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CJCE, 15 mars 1983, n° 319-81

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord

Défendeur :

République italienne

CJCE n° 319-81

15 mars 1983

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 23 décembre 1981, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité CEE en appliquant, en ce qui concerne la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) un régime d'imposition des eaux-de-vie différenciée en fonction du critère de l'appellation d'origine ou de provenance.

2. Le régime italien de TVA prévoit, à coté du taux ordinaire, un taux réduit et deux taux majorés. Le premier taux majoré, qui s'élevait à 18 % au moment de l'introduction du recours, a été porté à 20 % par le décret-loi n° 697 du 1er octobre 1982 (GU RI N 273 du 4.10.1982). Il frappe une série de produits qui, selon l'appréciation du législateur italien, sont destinés à la consommation non nécessaire ou voluptuaire. Le deuxième taux majoré, qui s'applique aux produits dont la consommation a, selon le législateur national, un caractère de luxe ou de prestige, s'élevait à 35 % au moment de l'introduction du recours et a été porté à 38 % par le décret-loi n° 697 du 1er octobre 1982.

3. Selon le décret-loi n° 58 du 4 mars 1977 (GU RI N 70 du 14.3.1977), transformé en loi n° 183 du 9 mai 1977 (GU RI N 129 du 13.5.1977) et modifié par le décret-loi n° 697 du 1er octobre 1982 (GU RI N 273 du 4.10.1982), toutes les eaux-de-vie sont taxées aux taux majorés. Toutefois, il est fait entre elles une distinction en ce sens que le gin ainsi que les eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance règlementée ou protégée par des mesures spécifiques sur le territoire de production sont frappés au taux de 35 %, actuellement 38 %, tandis que les autres eaux-de-vie sont imposées au taux de 18 %, actuellement de 20 %.

4. Compte tenu de la circonstance qu'il n'existe en Italie aucune règlementation de nature à protéger les appellations d'origine ou de provenance en ce qui concerne les eaux-de-vie de production nationale - essentiellement les eaux-de-vie dénommées 'grappa'- la Commission a estimé que ce régime instauré, par le biais du critère ci-dessus indiqué, une sous-catégorie fiscale aboutissant à grever plus lourdement la quasi-totalité des eaux-de-vie importées des autres Etats membres par rapport aux produits nationaux similaires ou concurrents.

5. Considérant que ce régime est, de ce fait, incompatible avec l'article 95 du traité, elle a engagé la procédure de l'article 169 du traité et émis, le 2 février 1979, un avis motivé visant tant la taxation majorée du gin que celle des eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance produites dans les autres Etats membres. Cet avis constate qu'en maintenant ce régime de taxation, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité et l'invite à prendre les dispositions nécessaires pour mettre fin au manquement allégué.

6. La République italienne n'ayant pas donné suite à cette invitation, la Commission a introduit le présent recours.

7. La Commission, dont les conclusions sont soutenues par le Gouvernement du Royaume-Uni, fait, en substance, valoir que le régime de taxation différenciée litigieux a pour conséquence de frapper la quasi-totalité des eaux-de-vie importées des autres Etats membres plus lourdement que la quasi-totalité des eaux-de-vie italiennes et de protéger ainsi la production nationale. Tout en admettant la possibilité pour les Etats membres de prévoir des taux de taxation différenciée, même pour des produits similaires ou concurrents moyennant le respect des conditions établies par la Cour dans l'arrêt du 14 janvier 1981 (Vinal, affaire 46-80, Recueil p. 77), la Commission estime que les critères choisis par le Gouvernement italien ne répondraient pas à ces conditions. Le critère tiré de l'appellation d'origine ou de provenance contrôlée aurait pour effet d'exclure, a priori, du champ d'application du taux moins élevé la quasi-totalité des eaux-de-vie importées, en réservant ce bénéfice à la quasi-totalité de la production italienne alors que la circonstance que d'autres Etats membres organisent une protection de l'appellation d'origine ou de provenance des eaux-de-vie ne distinguerait pas suffisamment ces eaux-de-vie des eaux-de-vie italiennes pour justifier un traitement différencié. A l'appui de cette thèse, la Commission signale que le prix hors taxe de certaines eaux-de-vie importées et celui de certains produits italiens sont comparables ; cette comparaison contredirait l'affirmation du Gouvernement italien que les produits soumis au taux le plus élevé seraient consommés par une clientèle consommant de préférence des produits de luxe ou de prestige et ayant une capacité contributive plus élevée.

8. Le Gouvernement de la République italienne n'a cessé, tant au cours de la phase administrative que de la phase juridictionnelle de la présente procédure, de contester le manquement allégué. Il fait, en premier lieu, observer que selon une jurisprudence constante de la Cour, il n'est pas interdit aux Etats membres d'établir des systèmes d'impositions différenciées, même pour des produits identiques, en fonction de critères objectifs tels que les conditions de production ou les matières premières utilisées (22.6.1976, Bobie, affaire 127-75, Recueil p. 1079 ; 10.10.1978, Hansen, affaire 148-77, Recueil p. 1787 ; 30.10.1980, Schneider, affaire 26-80, Recueil p. 3469 ; 14.1.1981, Chemial, affaire 140-79 et Vinal, affaire 46-80, Recueil p. 1 et 77 ; 27.5.1981, Essevi et Salengo, affaires jointes 142 et 143-80, Recueil p. 1413). Il relève en particulier que, dans les deux arrêts Chemial et Vinal du 14 janvier 1981, la Cour a reconnu que l'application d'un système de taxation différenciée ne saurait être considéré comme constituant une protection indirecte de la production nationale au sens de l'article 95, alinéa 2, du seul fait que le produit plus lourdement taxé est, en fait, un produit exclusivement importé des autres Etats membres.

9. Selon le Gouvernement italien, la taxation majorée tant du gin que des eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance règlementée ou protégée par des mesures spécifiques sur le territoire de production répond à des critères objectifs. Le taux de TVA le plus élevé qui frappe ces eaux-de-vie correspondrait au souci légitime, propre à tout régime de TVA, de frapper de taux différents les produits de consommation répondant à des besoins essentiels ou, en tout cas nécessaires, les produits non nécessaires et, enfin, les produits de prestige ou de luxe.

10. Les eaux-de-vie protégées par une appellation d'origine ou de provenance appartiendraient, précisément grâce à cette caractéristique, à cette dernière catégorie, spécialement recherchée, de ce fait, par les groupes sociaux les plus favorisés, de sorte que leur taxation majorée vise 'seulement à frapper plus lourdement, pour des raisons de justice distributive, une consommation de luxe qui constitue comme telle un indice d'une capacité contributive plus large'. Le régime de taxation litigieux répondrait ainsi aux exigences d'objectivité et de neutralité qui sont nécessaires pour justifier, dans le respect de l'article 95, les taxations différenciées de produits similaires ou concurrents.

11. Sur le plan des faits, le Gouvernement italien fait, en outre, observer que le gin de production nationale, dont le volume est supérieur à celui des produits importés, est frappé sur la base des mêmes considérations du taux le plus élevé. Il ajoute que la taxation majorée des eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance contrôlée n'a pas eu l'effet interdit par l'article 95, alinéa 2, de protéger d'autres productions. Les données statistiques produites de part et d'autre démontreraient en effet que l'importation en Italie en provenance des autres Etats membres - spécialement en provenance du Royaume-Uni et de France - tant du gin que des eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance avaient, globalement, augmenté dans de fortes proportions de 1971 à 1981.

12. Avant d'examiner les différents points de vue défendus dans le présent litige, il y a lieu de constater, ainsi qu'il apparait du libellé de la requête et comme cela a été confirmé par la Commission au cours de la procédure orale, que la présente procédure ne concerne pas la taxation du gin, mais uniquement celle des eaux-de-vie à appellation d'origine ou de provenance protégée ou règlementée par des mesures spécifiques sur le territoire de production.

13. En ce qui concerne ces eaux-de-vie, c'est à juste titre que le Gouvernement de la République italienne rappelle que, suivant une jurisprudence constante de la Cour,"le droit communautaire ne restreint pas, en l'état actuel de son évolution, la liberté de chaque Etat membre d'établir un système de taxation différenciée pour certains produits, en fonction de critères objectifs. De telles différenciations sont compatibles avec le droit communautaire si elles poursuivent des objectifs de politique économique compatibles, eux aussi, avec les exigences du traité et du droit dérivé et si leurs modalités sont de nature à éviter toute forme de discrimination, directe ou indirecte, à l'égard des importations en provenance des autres Etats membres, ou de protection en faveur de productions nationales concurrentes" (arrêt du 27.5.1981, Essevi et Salengo, affaires jointes 142 et 143-80, Recueil p. 1413).

14. Il ne saurait, par ailleurs, être contesté que, dans le cadre des régimes harmonisés de taxe sur la valeur ajoutée, les Etats membres ont la faculté de frapper plus lourdement, notamment certains biens de consommation considérés comme des produits de luxe. Toutefois, la liberté d'imposition en matière de taxes intérieures, qui doit ainsi être laissée aux Etats membres, ne saurait justifier des dérogations au principe fondamental de non-discrimination fiscale énoncé à l'article 95, mais elle doit se situer dans le cadre de cette disposition et en respecter les interdictions.

15. L'examen du régime d'imposition litigieux conduit à la conclusion qu'il ne répond pas à ces exigences.

16. Ainsi que la Cour l'a itérativement reconnu, entre autres dans ses arrêts du 27 février 1980 (Commission/France, affaire 168-79, Commission/Italie affaire 169-78 et Commission/Danemark, affaire 171-78, Recueil p. 347, 385 et 447), il existe parmi toutes les eaux-de-vie un nombre indéterminé de boissons qui doivent être qualifiées de produits similaires au sens de l'article 95, alinéa 1, et même là où il ne serait pas possible de reconnaitre un degré suffisant de similitude entre les produits concernés, il existe néanmoins entre toutes ces eaux-de-vie des traits communs suffisamment accusés pour admettre l'existence d'un rapport de concurrence à tout le moins partiel ou potentiel. Cette constatation suffit pour en déduire que leur taxation respective ne doit pas avoir un effet protecteur de la production nationale. A cet effet, il importe, en laissant de côté la comparaison des chiffres de consommation et d'importation, de prendre en considération le marché potentiel des produits en cause en l'absence des mesures protectionnistes.

17. S'agissant de produits qui sont, soit similaires, soit dans un rapport de concurrence qui les fait relever du champ d'application de l'article 95, alinéa 2, on ne saurait, dès lors, considérer comme compatible avec l'interdiction de discrimination inscrite dans cette disposition, un critère d'imposition majorée, telle l'appellation d'origine ou de provenance qui, par définition, ne saurait, en aucun cas, être applicable aux produits nationaux similaires ou se trouvant, avec les produits importés des autres Etats membres, dans le rapport de concurrence ci-dessus décrit. Un tel régime a pour effet d'exclure d'avance les produits nationaux du régime de taxation le plus lourd, puisqu'ils ne réuniront jamais les conditions de cette imposition majorée et qu'il dépend de la seule volonté du législateur national, en s'abstenant d'instaurer un régime général applicable à l'ensemble des eaux-de-vie, de prolonger indéfiniment cette situation quelles que soient par ailleurs les similitudes ou divergences dans les conditions de production, de qualité, de prix et de concurrence entre produits nationaux et produits importés des autres Etats membres.

18. Ce caractère discriminatoire et, en tout cas, protecteur à l'égard de la production nationale est pleinement mis en lumière par la constatation, résultant des données statistiques fournies par la défenderesse, que, pour la période 1975-1981, au moins 98,5 % des eaux-de-vie importées ont été frappées par le taux majoré de 35 % (selon l'estimation du Gouvernement italien, l'Italie n'importait que 2 000 à 3 000 hl d'eaux-de-vie taxées au taux de 18 %, sur une importation annuelle totale qui variait entre 194 099 hl et 284 087 hl), tandis que, pour la même période, plus de 98,5 % des eaux-de-vie italiennes ont bénéficié du taux de 18 % (la consommation annuelle de gin italien assujetti au taux de 35 % a été estimée à environ 4 000 hl alors que la consommation totale d'eaux-de-vie nationales variait entre 266 978 hl et 368 644 hl par an).

19. On ne saurait, en outre, négliger la circonstance que si parmi les appellations d'origine ou de provenance certaines peuvent être de nature à conférer aux produits qui en bénéficient une réputation de qualité, ces appellations ne confèrent pas, pour autant, de façon générale et automatique, aux eaux-de-vie auxquelles elles s'appliquent le caractère de biens de consommation de luxe ou de prestige. Il en est, en particulier, ainsi lorsqu'elles n'ont pas ce caractère dans l'Etat membre d'origine.

20. Si au demeurant - ce qui n'a pu être démontré - la présomption de produit de luxe ou de prestige que la législation italienne déduit de l'appellation d'origine ou de provenance devait, momentanément, correspondre, dans tel ou tel Etat membre, à des habitudes de consommation antérieures, il y a lieu de tenir compte de ce que la création d'un Marché commun, où conformément aux articles 2 et 3 du traité les marchandises circulent librement dans des conditions de concurrence non faussées, a pour objectif d'éliminer ces cristallisations des habitudes de consommation en assurant, dans toute la mesure du possible, à l'ensemble des consommateurs un accès égal à l'ensemble des produits communautaires.

21. Il y a enfin lieu de souligner que les considérations ci-dessus n'entravent nullement la faculté pour les Etats membres de prévoir, dans le respect des directives en la matière, un taux de TVA supérieur pour les produits de luxe par rapport aux produits nationaux ou importés qui n'ont pas ce caractère, à la condition toutefois que les critères choisis pour déterminer la catégorie de produits plus lourdement frappés ne soient pas discriminatoires à l'égard des produits importés similaires ou se trouvant, à l'égard des produits nationaux, dans le rapport de concurrence envisagé par l'article 95, alinéa 2.

22. Il résulte des considérations qui précèdent qu'en appliquant aux eaux-de-vie un régime de taxation différenciée en fonction du critère de l'appellation d'origine ou de provenance - ainsi qu'il résulte du décret-loi n° 58 du 4 mars 1977, relatif à la TVA - la République italienne a manqué, en ce qui concerne les produits importés des autres Etats membres, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité CEE.

Par ces motifs,

LA COUR,

Déclare et arrête :

1) en appliquant aux eaux-de-vie un régime de taxation différenciée en fonction du critère de l'appellation d'origine ou de provenance - ainsi qu'il résulte du décret-loi n° 58 du 4 mars 1977, relatif à la TVA - la République italienne a manqué, en ce qui concerne les produits importés des autres Etats membres, aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95 du traité CEE.

2) la partie défenderesse est condamnée aux dépens.