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Décisions

CA Grenoble, ch. soc., 25 janvier 2006, n° 05-04804

GRENOBLE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

BRP France (Sté)

Défendeur :

Lamouille, Delhome, Legoube, Blanc, Girard, Thiébaud, Daramsy, Bollon, Martin, Chassande-Mottin, Sainturat, Faure, Terrier, Berest, Everset (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Delpeuch

Conseillers :

MM. Vigny, Pierre

Avocats :

Mes Maazouz, Boulloud, Marmond

Cons. prud'h. Grenoble, du 16 nov. 2005

16 novembre 2005

LA COUR statue sur l'appel interjeté le 23/11/2005 par la SA BRP France à l'encontre d'une ordonnance de référé rendue le 16 novembre 2005 par le Conseil de prud'hommes de Grenoble dans la procédure qui l'opposait à M. Lamouille, M. Delhome, Mme Legoube, M. Blanc, Mme Girard, Mme Thiébaud, Mme Daramsy, M. Bollon, M. Martin, M. Chassande-Mottin, M. Terrier, M. Sainturat, M. Faure et M. Berest.

Cette ordonnance notifiée le 22/11/2005 a:

- constaté l'existence d'un trouble manifestement illicite préjudiciant aux intérêts des salariés,

- dit que la société BRP France doit être considérée comme le nouvel employeur des salariés en application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail, en conséquence,

- ordonné la poursuite des contrats de travail respectifs, à compter du 1er octobre sous astreinte de 100 euro par jour de retard, de M. Lamouille, M. Delhome, Mme Legoube, M. Blanc, Mme Girard, Mme Thiébaud, Mme Daramsy, M. Bollon, M. Martin, M. Chassande-Mottin, M. Terrier, M. Sainturat, M. Faure et M. Berest par la société BRP France,

- s'est réservé la liquidation de l'astreinte qui commencera à courir dès la notification de l'ordonnance,

- condamné la société BRP France à verser à chacun des salariés:

* 1 500 euro à titre de dommages et intérêts pour attitude abusive et injustifiée,

* 1 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- condamné la société BRP France aux dépens.

Exposé des faits

La société canadienne Bombardier Recreational Products a [décidé] dans les années 80 de confier à la société Everset la distribution de ses produits sur le marché français.

La société Everset emploie 19 salariés dont 17 étaient exclusivement affectés à l'exécution du contrat liant les deux sociétés, la totalité du chiffre d'affaire de la société Everset étant réalisé avec la vente des produits Bombardier.

Le 28 septembre 2004, la société Bombardier Recreational Products annonçait par courrier à la société Everset sa décision de distribuer directement, vendre et mettre sur le marché ses produits en qualité de distributeur exclusif à compter du 1er octobre 2005.

La société Everset initia au mois d'avril 2005 une procédure de licenciement pour motif économique à l'encontre des 17 salariés concernés par la décision de la société Bombardier Recreational Products.

La société Bombardier Recreational Products créait la société BRP France qui fut inscrite le 31 mai 2005 au greffe du Tribunal de commerce de Paris, société basée à Aix-en-Provence.

Lorsqu'elle appris la création par la société Bombardier Recreational Products de la société BRP France, la société Everset ne donna pas suite aux procédures de licenciement qu'elle avait engagées estimant qu'en application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail l'objet des contrats se poursuivant, il appartenait à la société BRP France d'assurer la continuité de leurs contrats de travail.

La société Everset remettait le 26 septembre 2005 en main propre à chacun des salariés une lettre leur précisant qu'à dater du 1er octobre 2005, dans le cadre des dispositions légales, ce serait à la société BRP France qu'incomberait la responsabilité d'assurer la continuité de leurs contrats de travail.

Le 3 octobre l'ensemble des salariés, accompagnés d'un huissier de justice se rendaient au siège de la société BRP France où M. Stoffel Moreau en qualité de directeur leur précisa que la société BRP France n'avait strictement aucune obligation ni responsabilité à l'égard du personnel de la société Everset et qu'ils restaient salariés de cette société.

Demandes et moyens des parties

La société BRP France, appelante, demande à la cour:

- d'infirmer l'ordonnance du 16 novembre 2005,

Statuer à nouveau,

- Constater que l'activité de BRP France SA (prestations de services) est d'une nature différente de l'activité d'Everset (distribution),

- Constater que l'organisation d'Everest n'a pas été maintenue par BRP France SA mais au contraire radicalement bouleversée puisque BRP France SA n'a plus aucune activité de logistique (qu'elle soit directe ou en sous-traitance) et que les services centraux d'Everset ont été éclatés pour être incorporés dans les services centraux du Groupe BRP, au niveau mondial et européen,

En conséquence,

- Dire et juger qu'il existe une contestation sérieuse sur le maintien de l'identité de l'activité après le 30 septembre 2005 au sens de l'article L. 122-12 al. 2 du Code du travail,

- Dire et juger que BRP France SA n'est pas l'auteur d'un trouble manifestement illicite,

- Dire et juger que BRP France SA n'a pas d'obligation de reprendre les contrats de travail des salariés.

- Dire et juger qu'Everset est l'unique employeur des salariés,

- Enjoindre à Everset de poursuivre les contrats de travail des salariés,

- Enjoindre à Everset de rembourser à BRP France SA le montant des salaires et des charges sociales relatifs au mois d'octobre, novembre et décembre 2005 versés par BRP France SA en exécution de l'ordonnance du 26 octobre 2005, sous astreinte de 100 euro par jour de retard à compter de la notification de l'arrêt de la cour, en spécifiant qu'elle se réserve la faculté de liquider l'astreinte prononcée.

- Condamner Everset au paiement de 50 000 euro de dommages et intérêt en réparation du préjudice qu'a engendré son refus de poursuivre les contrats de travail,

- Condamner Everset au paiement de 7 500 euro au titre de l'article 700 du NCPC.

La société Everset, intimée, demande à la cour de:

- Dire et juger que l'article L. 122-12 du Code du travail a lieu à s'appliquer, et ce conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation,

- Dire et juger que la société Everset n'est plus l'employeur de M. Lamouille, M. Delhome, Mme Legoube, M. Blanc, Mme Girard, Mme Thiébaud, Mme Daramsy, M. Bollon, M. Martin, M. Chassande-Mottin, M. Terrier, M. Sainturat, M. Faure et M. Berest, et ce depuis le 1er octobre 2005, date à laquelle le transfert de l'activité de commercialisation des produits de la marque "Bombardier" a été effectif au profit de la société BRP France, en conséquence,

- Confirmer l'ordonnance rendue le 16 novembre 2005 par le Conseil de prud'hommes de Grenoble statuant en sa formation référé,

- Condamner la société BRP France aux entiers dépens de la présente instance.

M. Lamouille, M. Delhome, Mme Legoube, M. Blanc, Mme Girard, Mme Thiébaud, Mme Daramsy, M. Bollon, M. Martin, M. Chassande-Mottin, M. Terrier, M. Sainturat, M. Faure et M. Berest, intimés, demandent à la cour de:

A titre principal,

- Constater l'existence d'un trouble manifestement illicite préjudiciant aux intérêts des salariés requérants:

- Dire que la société BRP France doit être considérée comme le nouvel employeur des salariés requérants en application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail et en conséquence,

- Ordonner la poursuite, sous astreinte de 100 euro par jour de retard, du contrat de travail liant la société BRP France, par suite de l'application des dispositions d'ordre public de l'article L. 122-12 du Code du travail, et 1. Monsieur Jean-Louis Lamouille. 2. Monsieur Hugues Delhome, 3. Madame Valérie Legoube, 4. Monsieur Christophe Blanc, 5. Madame Sylvie Girard, 6. Madame Sophie Thiébaud, 7. Madame Angelina Daramsy, 8. Monsieur Franck Bollon, 9. Monsieur Manuel Martin, 10. Monsieur Gérard Chassande-Mottin. 11. Monsieur Benjamin Terrier. 12. Monsieur Jean-Philippe Sainturat, 13. Monsieur Sébastien Faure, 14. Monsieur Thierry Berest, jusqu'à ce qu'il soit statué sur une éventuelle application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail;

- Dommages et intérêts pour attitude abusive et injustifiée pour chacun des salariés concernés la somme de 3 000 euro en plus de celle allouée par le conseil de prud'hommes;

A titre subsidiaire, et si par impossible la cour devait être d'un avis contraire,

- Dire que le contrat de travail de chacun des requérants se poursuivra avec la société Everset jusqu'à l'intervention d'un jugement sur le fond statuant sur l'application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail, et en conséquence,

- Ordonner la poursuite du contrat de travail ayant lié la société Everset et 1. Monsieur Jean-Louis Lamouille, 2. Monsieur Hugues Delhome, 3 Madame Valérie Legoube, 4. Monsieur Christophe Blanc, 5. Madame Sylvie Girard, 6. Madame Sophie Thiébaud, 7. Madame Angelina Daramsy, 8. Monsieur Franck Bollon, 9. Monsieur Manuel Martin, 10. Monsieur Gérard Chassande-Mottin, 11. Monsieur Benjamin Terrier, 12. Monsieur Jean-Philippe Sainturat, 13. Monsieur Sébastien Faure, 14. Monsieur Thierry Berest

Jusqu'à ce qu'il soit statué sur une éventuelle application des dispositions de l'article L. 122-12 du Code du travail à l'encontre de la société BRP France également appelée dans la cause:

En tout état de cause,

- Condamner la société défenderesse qui succombera au paiement d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile d'un montant de 2 000 euro pour chacun des salariés concernés en plus de celle allouée par le conseil de prud'hommes:

Condamner la société BRP France aux entiers dépens de première instance.

Motifs de la décision:

Attendu que pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des moyens des parties, la cour se réfère à la décision attaquée et aux conclusions déposées et soutenues à l'audience;

Attendu que devant la cour d'appel de Grenoble les intimés fondent leur action sur l'article R. 516-31 du Code du travail;

Attendu qu'il n'est pas contestable que jusqu'à la dénonciation des contrats commerciaux liant le Groupe BRP et la société Everset, la distribution des produits "Bombardier" objets de ces contrats constituait l'activité principale sinon exclusive de la société Everset;

que l'existence d'une entité économique autonome, 19 personnes étant spécialement affectées à cette activité soit un ensemble de moyens humains et matériel organisé qui avait pour objet de tendre à des résultats spécifiques et à une finalité propre, est incontestable;

Sur l'application des dispositions de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail:

Attendu que l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, interprété au regard de la directive de conseil n° 98-50-CE, du 29 juin 1998, ne s'applique qu'en cas de transfert d'une entité économique autonome, constituée d'un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels ou incorporels permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre et dont l'identité est maintenue;

Attendu que l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, dont les dispositions sont d'ordre public, s'impose tant aux salariés qu'aux employeurs et s'applique à tout transfert d'une entité économique conservant son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise;

Attendu que la reprise et la commercialisation des produits d'une marque et la clientèle qui y est attachée, entraîne en principe le transfert d'une entité économique autonome qui poursuit un objectif propre, conserve son identité et dont l'activité est poursuivie ou reprise;

Attendu que la pérennité de l'entité s'apprécie au moment du transfert, peu important la survenance ensuite d'évènements modifiant l'identité;

Attendu que la société Everset était liée au Groupe Bombardier Recreational Products (Groupe BRP) par plusieurs contrats commerciaux dont l'objet était la distribution en France de produits de la marque " Bombardier" ; que ces contrats ont été régulièrement dénoncés, le préavis contractuel ayant pris fin le 30 septembre 2005;

Attendu que le Groupe BRP a créé à compter du 1er juin 2005 une société BRP France dont l'activité est ainsi définie dans l'extrait Kbis "promotion vente et distribution de tous produits récréatifs ou de loisirs et fourniture de toutes prestations de services techniques et commerciales afférentes à ces produits y compris maintenance et service après-vente";

Attendu que la modification de l'activité décidée par le Groupe BRP le 15 octobre 2005 n'est pas opposable aux salariés qui exerçaient leur activité au sein de la société Everset dans le cadre de l'entité économique autonome constituée;

Attendu qu'à la lumière de ces éléments, il apparaît incontestable que la société BRP France ayant repris l'activité concédée jusqu'au 30 septembre 2005 à la société Everset, elle était tenue de reprendre à la date du 1er octobre 2005 les contrats de travail des salariés concernés dès lors qu'il résulte que son activité lors de sa création, activité non modifiée avant le 15 octobre 2005, consistait dans la reprise de la commercialisation des produits de la marque "Bombardier" et de la clientèle ancienne y attachée;

Qu'à ce premier titre il est donc non sérieusement contestable que la société BRP France a repris l'entité économique autonome constituée par la force de vente de la société Everset affectée à la vente des produits "Bombardier";

Attendu qu'au surplus, dès lors que le Groupe BRP annonce le 22 juin 2005 à tous les concessionnaires de la marque que l'entité française sera responsable des aspects commerciaux et du service après-vente, il démontre bien que cette société reprend l'activité confiée contractuellement à la société Everset par les contrats commerciaux dénoncés;

Attendu que pour tenter d'échapper à l'application de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, le Groupe BRP soutient qu'elle a repris en direct la commercialisation de ses produits par le biais de la société BRP European Distribution;

Que la reprise de la commercialisation d'une marque avec la clientèle qui s'y rattache constitue un ensemble d'éléments corporels ou incorporels et s'accompagne du transfert des salariés au service repreneur ; qu'à la date du 30 septembre 2005, le service repreneur, aux termes de sa définition d'activité en vigueur, est bien la société BRP France;

Attendu que les arrangements commerciaux mis en place par le Groupe BRP pour tenter (ou qui ont pour effet) d'échapper aux conséquences de la loi française et européenne protégeant les salariés en cas de transmission d'une entité économique autonome, s'ils sont susceptibles de constituer une contestation sérieuse, encore qu'un simple changement dans les modalités d'exploitation ne suffit pas à caractériser une modification de l'identité de l'entité, ne sauraient suffire à écarter la confirmation de l'ordonnance de référé déférée au regard du trouble illicite et du dommage imminent qui résulte pour les salariés de la décision des deux employeurs de refuser la poursuite de son contrat de travail;

Attendu que l'ordonnance de référé déférée sera donc confirmée en toutes ses dispositions;

Qu'en effet pour ce qui concerne le caractère abusif de l'attitude des deux employeurs, l'existence d'un préjudice non réparé par la reprise du paiement des salaires est incontestable ; qu'il convient toutefois de ne pas condamner seulement la société BRP France au paiement de cette indemnité mais d'y joindre in solidum la société Everset dont l'attitude vis-à-vis de ses salariés a contribué au préjudice subi, la provision allouée par les premiers juges étant adaptée au préjudice subi;

Attendu que ce qui concerne les rapports contractuels existant entre la société Everset et le Groupe BRP ou la société BRP France, qu'il existe devant le juge des référés prud'homaux des contestations sérieuses qui le rendent incompétent;

Par ces motifs, LA COUR après en avoir délibéré conformément à la loi, contradictoirement, Confirme l'ordonnance entreprise, sauf en ce qu'elle a mis à la seule charge de la société BRP France les dommages et intérêts alloués, Et statuant à nouveau de ce chef, Condamne in solidum la société BRP France et la société Everset au paiement provisionnel de la somme de 1 500 euro à titre de dommages et intérêts à chacun des salariés intimés, Y ajoutant, Dit que la juridiction des référés est incompétente pour connaître du litige éventuel existant entre les sociétés, Condamne in solidum la société BRP France et la société Everset à payer à chacun des intimés la somme de 1 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en cause d'appel, Déboute la société BRP France de sa demande faite en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne in solidum la société BRP France et la société Everset aux dépens de première instance et d'appel. Prononcé publiquement ce jour par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du nouveau Code de procédure civile.