CA Bordeaux, 2e ch., 5 janvier 2004, n° 02-05510
BORDEAUX
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Timac (SA)
Défendeur :
Agrifoy (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Frizon de Lamotte
Conseillers :
MM. Ors, Boulet
Avoués :
Me Fournier, SCP Claverie Taillard
Avocats :
Mes Pierrard, Olier, Roquain
Faits, procédure et prétentions des parties
La SA Timac au capital de 20 000 000 F, constituée en 1959 dont le siège social est à Saint-Malo, a pour objet la fabrication et la commercialisation d'engrais, produits de fertilisation destinés à l'agriculture et plus particulièrement à la viticulture, qu'elle commercialise par son propre réseau de distribution;
Dans le secteur de la Gironde, elle commercialise un produit spécifique le "lithothame" fabriqué à base d'algue et de maërl, par l'intermédiaire de cinq "attachés commerciaux" dont Messieurs Cougouilles, Merle et Licoine employés depuis 1995 et liés par une clause de non-concurrence ainsi libellée pour chacun des trois:
"À la cessation de sa collaboration avec la société, quelle qu'en soit la cause et quelle que soit la partie à qui elle serait imputée, Monsieur ... s'interdit expressément d'entrer au service d'une entreprise créée, en voie de création ou à créer, ayant notamment pour objet la distribution, la commercialisation ou le conseil des produits directement concurrentiels de ceux commercialisés par la société (engrais, amendements organiques, organes minéraux, oligo-élément liquides et solides...) ;
Cette interdiction vaudra pendant un an sur la totalité du secteur géographique auquel Monsieur ... sera rattaché à la date de la rupture du présent contrat de travail".
La SA Agrifoy, au capital de 1 000 000 F, constituée en 1985, dont le siège est à Port Sainte-Foy en Gironde, a de son côté commercialisé une même gamme de produits destinés au secteur de la viticulture. En avril 1998, Messieurs Cougouilles, Merle et Licoine ont démissionné de leur emploi chez Timac pour rejoindre le premier la SA Agrifoy, le deuxième la SARL Agrifoy Région Garonne, le troisième l'EURL Agrifoy, qui font partie du groupe Agrifoy;
Par acte du 8 juin 1999, la société Timac a fait assigner devant le Tribunal de commerce de Bergerac la SA Agrifoy en paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale.
Par jugement du 15 décembre 2000, le tribunal de commerce a débouté la société Timac de ses demandes pour ces seuls motifs sans examen de la longue argumentation développée par cette dernière ;
Attendu que, dans ses dires, la société Timac ne démontre pas que la SA Agrifoy exerçait sur les EURL et SARL Agrifoy, un contrôle suffisamment total et direct permettant de lui imputer la responsabilité légale de leurs agissements,
- que même si, entre elles, il existe une communauté d'intérêts et de dirigeants, la SA Agrifoy, l'EURL Agrifoy et la SARL Agrifoy constituent et restent juridiquement des entités distinctes".
Vu:
- les dernières conclusions des:
- 21 octobre 2002 de la société Timac, appelante,
- 25 février 2003 d'Agrifoy,
- l'ordonnance de clôture du 13 octobre 2003,
- les conclusions de procédure d'Agrifoy du 17 novembre 2003,
- le bordereau récapitulatif des pièces communiquées établi le même jour par la société Timac;
Discussion
Sur l'incident de procédure
Les parties n'ont cessé d'user de moyens de procédure depuis le début de l'instance pour retarder l'issue de la procédure,
Agrifoy n'ayant pas conclu au fond, attendant les derniers délais, Timac en faisant de même, tant et si bien qu'un premier arrêt du 11 mars 2002 rappelait à celles-ci leurs obligations,
Que l'instance était radiée le 4 novembre 2002, de nombreux incidents de communication de pièces étant soulevés, ces incidents se perpétuent encore.
Agrifoy a conclu ainsi à nouveau:
"Attendu que le 9 octobre 2003, la SA Timac a communiqué un bordereau récapitulatif de pièces annulant et remplaçant celui annexé à ses écritures déposées le 21 octobre 2002, récapitulant plus de 200 pièces non numérotées.
Attendu que dans ces circonstances, la cour ne pourra que rejeter des débats, toute pièce dont l'appelante ne justifiera pas d'une communication régulière en première instance ou devant la cour" ;
Cependant,
- d'une part, Agrifoy n'identifie pas les pièces dont elle prétend qu'elles n'ont pas fait l'objet d'une communication au regard des bordereaux régulièrement communiqués,
- d'autre part, ne critique pas le dernier bordereau récapitulatif.
Timac a conclu ainsi à nouveau:
"La cour ne pourra qu'écarter des débats les pièces communiquées par petits morceaux par la société Agrifoy, notamment en veille de clôture, soit le vendredi 18 octobre 2002, en fin d'après midi, pour une clôture qui doit intervenir le 21 octobre, s'agissant de pièces, par ailleurs établies en mai et juin 2002...";
Toutefois, elle n'explique pas ni ne justifie pourquoi pour chacune des pièces considérées elle n'a pas été à même de s'expliquer contradictoirement.
Les demandes formées par les parties doivent être à cet égard rejetées.
Sur les actes de concurrence illicite ou déloyale
La société Timac prétend qu'Agrifoy l'a déstabilisée par:
- l'embauche de ses salariés liés par une clause de non-concurrence et s'est ainsi appropriée illicitement de la clientèle de la Gironde, dans le même secteur,
- la commercialisation sur le marché de produits identiques aux siens créant la confusion avec ses propres produits, avec une même documentation technique ce qui est caractéristique d'une concurrence déloyale.
Agrifoy prétend de son côté que Timac:
- est irrecevable en ses demandes, les trois salariés n'ayant pas été embauchés par elle,
- est mal fondée en tout cas en ses demandes.
Sur les actes de concurrence illicite
Agrifoy SA justifie que l'EURL "Agrifoy Région Grands Vins" (AGV) et la SARL "Agrifoy Région de Garonne" (ARG) constituent des personnes morales distinctes ; toutefois, il doit être constaté:
- qu'elle est la seule associée d'AGV, possède 980 parts sur 1000 d'ARG, les 20 restantes étant la propriété de Monsieur Lanquet,
- qu'AGV a pour objet "la commercialisation de toutes fournitures et produits agricoles et industriels", ARG : "la commercialisation de toutes fournitures et produits agricoles et industriels, et plus particulièrement toutes les fournitures de la Vigne (engrais minéraux, engrais organo-minéraux, les phytosanitaires...)", soit un objet identique à celui de Timac,
- qu'AGV et ARG ont été constituées en 1998 au moment des démissions des salariés de Timac et de leur embauche immédiate,
- qu'une collaboration avait été envisagée entre Agrifoy et Timac selon la lettre de la première du 12 mai 1998,
- que la SA Agrifoy par sa lettre du 12 mai 1998 a écrit "nous connaissons la clause de non-concurrence signée avec vos anciens collaborateurs et nous porterons nos efforts pour que celle-ci soit respectée dans la forme et dans le temps. En conséquence nous avons demandé à nos nouveaux collaborateurs de respecter..." ce qui induit nécessairement que la SA Agrifoy considérait les trois salariés comme faisant partie d'un même groupe, attachés à développer une même politique globale, politique par ailleurs attestée par la documentation publicitaire d'Agrifoy qui regroupe les trois sociétés sans distinction de leurs activités propres, apparaissant aux yeux des clients, comme une seule et même entité,
- qu'ainsi l'action formée par Timac est recevable.
Reste à déterminer si la SA Agrifoy a dans ces circonstances violé ou s'est rendue complice de la violation des clauses contractuelles de non-concurrence dont elle a reconnu avoir eu connaissance;
A cet égard:
Monsieur Cougouilles a été engagé par AGV "en qualité de technico-commercial" avec pour attributions "développer une clientèle de viticulteurs sur les cantons de Saint-Macaire, La Réole, Sauveterre, Cadillac, Langon, Podensac... vendre et promotionner l'ensemble des produits... en conformité absolue avec les directions fixées par la direction générale et régionale" et en particulier "de collecter le maximum d'informations sur la concurrence et sur le marché, collecter les mailings, les tarifs, les documents divers de nos concurrents", marché dont il avait une exacte connaissance pour avoir exercé les mêmes fonctions chez Timac, en violation de la clause de non-concurrence ;
Monsieur Merle de son côté a été engagé toujours en qualité de technico-commercial avec pour attributions "développer une clientèle de viticulteurs sur les cantons de Libourne, Lussac et Branne, vendre et promotionner l'ensemble des produits... distribuer par l'EURL Agrifoy" avec les mêmes autres obligations que Monsieur Cougouilles, les contrats étant identiques dans les termes et dans la frappe, en violation de la clause de non-concurrence;
La violation de la clause de non-concurrence qui ne distingue pas entre la nature des engrais vendus est par ailleurs établie par les attestations précises et concordantes de Messieurs Bellet, Lafargue, et du représentant d'Euralis sans même qu'il soit utile de se référer aux arrêts de la chambre sociale de la présente cour du 18 janvier 2001 ayant condamné Messieurs Cougouilles et Merle à verser à Timac d'importants dommages et intérêts pour violation de la clause litigieuse.
Monsieur Licoine quant à lui a été engagé par la SA Agrifoy toujours en qualité de "technico-commercial", fonctions précédemment aussi exercées auprès de Timac, dans le même secteur, pour des produits identiques, toujours en violation de la clause de non-concurrence.
Cette violation des clauses contractuelles s'est accompagnée par un débauchage massif à la même date de l'équipe commerciale de Timac dans le secteur considéré, désorganisant son organisation puisque trois salariés sur cinq ont rejoint Agrifoy ce qui est caractéristique aussi d'un acte de concurrence déloyale.
Par ailleurs, Agrifoy a alors distribué les produits identiques au "lithothame" quant à la composition "lithomus" et "Lithovigne" même si la dénomination n'est pas protégée, ni s'il n'est pas allégué ou justifié d'une contrefaçon, et ce avec une dénomination similaire, par l'intermédiaire des salariés qui avaient commercialisé dans le même secteur le lithothame ce qui est de nature à créer une confusion aux yeux de la clientèle.
Les actes de concurrence illicite et déloyale sont donc ainsi caractérisés, ils entraînent nécessairement un préjudice, à cet égard au vu des contestations élevées une expertise s'impose, toutefois, il y a lieu au vu des justifications produites d'allouer une provision et d'ordonner la publication sollicitée dans les limites qui suivent.
Sur les frais irrépétibles
Il est équitable de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile dans les conditions qui suivent.
Décision
Par ces motifs, LA COUR, infirme le jugement, Condamne la SA Agrifoy à réparer les préjudices subis par la société Timac en suite des actes de concurrence illicites et déloyaux commis par elle sur le secteur d'activité de Messieurs Cougouilles, Merle et Licoine en suite de la démission de ces derniers et de leur réengagement en qualité de salariés du groupe Agrifoy en 1998, au titre de la commercialisation des engrais organiques et organo-minéraux, avant de statuer sur le montant de ces préjudices, ordonne une expertise, commet pour y procéder Monsieur Paquier demeurant <adresse> 33031 Bordeaux Cedex avec mission de : 1° se faire communiquer tout document utile, 2° fournir à la cour tous éléments propres à déterminer les préjudices subis par la société Timac en suite des actes de concurrence illicites et déloyaux plus haut retenus en détaillant notamment les pertes de marge, les frais de formation, le préjudice commercial, les frais de réadaptation sur le secteur, la perte de clientèle,... Dit que la société Timac consignera la somme de 3 000 euro à titre de provision à valoir sur la rémunération de l'expert, auprès de la Régie d'Avances et de Recette de la cour dans les deux mois du présent arrêt, Dit qu'à défaut de consignation dans le délai, la désignation de l'expert sera caduque, sauf prorogation du délai ou relevé de caducité, Dit que l'expert déposera son rapport au secrétariat-greffe de la cour dans les quatre mois suivant le dépôt de la consignation, Dit qu'en cas de refus ou d'empêchement de l'expert, il sera pourvu à son remplacement par simple ordonnance du conseiller de la mise en état, Commet le magistrat chargé de la mise en état, aux fins de surveiller les opérations d'expertise, Condamne en outre la société Agrifoy à payer à la société Timac les sommes de : - 15 000 euro à titre de provision à valoir sur les préjudices, - 3 000 euro au titre des frais irrépétibles, Ordonne la publication du présent arrêt dans deux journaux au choix de la société Timac, et aux frais d'Agrifoy, dans la limite de la somme de 1 500 euro, Condamne la société Agrifoy aux dépens à ce jour exposés, application étant faite de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.