles clauses que ces clauses sont suspendues avec en annexe une copie de la décision qui sera rendue ",
- "de faire une information à tous ses clients concernant la réalité de l'offre KalibraXE et en particulier une information selon laquelle la fourniture par KalibraXE ne met absolument pas en danger leur sécurité d'approvisionnement et l'équilibre du réseau électrique français ",
- "d'adresser copie de ces courriers envoyés aux clients, au Conseil de la concurrence".
Vu les observations écrites du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie déposées le 15 mai 2007, qui conclut à la confirmation des injonctions prononcées et propose "de les compléter en enjoignant à EDF de suspendre l'application des contrats comportant des clauses d'engagement d'approvisionnement exclusif pour la totalité de l'énergie consommée par les clients éligibles ayant exercé leur éligibilité",
Vu les conclusions déposées le 23 mai 2007 par la société EDF qui poursuit la confirmation de la décision, le rejet du recours et le débouté de la société KalibraXE,
Vu les observations écrites, déposées le 25 mai 2007, par le Conseil de la concurrence qui conclut au rejet du recours,
Les conseils des parties, les représentants du Conseil de la concurrence et du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, le Ministère public, entendus en leurs observations orales à l'audience et les parties, mises en mesure de répliquer, ayant eu la parole en dernier,
SUR CE,
Considérant que l'article L. 464-1 du Code de commerce dispose que le Conseil de la concurrence peut prendre les mesures conservatoires qui apparaissent nécessaires; que "ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante" et que "Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence";
Considérant que la requérante soutient que ces critères sont remplis ; qu'elle affirme ainsi que EDF a, par les clauses d'exclusivité qu'elle dénonce, instauré avec ses clients une "relation exclusive" l'empêchant d'accéder au marché ; qu'elle cite à cet égard des clauses visant à l'achat total de sa consommation par un client qui porteraient sur 10 à 15 % des contrats conclus soit 25 à 35 % en volume des contrats sur le marché de la fourniture d'électricité aux consommateurs éligibles, des clauses par lesquelles le client s'engage sur une quantité d'énergie strictement déterminée par période de consommation (heures pleines et creuses, hiver et été), voire heure par heure, en fonction de ses consommations antérieures et prévisionnelles pour lesquelles le prix est invariable, des clauses par lesquelles le client n'a la possibilité de se fournir chez un autre pour ses besoins supplémentaires qu'à hauteur de 20 % ; qu'elle ajoute que ces contrats sont assortis de clauses de sortie léonines puisqu'ils imposent une indemnité exorbitante et dissuasive;
qu'elle s'attache à démontrer que EDF a abusé de la position dominante qu'elle détient sur ce marché, quand bien même ces clauses seraient insérées à la demande des clients qui y trouveraient des contreparties financières ; qu'elle expose que le jeu des clauses dénoncées a eu pour effet de lui faire perdre 60 484 776 euro sur son chiffre d'affaires, représentant le coût des consommations des clients qu'elle n'a pas pu prospecter;
Considérant qu'à ce stade de la procédure la cour n'a, en l'espèce, à se prononcer que sur la nécessité de prendre, en cours d'instruction, des mesures conservatoires et sur leur pertinence au regard du texte ci-avant cité;
Considérant à cet égard que le Conseil retient à propos (§ 83 à 86) que les contrats conclus par EDF avec ses clients ne contiennent aucune condition de résiliation anticipée ou des conditions imprécises, notamment quant à l'indemnité qui serait éventuellement due, en dehors de la défaillance contractuelle, pour en inférer que cette absence est susceptible de faire obstacle, de manière effective, à la résiliation des dits contrats; qu'il relève que le jeu des clauses d'exclusivité risque d'amplifier cet obstacle dans nombre de contrats;
Considérant qu'il en a déduit, dans des termes que la cour approuve, qu'il pouvait en résulter une atteinte grave à l'exercice de la concurrence puisque ces pratiques émanent d'un opérateur en position dominante sur le marché en cause;
Considérant qu'en énonçant (§ 87) que l'échéance du 1er juillet 2007, prévue pour ouvrir à la concurrence la totalité du marché de l'électricité, marque une période où les consommateurs sont susceptibles de vouloir faire jouer les nouvelles règles pour profiter des offres plus diversifiées, le Conseil a suffisamment caractérisé l'urgence justifiant de prendre des mesures conservatoires;
Considérant que, ce faisant, le Conseil de la concurrence a très exactement appliqué le texte précité en retenant une présomption d'atteinte grave et immédiate au secteur, à l'intérêt des consommateurs et à l'économie générale;
Considérant que, au vu de la situation ainsi analysée, tenant à la possible dépendance des clients ayant exercé leur éligibilité, le Conseil a justement retenu les mesures propres à y remédier en enjoignant à EDF l'introduction de clauses leur permettant de connaître avec précision les conditions dans lesquelles ils pourraient résilier leurs contrats;
Considérant que si la société KalibraXE allègue également que la présence actuelle et imminente, du fait de la probable forte demande d'application du TarTAM, des clauses d'exclusivité dans les contrats d'EDF porte une atteinte grave et immédiate, directement à l'origine de sa perte de chiffre d'affaires, justifiant l'adoption de mesures complémentaires, la cour relève que cette allégation ne repose sur aucun élément concret et qu'elle est contredite par le fait que son activité, ainsi que l'a relevé le Conseil de la concurrence (§ 77), a sensiblement augmenté depuis début 2006, son "manque à gagner" prétendu n'étant établi que par des hypothèses prévisionnelles;
Qu'en outre, le lien de causalité existant entre la perte prétendue de la requérante et l'existence des clauses d'exclusivité dénoncées est d'autant moins démontré que, tout au contraire, les clients "potentiels perdus" interrogés ont indiqué être en négociation avec elle ou n'être pas intéressés par son offre, pour des raisons propres à leur entreprise mais pas du fait des contraintes posées par EDF;
Considérant dès lors qu'aucun des moyens soulevés n'est de nature à justifier l'octroi, au bénéfice de la société KalibraXE, de mesures conservatoires supplémentaires;
Que son recours sera, en conséquence, rejeté;
Par ces motifs, Rejette le recours de la société KalibraXE, La condamne aux dépens d'appel.