Cass. com., 9 octobre 2007, n° 06-12.446
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Véolia Transport (SA)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, Communauté Urbaine de Bordeaux, Conseil de la concurrence, Procureur général, Société européenne pour le développement des transports publics Transdev, Kéolis (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Garnier (faisant fonction)
Rapporteur :
Mme Maitrepierre
Avocats :
SCP Célice, Blancpain, Soltner, SCP Piwnica, Molinié, Mes Le Prado, Ricard
LA COUR : - Joint les pourvois n° 06-12.446 et 06-12.596, qui attaquent le même arrêt ; - Attendu, selon l'arrêt confirmatif attaqué (Paris, 7 février 2006), qu'à l'issue d'une enquête réalisée par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (la DGCCRF), ayant donné lieu à des visites et saisies dans les locaux de plusieurs entreprises à la suite d'une autorisation délivrée par le Président du tribunal de grande instance, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a, le 7 juillet 2000, saisi le Conseil de la concurrence (le Conseil) de pratiques relatives à l'exercice de la concurrence dans le secteur du transport public de voyageurs ; que par décision du 5 juillet 2005 (n° 05-D-38), le Conseil a estimé que la société Connex, anciennement société CGEA transport et devenue Véolia transport (la société Connex), la société Kéolis, anciennement société VIA-GTI (la société Kéolis), et la société Transdev s'étaient rendues coupables de faits d'entente, prohibés par l'article L. 420-1 du Code de commerce ainsi que par l'article 81 du traité instituant la Communauté européenne, en se concertant pour coordonner, au niveau national, leurs comportements dans le cadre des procédures de délégation de service public qui ont été suivies pour l'attribution, dans diverses villes du territoire national, des marchés du transport public urbain de voyageurs venus à échéance entre 1994 et 1999 ; qu'en raison de ces faits, le Conseil, par cette même décision, a infligé à la société Kéolis, à la société Connex et à la société Transdev une sanction pécuniaire s'élevant respectivement à 3 900 000, 5 050 000 et 3 000 000 euro, leur a enjoint de faire publier à leurs frais, dans deux revues spécialisées, certains passages de ladite décision et de justifier de ces publications ;
Sur le moyen unique du pourvoi formé par la société Kéolis : - Attendu que la société Kéolis fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours contre la décision du Conseil, alors, selon le moyen : 1°) que le Président du Tribunal de grande instance de Nanterre n'avait autorisé des visites et saisies dans le secteur du transport urbain de voyageurs qu'en relation avec des pratiques "énoncées et présumées dans notre ordonnance" (ordonnance p. 32 § 4) ; que les seules pratiques énoncées et présumées par la décision concernaient des marchés passés par la communauté urbaine de grand Nancy, le Syndicat intercommunal des transports de l'agglomération havraise (SITAH), la mairie de Calais, le Syndicat intercommunal des transports publics de Cannes-Le Cannet (SITP), le conseil général du Calvados, la ville de Caen, la communauté urbaine de Lille, le Syndicat intercommunal de transports de l'agglomération de Chauny (SITAC) ; qu'en considérant néanmoins que l'ordonnance autorisait l'administration à effectuer des perquisitions et saisies visant d'autres marchés, la cour d'appel a dénaturé l'ordonnance et violé l'article 1134 du Code civil, ensemble les articles L. 450-4 du Code de commerce et 480 du nouveau Code de procédure civile ; 2°) que le Conseil et la cour d'appel ne pouvaient se fonder sur des documents obtenus au moyen de visites et de saisies tendant à établir des infractions distinctes de celles visées par l'ordonnance d'autorisation ; qu'ils ont donc violé les articles L. 420-1 et L. 450-4 du Code de commerce ;
Mais attendu que l'arrêt constate que l'ordonnance d'autorisation de visites et de saisies décrivait des pratiques d'entente présumées qui auraient été commises par des entreprises dont l'implantation nationale leur avait permis d'obtenir des marchés dans des communes situées sur l'ensemble du territoire national ; que l'arrêt observe qu'au-delà des villes nommément désignées par l'ordonnance, était visé l'ensemble du marché du transport urbain de personnes qui pouvait être concerné par les pratiques anticoncurrentielles présumées ; que l'arrêt relève ainsi le caractère non-exhaustif de la liste des marchés pour lesquels cette ordonnance avait observé l'existence de présomptions, les marchés mentionnés n'étant que des illustrations de la pratique dont la preuve était recherchée dans un secteur déterminé ; que la cour d'appel, en écartant le détournement de procédure allégué, n'a pas dénaturé l'ordonnance invoquée, sans encourir les griefs allégués ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le premier moyen du pourvoi formé par la société Connex : - Attendu que par ce moyen, tiré d'une violation de l'article L. 464-8 du Code de commerce, de l'article 1er du décret n° 87-849 du 19 septembre 1987 relatif aux recours exercés devant la Cour d'appel de Paris contre les décisions du Conseil de la concurrence (devenu l'article R. 464-10 du Code de commerce) et d'une méconnaissance de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, la société Connex fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours contre la décision du Conseil ;
Mais attendu que ce moyen ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
Sur le deuxième moyen du même pourvoi, pris en ses première, deuxième et quatrième branches : - Attendu que la société Connex fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours contre la décision du Conseil, alors, selon le moyen : 1°) qu'un marché est la rencontre de l'offre et de la demande, de sorte que viole l'article L. 420-1 du Code de commerce l'arrêt qui, ayant défini le marché pertinent comme étant celui d'un "oligopole" constitué par trois offreurs, n'analyse aucunement la structure de la demande à ce niveau et élude de ce fait les pouvoirs exorbitants dont les collectivités disposent sur leur marché local où elles sont, elles-mêmes, en situation de monopole, ainsi que leur faculté de s'adresser, sur celui-ci, à des entreprises concurrentes du prétendu oligopole ; 2°) que si le marché national n'est que la simple "juxtaposition" des marchés locaux, les restrictions de concurrence existant sur ceux-ci, tenant à la faculté, pour les collectivités locales, 1. de ne pas choisir l'offreur le moins-disant (article 1411-1 du Code des collectivités territoriales), 2. de traiter de gré-à-gré après mise à l'écart de la procédure d'appel d'offre (article 1411-8), 3. de susciter un opérateur-offreur en créant une société d'économie mixte locale (article 1521-1), 4. de recourir à une exploitation en régie (L. 1412-1), appartiennent nécessairement à l'analyse du marché national, de sorte qu'en les tenant pour "inopérantes" à ce niveau et en les considérant comme un simple facteur "dans l'appréciation concrète des conséquences de l'entente", l'arrêt attaqué a violé l'article L. 420-1 du Code de commerce ; 3°) que les sociétés d'économie mixte (SEM) restent, en vertu des articles L. 1521-1 et L. 1522-1 du Code général des collectivités territoriales, dans la nécessaire dépendance des collectivités publiques qui les ont créées, même si la gestion en est confiée à un groupe privé et qu'elles ne peuvent, dès lors, participer à la stratégie d'ensemble imputée auxdits groupes, de sorte qu'en se référant aux calculs du Conseil et en refusant d'extraire, comme il le lui était demandé, les sociétés d'économie mixtes locales (SEML) des parts de marché détenues par les trois entreprises constituant le prétendu oligopole cartellisant, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle sur la qualification ainsi retenue, privant sa décision de base légale au regard des textes susvisés et de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;
Mais attendu qu'ayant constaté, par motifs propres et adoptés, un faisceau de sept indices graves, précis et concordants dont elle a souverainement apprécié la force probante et dont elle a déduit que la société Connex, la société Kéolis et la société Transdev s'étaient concertées deux par deux, de manière bilatérale, pour coordonner leurs comportements dans le cadre des procédures de délégation de service public auxquelles les collectivités publiques avaient recouru pour attribuer certains marchés du transport public urbain de voyageurs, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer les diverses recherches évoquées par le moyen que ses constatations rendaient inopérantes, a caractérisé l'existence d'une entente ayant pour objet de se répartir les marchés concernés ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le deuxième moyen du même pourvoi, pris en sa troisième branche : - Attendu que la société Connex fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen, que la simple "juxtaposition" de marchés indépendants les uns des autres ne saurait, en l'absence de pratiques dépassant le cadre de chacun d'eux, caractériser une entente au niveau national, de sorte que l'arrêt, qui se borne à relever à l'encontre de la société Connex un indice de surveillance sur le marché de Toulon (p. 9, al. 1) et un indice de concertation en Lorraine (p. 9, al. 7), n'établit aucunement, en l'absence d'échanges ou de compensation entre des marchés locaux, la participation de la société exposante à un prétendu "cartel national" et prive sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;
Mais attendu que l'arrêt relève, par motifs propres et adoptés, que les dirigeants des sociétés Connex et Kéolis se sont rencontrés à six reprises, en 1996 et 1997, pour échanger des informations sur vingt-deux marchés de transport urbain, répartis sur l'ensemble du territoire national, et définir ensemble, de manière centralisée, leur politique commune de soumission à l'égard de ces marchés lors du renouvellement des conventions de délégation de service public les concernant ; qu'en l'état de ces constatations et de ces appréciations, de nature à caractériser la participation de la société Connex à une entente au niveau national, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le troisième moyen du même pourvoi, pris en sa première branche : - Vu l'article L. 420-1 du Code de commerce et l'article 81 du traité instituant la Communauté européenne ; - Attendu que pour retenir la participation de la société Connex à une entente à trois, tant avec la société Kéolis qu'avec la société Transdev, l'arrêt relève que la société Kéolis, la plus importante des trois, qui intervenait dans les deux niveaux d'échanges bilatéraux, servait de pivot naturel à l'entente et jouait le rôle d'interface entre ces deux sociétés pour coordonner leur stratégie d'ensemble ;
Attendu qu'en se déterminant ainsi, alors qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (Anic, 8 juillet 1999, C-49-92P et Aalborg Portland e.a, 7 janvier 2004, C-204-00P, C-205-00P, C-211-00P, C-213-00P, C-217-00P, C-219-00P), que la participation d'une entreprise à une entente globale, impliquant d'autres entreprises que celles avec laquelle elle s'est directement concertée, n'est établie que s'il est démontré que l'entreprise en cause a entendu contribuer par son propre comportement aux objectifs communs poursuivis par l'ensemble des participants et qu'elle avait connaissance des comportements matériels envisagés ou mis en œuvre par ces autres participants dans la poursuite des mêmes objectifs ou qu'elle pouvait raisonnablement les prévoir et qu'elle était prête à en accepter le risque, la cour d'appel, faute d'avoir caractérisé les éléments lui permettant de retenir la participation de l'entreprise en cause à une entente à trois, n'a pas donné de base légale à sa décision ;
Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi formé par la société Connex : Rejette le pourvoi formé par la société Kéolis ; Casse et annule, sauf en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention volontaire de la communauté urbaine de Bordeaux (CUB) et a rejeté sa demande, l'arrêt rendu le 7 février 2006, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.