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Décisions

CA Colmar, ch. soc. A, 6 juillet 2006, n° 06-00046

COLMAR

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Zouhry

Défendeur :

Lunettes Yves Cogan (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Mme Rastegar

Conseillers :

Mmes Brodard, Schneider

Avocats :

Mes Guichard, Tonin

Cons. prud'h. Strasbourg, du 13 déc. 200…

13 décembre 2005

Mme Zouhry a été embauchée le 1er janvier 2000 en qualité de VRP multicartes par la SA Lunettes Yves Cogan.

Son secteur géographique exclusif était celui du grand Est et sa rémunération, à l'origine composée d'un salaire fixe de 4 000 F et de commissions de 5% sur les affaires traitées après encaissement du prix, correspondait en dernier lieu à des commissions s'élevant à 15 % des affaires traitées.

En cours d'année 2003, la SA Lunettes Yves Cogan a décidé de diversifier son offre de produits, en lançant une nouvelle gamme de montures de lunettes, distribuée auprès de sa clientèle dès le mois de mai 2003, puis à compter du mois de janvier 2004, a différencié les deux gammes de produits sous l'appellation " Cogan " pour les modèles modernes et en conservant l'appellation " Yves Cogan " pour les modèles classiques.

Du mois d'octobre au mois de décembre 2003, la SA Lunettes Yves Cogan a interrogé ses représentants afin qu'ils déterminent leurs objectifs pour l'année 2004 et souhaitant aborder la distribution des deux marques de façon différenciée, elle a suggéré que des avenants soient conclus pour la collection Cogan.

Par différents courriers, Mme Zouhry a demandé que lui soient transmises de multiples pièces (calendriers des sorties et disponibilités, chiffre d'affaires des années 2002 et 2003, détail de son propre chiffre d'affaires par produit, taux de rotation des modèles, pourcentage d'augmentation demandé aux autres représentants), a émis des observations critiques ou dubitatives sur les perspectives d'évolution, pour finalement s'engager sur un chiffre d'affaires augmenté de 3 % par rapport à celui de l'année 2003, voire davantage si les moyens donnés et le contexte économique le permettaient.

Irritée par l'attitude de Mme Zouhry, la SA Lunettes Yves Cogan l'a convoquée au siège de la société le 5 janvier 2004 pour "remettre à plat les bases de leur coopération".

Lors de cette entrevue, la SA Lunettes Yves Cogan l'a informée de son intention de confier la distribution de la nouvelle collection Cogan à un autre représentant, en la priant de lui retourner les modèles en sa possession.

Par courrier du 6 janvier 2004, Mme Zouhry a protesté contre cette mesure, la privant d'environ 40 % de ses revenus, avant de se raviser le 11 janvier, en acceptant l'évolution de 20 % de son chiffre d'affaires, sous diverses réserves et en demandant que lui soit adressé l'avenant à son contrat de travail.

La SA Lunettes Yves Cogan n'est pas revenue sur sa position et a effectivement embauché un autre représentant, distribuant la marque " Cogan " sur le secteur d'activité de Mme Zouhry.

Le 2 février 2004, Mme Zouhry a mis en demeure la SA Lunettes Yves Cogan de la réintégrer sur son secteur et pour la distribution de l'ensemble des produits, puis a attrait son employeur devant le Conseil de prud'hommes de Strasbourg, pour obtenir cette réintégration sous astreinte en réservant ses droits à prendre acte de la rupture du contrat de travail à raison des manquements de son employeur et a réclamer des indemnités de rupture.

A l'issue de l'audience devant le Bureau de conciliation, Mme Zouhry a pris acte de la rupture de son contrat de travail par courrier du 29 mars 2004.

Par jugement du 13 décembre 2005, le Conseil de prud'hommes de Strasbourg a qualifié la rupture de démission, a rejeté les demandes en paiement des indemnités de rupture, des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, ainsi que l'indemnité de clientèle et a condamné l'employeur au paiement de la somme de 608,30 euro à titre de rappel sur commissions outre les congés payés afférents.

Le conseil a également condamné Mme Zouhry à payer à son employeur la somme de 5 950,47 euro au titre de l'indemnité compensatrice de préavis et a rejeté la demande reconventionnelle tendant au paiement de dommages-intérêts pour rupture abusive.

Mme Zouhry a régulièrement interjeté appel de ce jugement.

Vu les dispositions de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile,

Vu les conclusions de Mme Zouhry, appelante, reçues au greffe le 18 janvier 2006 reprises et développées oralement à l'audience par lesquelles elle demande à la cour d'infirmer le jugement sauf au regard du solde sur commissions et statuant à nouveau de:

- dire et juger que la prise d'acte de la rupture s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse

- subsidiairement de prononcer la résiliation du contrat de travail aux torts de l'employeur

- de condamner l'employeur à lui payer

* 10 029 euro au titre de l'indemnité compensatrice de préavis et 1 002 euro au titre des congés payés afférents

* 80 232 euro au titre de l'indemnité de clientèle

* 70 000 euro à titre de dommages-intérêts sur le fondement de l'article L. 122-14-4 du Code du travail

* 2 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Vu les conclusions de la SA Lunettes Yves Cogan, intimée et appelante incidente, reçues au greffe le 19 mai 2006 reprises et développées oralement à l'audience, tendant à la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté Mme Zouhry de ses demandes et à l'infirmation du jugement pour le surplus et sur son appel incident, de prononcer la résiliation du contrat de travail aux torts de Mme Zouhry et de la condamner à lui payer la somme de 10 727,12 euro au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, la somme de 40 000 euro à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, ainsi qu'un montant de 3 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Vu les pièces de la procédure

Sur la rupture du contrat de travail

Attendu que la SA Lunettes Yves Cogan dénie à Mme Zouhry le droit de faire constater la rupture de son contrat de travail en invoquant une jurisprudence récente de la Cour de cassation du 8 juillet 2003 aux termes de laquelle "dès lors qu'un salarié a engagé une action contre son employeur tendant à l'exécution du contrat de travail, il n'est pas en droit pendant le cours de l'instance de prendre acte de la rupture du contrat à raison des faits dont il a saisi la juridiction prud'homale ".

Qu'en l'espèce, la demande introduite dans le droit fil de la sommation du 2 février 2004 tendait à sa réintégration dans ses droits et son secteur géographique, avec cette indication qu'à défaut, elle serait amenée à prendre acte de la rupture du contrat de travail et que par voie de conséquence, la prise d'acte de la rupture intervenue en cours de procédure s'inscrivait dans la démarche initiale de la salariée, annoncée dès la saisine du conseil de prud'hommes.

Que par voie de conséquence, il convient de constater la rupture du contrat de travail par le courrier de Mme Zouhry en date du 29 mars 2004 imputant à son employeur les conséquences de cette rupture.

Qu'en pareille hypothèse, la rupture produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits dénoncés la justifiaient, ou d'une démission dans le cas contraire.

Que Mme Zouhry reproche à son employeur d'avoir modifié unilatéralement son contrat de travail en méconnaissant l'exclusivité géographique qui lui était reconnue et en confiant la distribution d'une partie de ses produits à un autre représentant, ce qui a généré une diminution de sa rémunération.

Attendu que le contrat de travail a confié à Mme Zouhry la représentation commerciale des produits fabriqués et commercialisés par la SA Lunettes Yves Cogan sur le secteur géographique du grand Est à titre exclusif.

Que certes, plusieurs clauses du contrat permettent à l'employeur de porter atteinte à l'exclusivité géographique de la salariée (sous réserve de maintenir un secteur équivalent ou de l'indemniser) et de modifier la consistance des produits commercialisés et confiés à la salariée, voire de "confier la représentation de produits ou de marques autres que ceux qui font l'objet du contrat à toute autre personne de son choix".

Que cependant il est de jurisprudence constante, que toute modification essentielle du contrat de travail telle que celle portant sur le secteur géographique ou la clientèle, la teneur des produits commercialisés (autre que leur simple évolution) ou la rémunération, ne peut intervenir qu'à la suite d'un accord exprès des parties, nonobstant toute clause contraire.

Qu'en l'espèce, il ne peut être soutenu que les produits " Cogan " constituaient un produit ou une marque distincts de ceux faisant l'objet du contrat.

Qu'en effet, le lancement des nouveaux modèles "plus modernes" a eu lieu dès le mois de mai 2003 (cf fax du 12 mai 2003) puis en août 2003 et Mme Zouhry en a immédiatement assuré la représentation comme les autres représentants.

Que la circonstance qu'en décembre 2003, l'employeur ait modifié sa stratégie marketing en différenciant sa collection existante en deux marques, ne permet pas de considérer que la nouvelle marque ne relèverait pas du champ d'application du contrat de travail.

Qu'au demeurant la SA Lunettes Yves Cogan a expressément intimé à Mme Zouhry l'ordre de "ne plus vendre les modèles qui font à présent partie de la collection Cogan et de les retourner à l'employeur dans les meilleurs délais" (cf courrier du 5 janvier 2004).

Que par voie de conséquence, le fait de retirer à Mme Zouhry une partie de la collection qu'elle représentait, pour la confier à un autre représentant sur son secteur géographique, constitue une modification de son contrat de travail qui ne pouvait être effectuée qu'avec son accord.

Attendu que l'employeur ne peut davantage soutenir que Mme Zouhry aurait refusé de signer un avenant à son contrat de travail, alors qu'aucun avenant ne lui a été soumis.

Que si les tergiversations de Mme Zouhry résultant de ses nombreux courriers ont pu être interprétées comme un manque d'implication dans son activité, pour autant la SA Lunettes Yves Cogan ne pouvait sanctionner cette attitude par une modification de l'étendue des produits confiés à la salariée.

Que par voie de conséquence, il convient d'infirmer le jugement déféré et de dire et juger que la rupture du contrat de travail s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Que l'employeur doit être condamné au paiement d'une indemnité compensatrice de préavis correspondant à trois mois de salaire, conformément aux dispositions de l'article L. 751-5 du Code du travail, soit 10 029 euro, outre les congés payés afférents s'élevant à 1 002 euro.

Attendu qu'en considération de l'ancienneté de la salariée, des circonstances de la rupture et du préjudice inhérent à la perte de son emploi, il convient de chiffrer à 20 058 euro les dommages-intérêts dus à raison de la rupture du contrat de travail.

Sur l'indemnité de clientèle

Attendu que selon les dispositions de l'article L. 751-9 du Code du travail, la rupture du contrat de travail imputable à l'employeur ouvre droit au profit du VRP à une indemnité "pour la part qui lui revient personnellement dans l'importance en nombre et en valeur de la clientèle apportée, crée ou développée par lui."

Que l'indemnisation de ce préjudice est subordonnée à la preuve de l'augmentation en nombre et en valeur de la clientèle, à raison de l'activité du VRP sur le secteur confié.

Que Mme Zouhry justifie de son droit à indemnisation dès lors qu'à la signature du contrat de travail son secteur comptait 57 clients et développait un chiffre d'affaires de 55 202 euro, tandis qu'en 2004, son secteur comptait 322 clients et son chiffre d'affaires a été porté à 280 000 euro

Qu'il convient de chiffrer l'indemnité de clientèle à 10 000 euro, en considération de la clientèle apportée, mais aussi de la circonstance que VRP multicartes, Mme Zouhry démarchait également la même clientèle sur le même secteur pour le compte d'une société distribuant des montures de lunettes sous la marque Axebo.

Sur la demande de l'employeur

Attendu que la rupture du contrat de travail est imputable à l'employeur qui ne peut obtenir le paiement ni de l'indemnité compensatrice de préavis, ni de dommages-intérêts de rupture.

Que le jugement doit être confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts et infirmé en revanche au regard de l'indemnité compensatrice de préavis allouée.

Attendu que la disposition du jugement allouant à Mme Zouhry un solde de commissions et les congés payés afférents n'est pas critiquée et sera confirmée.

Attendu qu'il y a lieu d'ordonner le remboursement par la SA Lunettes Yves Cogan aux organismes concernés, des indemnités de chômage payées à Mme Zouhry, du jour de la rupture du contrat de travail au jour du jugement prononcé par le conseil de prud'hommes, dans la limite de 2 mois d'indemnités de chômage, conformément aux dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail.

Attendu qu'il paraît inéquitable de laisser à la charge de Mme Zouhry la totalité des frais exposés et non compris dans les dépens.

Qu'il y a lieu de lui allouer la somme de 1 800 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs, LA COUR, statuant par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, après en avoir délibéré conformément à la loi, Déclare les appels recevables, Au fond, Rejette l'appel incident, Dit l'appel principal partiellement fondé, Confirme le jugement en ce qu'il a condamné la SA Lunettes Yves Cogan à payer à Mme Zouhry la somme de 608,30 euro (six cent huit euro et trente centimes) à titre de solde sur commissions, ainsi que la somme de 60,83 euro (soixante euro et quatre-vingt-trois centimes) au titre des congés payés afférents. Le confirme également en ce qu'il a rejeté la demande de la SA Lunettes Yves Cogan en paiement de dommages-intérêts. L'infirme pour le surplus et statuant à nouveau, Dit que la rupture du contrat de travail s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Condamne la SA Lunettes Yves Cogan à payer à Mme Zouhry les sommes suivantes : - 10 029 euro (dix mille vingt-neuf euro) à titre d'indemnité compensatrice de préavis, - 1 002 euro (mille deux euro) au titre des congés payés afférents. Ces deux sommes étant assorties des intérêts au taux légal à compter du 29 mars 2004 - 20 05 8 euro (vingt mille cinquante-huit euro) à titre de dommages-intérêts sur le fondement des dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail. - 10 000 euro (dix mille euro) à titre d'indemnité de clientèle. Ces deux dernières sommes étant assorties des intérêts au taux légal à compter de ce jour. Déboute la SA Lunettes Yves Cogan de sa demande en paiement de l'indemnité compensatrice de préavis. Ordonne le remboursement par la SA Lunettes Yves Cogan aux organismes concernés, des indemnités de chômage payées à Mme Zouhry du jour de la rupture du contrat de travail au jour du jugement prononcé par le conseil de prud'hommes, dans la limite de 2 mois d'indemnités de chômage. Condamne la SA Lunettes Yves Cogan à payer à Mme Zouhry la somme de 1 800 euro (mille huit cents euro) en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Condamne la SA Lunettes Yves Cogan aux dépens de première instance et d'appel.