CA Chambéry, ch. com., 6 février 2007, n° 06-00621
CHAMBÉRY
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Société des Trois Vallées (SAEM) , Département de la Savoie - Service public des Trois Vallées
Défendeur :
Peyron
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
Mme Robert
Conseillers :
Mme Carrier, M. Betous
Avoués :
SCP Fillard Cochet-Barbuat, SCP Dormeval-Puig
Avocats :
Mes Fiat, Schuhler-Chemouilli
Faits, procédure prétentions et moyens des parties
Moniteur de ski diplômé d'Etat depuis 1976, Philippe Peyron a exercé cette activité de façon ininterrompue dans la station de Courchevel depuis la saison 1985-1986, d'abord au sein de l'école de ski français de Courchevel 1850 jusqu'en 1993-1994, puis, à partir de la saison 1994-1995, de façon indépendante, en dehors de toute structure, dans le but de concilier l'exercice de sa profession avec l'engagement pris auprès de l'office du tourisme d'assurer l'animation du club de bridge créé par lui;
Dans le cadre de cet exercice il a toujours bénéficié de la part du gestionnaire des remontées mécaniques de la station, la régie du département de la Savoie dénommée "Service Public des Trois Vallées" concessionnaire, puis de la société d'économie mixte Société des Trois Vallées, qui lui a succédé en 2000, d'un accès prioritaire et gratuit aux remontées mécaniques, à l'instar de tous les moniteurs exerçant sur la station, jusqu'à ce que le 01-02-1996, alors qu'un forfait moniteur lui avait été délivré gratuitement comme chaque année pour toute la saison, il s'en soit vu retirer le bénéfice et se soit trouvé contraint, pour honorer les engagements pris à l'égard de ses clients, de se porter acquéreur d'un forfait annuel à plein tarif, ne lui permettant pas de bénéficier d'un accès prioritaire, pourtant accordé de plein droit aux moniteurs extérieurs à la station;
Face à ce refus, perpétré d'année en année en dépit de ses protestations quant au caractère discriminatoire de cette pratique, Philippe Peyron justifie avoir dû, pour pouvoir poursuivre son activité, s'inscrire comme moniteur indépendant dans des stations voisines (Meribel et Val d'Isère) qui lui ont délivré gratuitement un forfait annuel moniteur avec accès prioritaire avec lequel il n'a pas pu accéder dans les mêmes conditions aux remontées mécaniques de Courchevel;
Estimant que l'attitude ainsi adoptée à son égard par le Service Public des Trois Vallées puis par la société des Trois Vallées, au motif que la délivrance d'un forfait gratuit avec accès prioritaire n'est accordée qu'aux membres d'un groupement de moniteurs en contrepartie des activités d'intérêt général auxquelles ils participent collectivement en vertu d'une convention passée avec la commune et le service des remontées mécaniques : sécurité du domaine skiable, sauvetage des personnes, animation de la station..., constitue une pratique discriminatoire qui lui a causé un important préjudice moral, commercial et financier, Philippe Peyron a engagé dès 1998 une action en responsabilité et indemnisation contre ces deux entités devant la juridiction administrative qui a décliné sa compétence de façon définitive aux termes d'un arrêt du Conseil d'Etat du 03-10-2003;
C'est dans ces conditions qu'il a porté son action devant le Tribunal de grande instance de Chambéry qui, par jugement du 09-02-2006, après avoir rejeté l'exception de nullité de l'assignation et l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Société des Trois Vallées, et faisant partiellement droit aux prétentions du requérant, a condamné in solidum la Société des Trois Vallées et le département de la Savoie SPTV à verser à Philippe Peyron les sommes de 3 157, 68 euro en remboursement des forfaits qu'il a dû acquérir, de 15 000 euro en réparation de son préjudice moral, outre intérêts légaux à compter du jugement, ainsi qu'une indemnité de procédure de 1 000 euro;
La Société des Trois Vallées et le Service Public des Trois Vallées, département de la Savoie, ont relevé appel de ce jugement et déposé des conclusions de réformation tendant:
- à l'irrecevabilité de l'action engagée contre la Société des Trois Vallées dès lors que le contrat d'apport du 13-11-2000 en vertu duquel elle exploite le réseau des remontées mécaniques et des pistes n'a pas emporté transfert du passif de l'activité et qu'il n'est pas démontré l'existence de faits discriminatoires commis postérieurement au traité,
- à l'absence de tout lien contractuel de Philippe Peyron avec les parties défenderesses lui permettant d'agir sur le fondement de l'article 1134 du Code civil;
- à l'absence de pratiques discriminatoires dès lors que les différences de traitement entre les usagers du service public sont justifiées par la nécessité de l'intérêt général et en rapport avec les conditions d'exploitation du service, que la délivrance d'un accès gratuit et prioritaire constitue un avantage délivré en contrepartie des activités d'intérêt général auxquels participent les moniteurs qui adhèrent à un groupement ayant conclu une convention avec la commune pour l'exercice de prestations d'intérêt général, en matière d'enseignement, de sécurité, d'animation, en l'occurrence six groupements sur la station;
- à l'absence d'entente susceptible d'être tirée de l'obligation d'adhésion à une organisation, pour bénéficier de tarifs préférentiels dès lors que cette pratique est justifiée par des considérations d'intérêt général et que les avantages ne sont pas disproportionnés par rapport au but poursuivi;
Les appelants concluent donc au rejet des prétentions de Philippe Peyron et à sa condamnation au paiement d'une indemnité de 5 000 euro en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Philippe Peyron a déposé des conclusions tendant, sur le fondement de l'article 1134 du Code civil et en vertu du principe constitutionnel de la liberté du travail et de l'égalité de tous devant le service public à se voir adjuger l'entier bénéfice de son assignation tendant à la condamnation in solidum des parties appelantes à l'indemniser de l'intégralité de son préjudice tel que chiffré dans son assignation aux sommes suivantes, assorties des intérêts légaux à compter du 17-09-1998, date de dépôt de sa requête introductive d'instance devant le tribunal administratif:
- 8 000 euro en remboursement du prix des forfaits qu'il a dû acquérir,
- 122 000 euro en réparation de son préjudice économique résultant de son manque à gagner depuis la saison 1996 jusqu'à ce jour,
- 130 000 euro en réparation du préjudice résultant de la perte irrémédiable de clientèle,
- 30 800 euro en réparation de son préjudice moral,
et de lui verser une indemnité de 4 500 euro en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Sur quoi, LA COUR,
1° Sur la fin de non-recevoir soulevée par la société S3V;
Attendu qu'en vertu de la clause figurant dans la convention d'apports signée le 13-11-2000 entre le département de la Savoie et la société S3V, sous l'article 5 intitulé "Charges et conditions", clause selon laquelle : la société bénéficiaire de l'apport " fera son affaire de tous litiges et procédures concernant l'apporteur, tant en demande qu'en défense", le département de la Savoie a transféré à la société S3V, non seulement la charge de la conduite des procédures en cours au jour de la prise d'effet de la convention, mais aussi celle du règlement des litiges en cours à cette même date;
Qu'il s'ensuit, qu'en admettant même que la procédure introduite par Philippe Peyron devant la juridiction de l'ordre judiciaire en 2002, soit postérieurement à la prise d'effet de ce traité d'apport, soit distincte de celle engagée aux mêmes fins devant la juridiction de l'ordre administratif en 1998, la fin de non-recevoir soulevée par la société S3V n'en est pas moins dépourvue de fondement dès lors que ces deux instances procèdent d'un seul et même litige, qui, né en 1996 et toujours en cours, constitue l'une des charges transmises par le traité d'apport à la société S3V;
2° Sur le bien fondé de l'action
Attendu que pour être fondé à rechercher la responsabilité du gestionnaire du service public à caractère industriel et commercial que constitue l'exploitation des installations équipant le domaine skiable de Courchevel dans la survenance du préjudice qu'il a subi consécutivement au refus de lui accorder le bénéfice des avantages accordés aux moniteurs de ski, il appartient à Philippe Peyron, qui invoque le bénéfice de l'ordonnance du 01-12-1986, de rapporter la preuve que la politique tarifaire qu'il dénonce constitue une pratique discriminatoire ayant pour conséquence de créer un désavantage à la concurrence que ne justifie pas l'existence d'une contrepartie réelle et sérieuse;
a) Sur l'existence d'une pratique discriminatoire
Attendu sur l'existence d'une pratique discriminatoire qu'il est établi et non contesté que Philippe Peyron, qui avait toujours bénéficié, pour l'exercice de sa profession, d'une gratuité et d'une priorité d'accès aux remontées mécaniques de la station de Courchevel, s'est vu retirer du jour au lendemain, et en pleine saison, le bénéfice de cet avantage consécutivement à son retrait de l'école de ski français et qu'il s'est donc trouvé contraint, pour accéder aux installations avec ses clients, de faire l'acquisition, au tarif usager, d'un forfait annuel ne lui procurant aucun accès prioritaire sur les remontées;
Qu'en procédant ainsi le service public des Trois Vallées a instauré, en défaveur de ce dernier, une double discrimination dans l'accès aux remontées, en lui imposant d'abord une charge financière dont les autres moniteurs sont exonérés, mais surtout en lui refusant une priorité d'accès sans laquelle il ne peut exercer son activité d'enseignement dans les mêmes conditions de rentabilité que les autres moniteurs, eu égard au gain de temps que cette priorité assure aux skieurs qui recourent au service d'un moniteur et du caractère attractif que cet avantage confère à la profession;
Qu'il est donc manifeste que cette différence de traitement, en pénalisant lourdement Philippe Peyron dans l'exercice de sa profession, a nécessairement faussé le jeu de la concurrence entre lui et les autres membres de cette profession dispensant leur enseignement dans la station;
b) Sur l'existence d'une contrepartie réelle justifiant la pratique discriminatoire
Attendu que les appelantes, qui ne contestent pas l'existence de cette discrimination, estiment qu'elle est justifiée par des considérations d'intérêt général dès lors que l'avantage que confère aux moniteurs la délivrance d'un titre d'accès prioritaire et gratuit sur les remontées mécaniques est la contrepartie des missions d'intérêt général assurées collectivement par les groupements de moniteurs auxquels ils adhèrent, en matière d'enseignement du ski, de sécurité du domaine skiable et d'animation de la station, lesquelles leur imposent des astreintes dont se trouvent dispensés les moniteurs qui exercent leur profession de façon indépendante, ou en dehors des groupements signataires de conventions avec la commune et le gestionnaire des remontées pour assurer la mise en œuvre de ces services et en fixer les modalités;
Mais attendu que si cette contribution à des missions de service public imposée aux moniteurs adhérents à un groupement signataire est incontestable et justifie qu'ils bénéficient, en contrepartie des contraintes en résultant, des facilités d'accès aux remontées allant jusqu'à la délivrance d'un droit gratuit et prioritaire, rien ne s'oppose à ce qu'un moniteur indépendant soit astreint, par voie de convention individuelle, aux mêmes contraintes d'intérêt général qui consistent pour l'essentiel: en matière d'enseignement, à assurer l'accueil des clients sur toute la durée d'ouverture des remontées, de dispenser un enseignement au moins trilingue, d'assurer des cours collectifs pour enfants et adultes pendant les périodes de vacances scolaires, d'effectuer, à un tarif préférentiel, l'encadrement des scolaires, en matière de sécurité, à participer gratuitement à la sécurisation du domaine skiable et aux opérations de secours, et en matière d'animation, à participer à l'organisation des grandes compétitions sportives et autres manifestations ;
Que la preuve en est que Philippe Peyron justifie avoir, sur la station de Val d'Isère, bénéficié en qualité de moniteur indépendant, du même traitement que les moniteurs adhérents à un groupement, en signant le 27-11-2001 avec le maire de Val d'Isère et le directeur de la société gestionnaire des remontées mécaniques de cette station, une convention d'une durée de un an aux termes de laquelle il a accepté d'être astreint aux mêmes contraintes que celles dévolues aux moniteurs adhérents à un groupement, en matière d'enseignement, de sécurité et d'animation, et s'est vu délivrer, en contrepartie, un titre d'accès gratuit et prioritaire aux remontées mécaniques pour l'exercice de sa profession;
Qu'il s'ensuit que les appelantes ne démontrent pas que la discrimination instituée, à la faveur des conventions tripartites passées avec la commune et les groupements de moniteurs, au détriment des moniteurs exerçant de façon indépendante leur profession, soit justifiée par des considérations d'intérêt général, qui ne sont invoquées aux termes des dites conventions que pour masquer la volonté de favoriser un mode collectif d'exercice de la profession, en évinçant les moniteurs indépendants par des entraves à l'exercice de leur enseignement, ce qui caractérise une entente prohibée par l'ordonnance du 01-12-1986;
Que dès lors c'est à bon droit que le premier juge a déclaré fondée l'action en responsabilité engagée par Philippe Peyron pour obtenir l'indemnisation du préjudice que cette pratique discriminatoire lui a causé;
c) Sur le montant du préjudice
Attendu que le préjudice pécuniaire constitué par les sommes que Philippe Peyron justifie avoir déboursées pour la délivrance de forfaits annuels ou journaliers lui permettant d'accéder, dans le cadre de l'exercice de son activité d'enseignement et d'encadrement, aux remontées mécaniques de Courchevel à compter de la saison 1996-1997 est établi par les pièces justificatives de ces paiements qu'il verse aux débats et constitue un chef de préjudice résultant directement de la privation du bénéfice de la gratuité d'accès aux remontées pour l'exercice de son activité d'enseignement;
Que le jugement sera donc confirmé en ce qu'il lui a alloué de ce chef la somme de 3 157,68 euro;
Attendu que la perte concomitante de son droit d'accès prioritaire aux remontées mécaniques a nécessairement entraîné une perte d'une partie de sa clientèle, eu égard à l'atout primordial que représente pour elle cette priorité d'accès, et lui a fait subir un manque à gagner qui aurait été très conséquent s'il n'avait été contraint, pour conserver son activité, d'aller dispenser son enseignement dans des stations voisines n'usant pas des mêmes pratiques discriminatoires, auprès d'une nouvelle clientèle; que les éléments qu'il verse aux débats permettent d'évaluer à 15 000 euro ce chef de préjudice directement généré par la perte du bénéfice d'un accès prioritaire aux remontées mécaniques dans l'exercice de son activité de moniteur;
Que cette pratique discriminatoire, qu'aucun impératif de service public ne justifiait, lui a en outre incontestablement causé un préjudice moral du fait de la perte de considération que cette éviction de fait a dû engendrer aux yeux d'une clientèle qu'il avait en partie fidélisée compte tenu du nombre d'années d'exercice de sa profession dans la station, préjudice que le premier juge a justement évalué à la somme de 15 000 euro;
Attendu que l'équité commande enfin qu'il soit indemnisé des frais qu'il a dû exposer en appel pour assurer sa représentation en justice;
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement, après en avoir délibéré conformément à la loi, Confirme le jugement entrepris, Y ajoutant condamne in solidum le Service public des Trois Vallée - Département de la Savoie, et la SAEM Société des Trois Vallées - S3V, à payer à Philippe Peyron une somme de 15 000 euro en réparation du préjudice économique résultant de la privation du bénéfice d'un accès prioritaire aux remontées mécaniques pour l'exercice de sa profession; Condamne in solidum les parties appelantes à lui verser une indemnité complémentaire de 3 000 euro en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Rejette toutes autres demandes; Condamne in solidum les appelantes aux dépens et accorde à la SCP Dormeval & Puig, avoués, le bénéfice des dispositions en vigueur en matière d'aide juridictionnelle.