CJCE, 9 juin 1982, n° 95-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne, Gouvernement de la République française
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 24 avril 1981, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaitre que la République italienne, en subordonnant le paiement anticipe des marchandises destinées à être importées au versement d'une caution ou à la constitution d'une garantie bancaire, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE.
2 La Commission estime que la réglementation italienne concernant les paiements anticipes de marchandises importées constitue une violation de l'article 30 du traité ainsi qu'une violation des deux directives adoptées par le Conseil en vue de la mise en œuvre de l'article 67 du traité : 1 directive du 11 mai 1960 (JO L 43 du 12. 7. 1960, p. 92) complétée et modifiée par la 2 directive du 18 décembre 1962 (JO L 8 du 22. 1. 1963, p. 62).
3 La réglementation mise en cause a pour fondement l'article 1 de la loi italienne n° 1126 du 20 juillet 1952, portant dispositions complémentaires en matière monétaire et de commerce avec l'étranger (GU N° 206 du 5. 9. 1952), qui dispose que :
'Les paiements anticipes de marchandises à importer sont subordonnes à la constitution de cautions en faveur de l'ufficio Italiano Dei Cambi (office italien des changes) de la part de l'importateur.
Si elle ne l'a pas été au titre de l'alinéa précédent, une caution doit également être fournie dans le cas ou la banque d'Italie, ou les banques autorisées à fonctionner en tant qu'agences de cette dernière, remet a l'importateur des documents de nature a lui permettre de disposer des marchandises à importer.
Le montant de la caution est défini par décret du ministre pour le commerce extérieur.
La caution peut être remplacée par une fidéjussion bancaire.'
4 Ce texte a été complété par l'article unique de la loi n° 162 du 2 avril 1962 (GU n° 111 du 30. 4. 1962) qui prévoit que :
' Le ministre du Commerce extérieur peut déterminer par décret la limite maximale de la valeur des marchandises à importer en dessous de laquelle la caution ou la fidéjussion visées aux alinéas précédents n'est pas nécessaire. '
5 Une circulaire d'application du ministre du Commerce extérieur n° V/206600/104 du 25 juin 1976 précise que la banque chargée de l'opérations doit verser le montant de la caution sur un compte courant non rémunéré ouvert au nom de l'importateur. Ce compte est bloqué en faveur de l'ufficio Italiano Dei Cambi.
6 Selon l'article 3 du décret ministériel du 7 aout 1978 (GU n° 220 du 8. 8. 1978) relatif aux règles concernant les règlements ou devises et les rapports monétaires avec l'étranger, cette caution ou garantie bancaire est fixée à 5 % de la contre-valeur en lires du paiement à effectuer à titre préalable et est requise pour les importations d'une valeur supérieure à 10 millions de lires.
7 Enfin, conformément à l'article 4 de la loi du 20 juillet 1952 précitée, lorsque la preuve n'a pas été administrée que l'importation a été réalisée dans les délais prescrits - délais fixes à 30 jours après le paiement anticipe par le décret ministériel du 20 janvier 1973 (GU n° 19 du 23. 1. 1973) et portes à 120 jours par le décret ministériel du 28 septembre 1980 (GU n° 267 du 29. 9. 1980) -, le ministre du Commerce extérieur confisque en totalité ou partiellement la caution ou procède au recouvrement force de la garantie bancaire au profit du trésor public.
8 Par le terme " importation ", les autorités italiennes entendent, non l'arrivée matérielle des marchandises sur le territoire italien, mais la mise à la consommation des produits importes après l'accomplissement des formalités douanières nécessaires à cette opération et tout paiement est considéré comme " anticipé " au regard de la réglementation italienne des changes lorsqu'il est effectue avant que l'acheteur ne dispose de la marchandise pour lui donner la destination qu'il lui réserve en Italie.
9 La Commission, considérant que l'ensemble de cette règlementation constituait une violation de l'article 30 du traité et une violation des directives adoptées par le Conseil en vue de l'application de l'article 67 sur la libre circulation des capitaux, a, le 17 juillet 1980, adressé au Gouvernement italien une lettre ouvrant la procédure prévue à l'article 169, 1 alinéa, du traité CEE. Le Gouvernement italien n'y ayant pas répondu, la Commission lui a adressé, le 28 janvier 1981, un avis motivé. Cet avis invitait la République italienne à prendre les mesures pour s'y conformer dans le délai d'un mois. Le Gouvernement italien ne s'y étant pas conformé, la Commission a introduit, le 23 avril 1981, le présent recours. Par ordonnance du 16 septembre 1981, le Gouvernement français a été admis à intervenir au soutien partiel du Gouvernement italien.
10 la Commission analyse la règlementation italienne comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative interdite par l'article 30 du traité. Selon elle, compte tenu de ce que les paiements anticipés sont la règle dans le commerce international, l'obligation de verser une caution sur un compte non productif d'intérêts ou de constituer une garantie bancaire lorsque le prix des marchandises importées en Italie est payé avant le moment de leur mise à la consommation, jointe à l'obligation d'importer lesdites marchandises dans un délai fixé par décret ministériel et à la perte de la caution, si ce délai est dépassé, imposent à l'importateur des charges particulières qui ne pèsent pas sur les transactions nationales et qui auraient ainsi un effet dissuasif incitant les operateurs économiques à réaliser les opérations commerciales à l'intérieur du pays.
11 La Commission rappelle, en outre, que sa directive 70-50 du 22 décembre 1969 fondée sur les dispositions de l'article 33, paragraphe 7, portant suppression des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation non visées par d'autres dispositions prises en vertu du traité CEE (JO L 13 du 19. 1. 1970, p. 29) qualifie de mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives celles qui rendent les importations plus difficiles ou onéreuses que l'écoulement de la production nationale et notamment celles qui subordonnent la seule importation au dépôt d'une caution ou d'un acompte (article 2, paragraphe 3, sous i)).
12 En ce qui concerne le grief de la violation des directives sur la libre circulation des capitaux, la Commission fait valoir que l'article 1 de la première directive aurait libéré les mouvements de capitaux qui font l'objet de l'annexe I, liste a. Dans cette liste, compte tenu des modifications apportées par la seconde directive, figure :
" L'octroi et le remboursement de crédits liés à des transactions commerciales auxquelles participe un résident à court et à moyen terme. "
13 Or, les paiements effectués avant la livraison des marchandises feraient partie de ces opérations, inconditionnellement libérées ; la règlementation italienne qui les rendrait plus difficiles serait donc incompatible avec l'obligation de libéralisation.
14 Le Gouvernement italien soulevé plusieurs arguments à l'encontre de ces griefs. Il soutient d'abord que la règlementation litigieuse relèverait non de l'article 30, mais des dispositions de l'article 104 et de l'article 106, paragraphe 2. Il fait valoir ensuite que même si cette règlementation devait être considérée comme relevant de l'article 30, elle serait néanmoins justifiée au titre de l'article 36.
15 En premier lieu, selon le Gouvernement italien, la règlementation en cause ferait partie exclusivement du domaine monétaire. Le délai fixe et la caution ou la garantie bancaire prescrit par cette règlementation n'auraient d'autre but que d'éviter des opérations de spéculation contre la monnaie nationale et le déséquilibre de la balance des paiements. Ces mesures échapperaient donc a l'interdiction de l'article 30 et relèveraient de l'article 104 du traité, selon lequel 'chaque Etat membre pratique la politique économique nécessaire en vue d'assurer l'équilibre de sa balance globale et de maintenir la confiance dans sa monnaie'.
16 La portée de la disposition invoquée par le Gouvernement italien doit être appréciée à la lumière du système de l'ensemble du chapitre relatif à la balance des paiements. Dans le cadre de ce chapitre, l'article 104 se borne à indiquer les objectifs généraux de la politique économique que les Etats membres doivent pratiquer compte tenu de leur appartenance à la communauté. Il ne peut donc être invoqué pour déroger aux autres dispositions du traité.
17 Il y a lieu de faire remarquer en outre que les articles 108 et 109 du traité prévoient des procédures spécifiques de concertation, de concours mutuel et, le cas échéant, des mesures de sauvegarde pour parer à des difficultés dans la balance des paiements. Dans ce cas, toutefois, il s'agit de procédures communautaires qui excluent des interventions unilatérales des Etats membres sauf à titre conservatoire et dans des conditions dont il n'a pas été soutenu qu'elles étaient réalisées en l'espèce. Cependant, les Etats membres restent libres d'employer tous moyens pour s'assurer que les paiements à l'étranger ne concernent que des transactions véritables, mais toujours à condition que ces moyens n'entravent pas la liberté du commerce intracommunautaire telle que définie par le traité.
18 Il en résulte que la thèse du Gouvernement italien selon laquelle l'article 104 permettrait à lui seul de déroger aux dispositions de l'article 30 du traité doit être rejetée.
19 A l'audience, le Gouvernement italien a soulevé un second argument en soutenant que les mesures italiennes en cause ne sauraient relever des articles 30 et 36 que 'par analogie' au motif que, selon lui, ces mesures ressortent des modalités d'exécution d'une opération économique connexe à l'importation et constituent non des restrictions quantitatives, mais des restrictions de paiement relevant de l'article 106, paragraphe 2, qui dispose :
'Dans la mesure ou les échanges de marchandises et de services et les mouvements de capitaux ne sont limites que par des restrictions aux paiements y afférents, sont appliquées par analogie, aux fins de la suppression progressive de ces restrictions, les dispositions des chapitres relatifs à l'élimination des restrictions quantitatives, à la libération des services et a la libre circulation des capitaux.'
20 Le Gouvernement italien tire des termes de cet article et notamment de ceux concernant 'l'application par analogie' la conséquence que l'article 36 doit être interprété non d'une manière restrictive selon la jurisprudence habituelle de la Cour en ce domaine, mais au-delà de ses termes en tenant compte de l'intérêt spécifique de l'état lié à la défense de sa monnaie et a l'équilibre de sa balance des paiements, objectifs restant de la compétence des Etats membres en vertu de l'article 104 du traité.
21 L'argumentation du Gouvernement italien ne correspond pas à la fonction de l'article 106 dans le système du traité. Aux termes des deux premiers paragraphes de cet article, les Etats membres s'engagent à autoriser, au plus tard à l'expiration de la période de transition, les paiements afférents aux échanges de marchandises ; ils visent ainsi à assurer la libre circulation effective des marchandises en autorisant tous les transferts monétaires nécessaires à celle-ci. Le paragraphe 2, concernant surtout la période de transition, dispose que la libération des paiements doit suivre le même rythme que la libération des échanges de marchandises et dans des conditions parallèles. Cette disposition n'ayant d'autre objet que de transposer dans le domaine des paiements, entre autres, les principes relatifs à la suppression des restrictions quantitatives, dans la mesure ou les échanges de marchandises ne sont limités que par des restrictions aux paiements y afférents, ne permet pas d'imposer des conditions restrictives sur les paiements libérés en vertu du paragraphe premier.
22 Il en résulte que la règlementation italienne en cause dans la présente affaire ne relève pas des dispositions de l'article 106, paragraphe 2.
23 Dans ces conditions, il convient d'examiner si les mesures mises en vigueur par la règlementation litigieuse sont contraires à l'article 30.
24 Ainsi que la Cour l'a itérativement affirmé, il suffit aux fins de l'interdiction de toutes mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation posée par l'article 30, que les mesures en question soient aptes à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement les échanges entre les Etats membres.
25 Il convient de constater que les mesures en cause, quoique arrêtées aux fins de la lutte contre la spéculation monétaire, ne constituent pas une règlementation spécifiques pour atteindre cet objectif, mais une règlementation globale concernant l'ensemble des transactions intracommunautaires dont les paiements s'effectuent de manière anticipée. En effet, dans la mesure où le Gouvernement italien y intègre les paiements par voie de documents accréditifs, mécanisme financier usuellement employé pour les importations de marchandises dans certains secteurs commerciaux, il vise une modalité de paiement couramment utilisée en matière de commerce international. Les mesures en cause atteignent ainsi non seulement les opérations à but spéculatif, mais aussi des transactions commerciales usuelles et ont en conséquence, puisqu'elles ont pour effet de rendre les importations plus difficiles ou plus onéreuses que les transactions internes, des effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises. Pour ces raisons et pour autant qu'elles ont ces effets, les mesures litigieuses sont contraires a l'article 30.
26 Le Gouvernement italien soutient en outre que même si la règlementation en cause était contraire à l'article 30, elle serait néanmoins justifiée au titre de l'article 36 par des raisons d'ordre public. En effet, les mesures prises auraient comme objectif la protection d'un intérêt fondamental de l'état, la défense de sa monnaie, qui serait mis en péril en l'absence de la règlementation litigieuse.
27 Il faut rappeler que, selon une jurisprudence constante, l'article 36 est d'interprétation stricte et que les exceptions qu'il énumère ne peuvent être étendues à des cas autres que ceux limitativement prévus, et, en outre, que l'article 36 vise des hypothèses de nature non économique.
28 La règlementation italienne en cause constitue donc une mesure d'effet équivalent selon l'article 30 du traité en ce sens qu'elle exige de tous les importateurs de marchandises en provenance des autres Etats membres la constitution d'une caution ou d'une garantie bancaire égale à 5 % du montant de la valeur des marchandises lorsque le paiement est effectue de manière anticipée alors que sont visés par les termes 'paiements anticipés' non seulement les paiements à but spéculatif, mais également les paiements usuels et courants en matière de transactions intracommunautaires.
29 La République italienne a, par conséquent, manque aux obligations qui lui incombent en vertu dudit article.
30 La règlementation italienne litigieuse étant contraire à l'article 30 du traité, il n'apparait pas nécessaire d'examiner son éventuelle conformité aux deux directives adoptées par le Conseil en vue de l'application de l'article 67 sur la libre circulation des capitaux.
Sur les dépens
31 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens.
32 En l'espèce, le Gouvernement italien ayant succombé en ses moyens principaux, il y a lieu de le condamner aux dépens à l'exception de ceux causes par l'intervention qui restent à la charge du Gouvernement français.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) en exigeant de tous les importateurs de marchandises en provenance des autres Etats membres la constitution d'une caution ou d'une garantie bancaire égale à 5 % du montant de la valeur des marchandises lorsque le paiement est effectué de manière anticipée alors que sont visés par les termes 'paiements anticipés' non seulement les paiements à but spéculatif, mais également les paiements usuels et courants en matière de transactions intracommunautaires, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 30 et 36 du traité.
2) le Gouvernement italien est condamné aux dépens, à l'exception de ceux causes par l'intervention.
3) le Gouvernement français supportera ses propres dépens.