CJCE, 7 mai 1987, n° 193-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Cooperativa Co-Frutta Srl
Défendeur :
Amministrazione delle finanze dello Stato
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Galmot (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, O'Higgins, Schockweiler
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Bosco, Koopmans, Due, Everling, Bahlmann, Joliet, Rodriguez Iglesias
Avocats :
Mes Viscardini Dona, Laporta
LA COUR,
1 Par ordonnance du 17 janvier 1985, parvenue à la Cour le 21 juin suivant, le Tribunale di Milano a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, cinq questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 9, 12 et 95 du traité CEE ainsi que de l'article III du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant devant cette juridiction la Cooperativa Co-Frutta Srl (ci-après "Co-Frutta "), une coopérative de mûrissement des bananes, à l'Amministrazione delle finanze dello Stato et portant sur la restitution de sommes perçues au titre de l'impôt sur la consommation de bananes fraiches, en l'occurrence sur des bananes originaires de Colombie et importées du Benelux en Italie par Co-Frutta.
3 Estimant que le litige soulevait des questions d'interprétation du droit communautaire, le Tribunale di Milano a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée sur les questions préjudicielles suivantes :
"1) une imposition dénommée impôt de consommation ('imposta erariale di consumo') frappant tant les produits importés que les produits nationaux, mais qui, en fait, s'applique uniquement aux produits importés parce que, en raison des conditions climatiques, il n'existe pas de production nationale (à savoir, en l'espèce, des bananes), constitue-t-elle une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, interdite par les articles 9 et 12 du traité CEE ?
2) une telle imposition doit-elle, au contraire, être considérée comme une imposition intérieure au sens de l'article 95 du traité précité dès lors que, d'après sa dénomination, elle frappe la consommation du produit, et non l'importation, même si elle est matériellement perçue lors du dédouanement et qu'elle frappe uniquement les bananes, à l'exclusion de toute autre sorte de fruits ?
3) au cas où l'impôt en question devrait être considéré comme une imposition intérieure, est-il contraire à l'alinéa 2 de l'article 95 et, en tant que tel, interdit dans la mesure où il vise à protéger d'autres productions de fruits, et notamment tous les fruits nationaux ?
4) le cas échéant, l'article 95 doit-il être appliqué uniquement aux produits originaires des pays membres de la Communauté ou bien également aux produits mis en libre pratique ?
5) au cas ou l'application de l'article 95 aux produits originaires de pays tiers serait exclue, une imposition contraire à l'article 95 en ce qui concerne les produits des Etats membres est-elle également contraire à l'article III du GATT en ce qui concerne les produits en provenance du territoire des parties contractantes à l'accord ?"
4 Il résulte du dossier que la production italienne de bananes, qui est limitée à la Sicile, était de 120 tonnes en 1985 et que les importations de bananes en Italie, pour la même année, se sont élevées à 357 500 tonnes.
5 Il ressort également du dossier que la législation fiscale italienne prévoit au total dix-neuf impôts de consommation, dont trois frappent les produits tropicaux, à savoir l'impôt sur le café, l'impôt sur le cacao et l'impôt sur les bananes. Parmi les autres accises sur des biens de consommation destinés à l'alimentation humaine figurent celles sur les alcools, sur la bière, sur les sucres, sur les matières édulcorantes, sur les huiles de graines et sur la margarine. Il existe également dix autres impôts de consommation qui concernent d'autres biens qui ne sont pas alimentaires, parmi lesquels ceux sur le tabac manufacturé, sur les allumettes, sur le gaz méthane et sur les huiles minérales et autres.
6 En ce qui concerne les faits, le déroulement de la procédure et les observations présentées en vertu de l'article 20 du protocole sur le statut de la Cour de justice de la CEE, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur les première et deuxième questions
7 Les première et deuxième questions sont relatives à la délimitation entre une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, au sens des articles 9 et 12 du traité, et une imposition intérieure, au sens de l'article 95, et visent à permettre à la juridiction de renvoi de classer l'impôt de consommation sur les bananes dans l'une ou l'autre catégorie. Il convient dès lors de répondre conjointement à ces deux questions.
8 Il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour que l'interdiction édictée par les articles 9 et 12 du traité, quant aux taxes d'effet équivalent, vise toute taxe exigée à l'occasion ou en raison de l'importation et qui, frappant spécifiquement un produit importé, à l'exclusion du produit national similaire, a pour résultat, en altérant son prix de revient, d'avoir sur la libre circulation des marchandises la même incidence restrictive qu'un droit de douane.
9 La caractéristique essentielle d'une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, qui la distingue d'une imposition intérieure, réside donc dans la circonstance que la première frappe exclusivement le produit importé en tant que tel, tandis que la seconde frappe à la fois des produits importés et nationaux.
10 La Cour a toutefois reconnu que même une charge qui frappe un produit importé d'un autre Etat membre, alors qu'il n'existe pas de produit national identique ou similaire, ne constitue pas une taxe d'effet équivalent, mais une imposition intérieure au sens de l'article 95 du traité, si elle relève d'un régime général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon des critères objectifs appliqués indépendamment de l'origine des produits.
11 Ces considérations font apparaitre que, même s'il fallait assimiler dans certains cas, en vue de la qualification d'une charge frappant des produits importés, l'hypothèse d'une production nationale extrêmement réduite à l'absence d'une telle production, il n'en résulterait pas pour autant que la redevance litigieuse devrait nécessairement être considérée comme une taxe d'effet équivalant à un droit de douane. Il n'en sera notamment pas ainsi si elle s'intègre dans un système général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon les critères ci-dessus indiqués.
12 Dans le cas d'un impôt de consommation comme celui qui est mis en cause dans le litige au principal, cet impôt fait partie d'un système général de taxes internes. Les dix-neuf taxes à la consommation sont régies par des règles fiscales communes et grèvent des catégories de produits en vertu d'un critère objectif, indépendamment de l'origine du produit concerné, à savoir l'appartenance d'un produit à une catégorie de marchandises déterminée. Une partie de ces impôts frappe des produits destinés à l'alimentation humaine, dont l'impôt sur la consommation des bananes. Le fait que ces biens soient de production nationale ou de production étrangère ne semble pas avoir une influence ni sur le taux, ni sur l'assiette, ni sur les modalités de perception. La destination du produit de ces impôts n'est pas spécifique; il constitue une recette fiscale identique aux autres et concourt comme les autres à financer d'une manière générale les dépenses de l'Etat dans tous les secteurs.
13 En conséquence, l'impôt de consommation litigieux doit être considéré comme faisant partie intégrante d'un régime général d'impositions intérieures au sens de l'article 95 du traité et sa compatibilité avec le droit communautaire doit être appréciée dans le cadre de cet article, et non pas dans celui des articles 9 et 12 du traité.
14 Il y a donc lieu de répondre aux première et deuxième questions qu'une imposition dénommée impôt de consommation, frappant tant les produits importés que les produits nationaux, mais qui, en fait, s'applique presque exclusivement aux produits importés parce qu'il existe une production nationale extrêmement réduite, ne constitue pas une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation au sens des articles 9 et 12 du traité CEE si elle s'intègre dans un système général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon des critères objectifs appliqués indépendamment de l'origine des produits. Elle revêt dès lors le caractère d'une imposition intérieure au sens de l'article 95.
Sur la troisième question
15 La troisième question de la juridiction nationale vise à établir si, au cas où l'impôt en question doit être considéré comme une imposition intérieure, il est interdit aux termes de l'alinéa 2 de l'article 95 dans la mesure où il est susceptible de protéger d'autres productions de fruits, et notamment les fruits typiquement nationaux.
16 A cet égard, il importe d'abord de constater que, par arrêt de ce jour (Commission/République italienne, 184-85), la Cour a déclaré que "la République italienne, en ayant institué et maintenu en vigueur une accise sur les bananes fraîches applicable aux bananes originaires d'autres Etats membres, notamment à celles provenant des départements français d'Outre-mer, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95, alinéa 2, du traité CEE".
17 La Cour a apprécié le caractère de similitude sur lequel est fondée l'interdiction de l'article 95, alinéa 1, en prenant en considération, d'une part, un ensemble de caractéristiques objectives de deux catégories de produits, à savoir les bananes et les fruits de table de production typiquement italienne, telles que leurs qualités organoleptiques et leur teneur en eau, et, d'autre part, le fait que les deux catégories de fruits sont susceptibles ou non de répondre aux mêmes besoins des consommateurs.
18 La Cour a constaté que les deux catégories de produits présentent des caractéristiques différentes, tant du fait de leurs qualités organoleptiques que du point de vue de leur susceptibilité de répondre aux mêmes besoins des consommateurs. La Cour a donc conclu que ces deux catégories de produits ne sont pas similaires au sens de l'article 95.
19 A défaut de la réalisation de la condition de similitude exigée par l'article 95, alinéa 1, l'alinéa 2 de cet article, ainsi qu'il a été rappelé par la Cour dans son arrêt de ce jour ci-dessus mentionné, a pour fonction d'appréhender toute forme de protectionnisme fiscal indirect dans le cas de produits qui, sans être similaires au sens de l'alinéa 1, se trouvent néanmoins dans un rapport de concurrence, même partielle, indirecte ou potentielle.
20 Cette disposition poursuit ainsi l'objectif général d'assurer la neutralité fiscale et tend à éviter qu'un Etat membre ne discrimine un produit importé d'un autre Etat membre en favorisant, par le biais de sa législation fiscale nationale, des produits nationaux, créant ainsi des entraves à la libre circulation des marchandises entre les Etats membres.
21 La Cour a précisé dans ledit arrêt que les bananes offrent un choix alternatif aux consommateurs de fruits. Les bananes doivent ainsi être considérées comme étant dans un rapport de concurrence partielle avec ces fruits. Leur taxation ne doit donc pas avoir pour effet de protéger indirectement les fruits de table de production typiquement italienne.
22 A propos de la nature protectrice du régime fiscal institué par la loi n° 986, le même arrêt a constaté que le régime est caractérisé par le fait que l'impôt sur la consommation litigieux ne s'applique pas aux fruits nationaux les plus typiques. La nature protectrice de cette imposition est accentuée par le fait que son taux est de 525 LIT par kilogramme, soit presque la moitié du prix d'importation en 1985. Cette différence de taxation influence le marché des produits en cause en diminuant la consommation potentielle des produits importés.
23 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que l'article 95, alinéa 2, du traité CEE s'oppose à un impôt de consommation frappant certains fruits importés dès lors qu'il est susceptible de protéger la production nationale de fruits.
Sur la quatrième question
24 La quatrième question vise à savoir si l'article 95 s'applique à tous les produits en provenance des Etats membres, y compris les produits originaires de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les Etats membres.
25 Il est vrai qu'à la différence du texte de l'article 9 du traité qui vise expressément les produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les Etats membres, celui de l'article 95 ne cite que les produits "des autres Etats membres". Toutefois, il résulte de la jurisprudence constante de la Cour, que dans le système du traité, les alinéas 1 et 2 de l'article 95 constituent un complément des dispositions relatives à la suppression des droits de douane et des taxes d'effet équivalent. Ils ont pour but d'assurer la libre circulation des marchandises entre les Etats membres dans des conditions normales de concurrence, par l'élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard de produits d'autres Etats membres. En ce sens, l'article 95 doit garantir la parfaite neutralité des impositions intérieures au regard de la concurrence entre produits nationaux et produits importés des autres Etats membres.
26 L'article 95 ne peut pas être interprété dans un sens contraire au but ci-dessus indiqué. En effet, aux termes de l'article 9, alinéa 1, du traité, la Communauté est fondée sur une union douanière qui s'étend à l'ensemble des échanges de marchandises et qui comporte l'adoption d'un tarif douanier commun. Ainsi que la Cour l'a rappelé dans son arrêt du 15 décembre 1976 (Donckerwolcke, 41-76, Rec. p. 1921), aux termes du paragraphe 2 de l'article 9, les mesures prévues pour la libération des échanges entre Etats membres s'appliquent de manière identique tant aux produits originaires des Etats membres qu'aux produits qui se trouvent en libre pratique dans la Communauté conformément aux exigences posées par l'article 10. A cet égard, la Cour a précisé que, pour ce qui concerne la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté, les produits bénéficiant de la libre pratique sont définitivement et totalement assimilés aux produits originaires des Etats membres.
27 Dans son arrêt du 1er juillet 1969 (Sociaal fonds Voor de Diamantarbeiders, 2 et 3-69, Rec. p. 211), la Cour a précisé que la force des prohibitions contenues aux articles 9 et 12 du traité est telle que, pour éviter de les voir tournées par la variété des pratiques douanières ou fiscales, le traité a voulu prévenir toute faiblesse éventuelle dans leur mise en œuvre. Elle a indiqué que l'article 95 tend à colmater les brèches qu'un procédé fiscal pourrait ouvrir dans les interdictions prescrites.
28 Il s'ensuit qu'une interprétation de l'article 95 qui exclurait son application aux produits en libre pratique aboutirait à un résultat contraire tant à l'esprit du traité tel qu'il a été exprimé dans les articles 9 et 10 qu'à son système. En effet, la politique commerciale à l'égard des pays tiers relève de la compétence exclusive de la Communauté sous réserve des mesures de protection nécessaires susceptibles d'être prises dans les conditions de l'article 115 du traité. En conséquence, les Etats membres ne sauraient rester libres de frapper de taxes discriminatoires les produits originaires de pays tiers se trouvant en libre pratique.
29 Il y a donc lieu de répondre à la quatrième question que l'article 95 du traité CEE vise tous les produits en provenance des Etats membres, y compris les produits originaires de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les Etats membres.
30 Vu la réponse à la quatrième question, il n'y a pas lieu de répondre à la cinquième question.
Sur les dépens
31 Les frais exposés par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunale di Milano, par ordonnance du 17 janvier 1985, dit pour droit :
1) une imposition dénommée impôt de consommation, frappant tant les produits importés que les produits nationaux, mais qui, en fait, s'applique presque exclusivement aux produits importés parce qu'il existe une production nationale extrêmement réduite, ne constitue pas une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation au sens des articles 9 et 12 du traité CEE si elle s'intègre dans un système général de redevances intérieures appréhendant systématiquement des catégories de produits selon des critères objectifs appliqués indépendamment de l'origine des produits. Elle revêt dès lors le caractère d'une imposition intérieure au sens de l'article 95.
2) l'article 95, alinéa 2, du traité CEE s'oppose à un impôt de consommation frappant certains fruits importés dès lors qu'il est susceptible de protéger la production nationale de fruits.
3) l'article 95 du traité CEE vise tous les produits en provenance des Etats membres, y compris les produits originaires de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les Etats membres.