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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 14 juin 2006, n° 05-08030

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cartier (SA)

Défendeur :

Raymond Weil (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Carre-Pierrat

Conseillers :

Mmes Magueur, Rosenthal-Rolland

Avoués :

SCP Moreau, SCP Hardouin

Avocats :

Mes Combeau, Azema

T. com. Paris, du 4 mars 2005

4 mars 2005

Vu l'appel interjeté le 5 avril 2005, par la société Cartier d'un jugement rendu le 4 mars 2005 par le Tribunal de commerce de Paris qui l'a déboutée de ses demandes et condamnée à payer à la société Raymond Weil la somme de 7 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Vu les dernières écritures en date du 9 mai 2006, par lesquelles la société Cartier, poursuivant l'infirmation de la décision entreprise, demande à la cour de:

* constater que les montres référencées " Variations-Tradition 57 672 P 00 300 " dans le catalogue Raymond Weil et la montre identifiée sous le n° 57 66 P00 300 dans le procès-verbal de constat du 8 novembre 2002 constituent la copie servile ou à tout le moins quasi-servile de la montre Tank Louis Cartier,

* dire qu'en fabriquant, en important en France, en offrant à la vente de tels modèles de montres reproduisant la forme et l'aspect de la montre Tank Louis Cartier, la société Raymond Weil a commis à son égard des actes de concurrence déloyale et parasitaire devant être sanctionnés en vertu de l'article 1382 du Code civil,

* faire défense à la société Raymond Weil d'introduire, d'offrir en vente et de vendre en France des montres reproduisant la forme et l'aspect de la montre Tank Louis Cartier sous une astreinte définitive et non comminatoire de 3 000 euro par montre introduite, offerte en vente et/ou vendue à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,

* condamner la société Raymond Weil au paiement de la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,

* ordonner la confiscation à son profit de toutes les montres Raymond Weil constituant des copies serviles ou à tout le moins quasi-serviles de la montre Tank Louis Cartier et de tous les catalogues reproduisant ces montres se trouvant en France au moment de l'arrêt à intervenir et la condamner à les remettre sous astreinte définitive et non comminatoire de 3 000 euro par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt,

* condamner la société Raymond Weil à procéder aux mesures nécessaires pour récupérer les montres, catalogue et autres documents susvisés se trouvant chez ses distributeurs en France et la voir condamner, sous la même astreinte, à les lui remettre en vue de leur destruction dans le mois qui suivra la signification de l'arrêt,

* l'autoriser à faire procéder à la publication de l'arrêt dans cinq journaux ou périodiques aux frais de la société Raymond Weil à titre de complément de dommages et intérêts,

* condamner la société Raymond Weil au versement de la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

* subsidiairement, avant de procéder à l'évaluation définitive de son préjudice, désigner un expert aux fins de rechercher le nombre de montres constituant des copies de la montre Tank Louis Cartier introduites et commercialisées en France,

* condamner d'ores et déjà la société Raymond Weil au paiement de la somme de 50 000 euro à titre de provision;

Vu les dernières écritures en date du 5 mai 2006, aux termes desquelles la société Raymond Weil prie la cour de confirmer la décision entreprise et de condamner la société Cartier au versement de la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles;

Sur ce, LA COUR,

Considérant que, pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties ; qu'il suffit de rappeler que:

* la société Cartier commercialise depuis plus de 50 ans une montre connue sous la dénomination Tank, créée en 1919 par Louis Cartier,

* cette montre n'a jamais cessé de figurer dans la collection des montres Cartier et est désignée sous la référence Tank Louis Cartier,

* le 8 novembre 2002, la société Cartier a fait procéder à un constat d'achat, réalisé par huissier de justice, d'une montre, offerte à la vente dans le magasin à l'enseigne Maty situé 4 place de l'Opéra à Paris, vendue sous la référence "5766 P 00300", figurant et référencée "Variations-Tradition 57672 P 00300" au catalogue de la société Raymond Weil, Société horlogère genevoise,

* estimant que cette montre est une copie servile de la montre Tank Louis Cartier, la société Cartier a assigné la société Raymond Weil en concurrence déloyale et parasitaire;

Sur la concurrence déloyale et parasitaire

Considérant qu'il n'est pas démenti que la montre Tank, créée par Louis Cartier en 1919, constitue l'une des pièces maîtresses de la collection horlogère de la société Cartier;

Qu'étroitement associée au nom de cette dernière, en raison de sa renommée mondiale, cette montre est caractérisée par:

- un boîtier de couleur or, comportant deux brancards latéraux à section semi-circulaire et à extrémités arrondies, dont l'épaisseur contraste avec les deux barrettes transversales qui, situées entre ces deux brancards, forment l'encadrement du cadran et qui dépassent, à chacune de leurs extrémités, le boîtier proprement dit pour entourer un bracelet dont la largeur correspond à celle du cadran,

- un cadran de forme rectangulaire à fond blanc sur lequel figure une échelle de minutes, dite "chemin de fer", elle-même rectangulaire, comportant des nombres écrits en chiffres romains inclinés et des aiguilles en forme de glaive,

- un remontoir sculpté comportant un embout en saphir;

Considérant qu'il ressort de l'examen des montres en présence, auquel la cour a procédé, que le modèle commercialisé par la société Raymond Weil, sous les références "Variations-Tradition 57672 P 00300 et 5766 P 00300" reproduit de manière servile les caractéristiques de la montre Tank Louis Cartier;

Que les modifications, tenant notamment à l'absence de saphir sur le remontoir, ne sont pas suffisantes pour conférer à la montre litigieuse un aspect différent; qu'il importe peu que la marque "Raymond Weil" soit apposée sur le cadran, dès lors que l'apparence d'ensemble est la même, le consommateur identifiant la forme et l'aspect de la montre Tank notoirement connue;

Considérant que la société Raymond Weil soutient que la copie d'un modèle, qui ne fait plus l'objet de droits de propriété intellectuelle, ne constitue en elle-même une faute;

Qu'elle ajoute que, depuis plus de trente ans et parfois davantage, de multiples entreprises d'horlogerie, suisses et françaises, commercialiseraient des montres reproduisant les caractéristiques du modèle de la société Cartier;

Mais considérant qu'aucune des montres divulguées dans les catalogues Europa Star Europe, Imported Watch And Clock, Wrist Watch, L'Art de Breguet, Longines, Les Montres Bracelets, ne reproduit la combinaison précitée des éléments distinctifs de la montre Tank, de sorte qu'ils offrent une impression d'ensemble propre qui permet de les distinguer;

Qu'en tout état de cause, le fait que d'autres horlogers emprunteraient certaines caractéristiques de la montre Tank ne saurait exonérer la société Raymond Weil de sa responsabilité;

Considérant que la circonstance, selon laquelle la société Raymond Weil, aurait commercialisé en France la montre litigieuse depuis 1977, ne saurait priver la société Cartier de la possibilité d'agir à son encontre dès lors que l'offre en vente a été constatée le 8 novembre 2002;

Considérant que le parasitisme est caractérisé par la circonstance selon laquelle une personne, à titre lucratif et de façon injustifiée, s'inspire ou copie une valeur économique d'autrui, individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements;

Considérant en l'espèce, qu'il est démontré que le modèle Tank Louis Cartier, créé en 1919, dans sa forme et son aspect n'a jamais cessé de figurer dans les collections des montres Cartier;

Que cette montre, dont l'apparence est connue dans le monde entier, est associée dans l'esprit du public à la société Cartier dont elle constitue un emblème, ainsi qu'il résulte de sa représentation sur la couverture de l'ouvrage "Le temps de Cartier" consacré aux créations de cette société;

Qu'elle continue à connaître un succès incontesté et une notoriété entretenue par des campagnes publicitaires que lui consacre, de manière régulière, la société Cartier dans de nombreuses parutions de presse, dont notamment:

- La Revue des Montres (juillet 2003) : " Cartier, Eternelle Tank ",

- Gala (décembre 2003) : " Une force de séduction intemporelle, Yves Montant, Charlotte Rampling, Jackie Kennedy, trois des charismatiques égéries de la Tank Louis Cartier ",

- Vogue (février 2003) : " identifiable au premier coup d'oeil Tank ",

- Paris Capitale (juillet 2003) : " Montre Tank, La puriste ",

- Elle (avril 2004) : "Tank Louis Cartier, le temps des légendes",

- Le Mariage (mai 1997) : "Montre Tank Louis Cartier, 150 ans d'histoire et beaucoup d'amour",

- Madame Le Figaro (novembre 1990) : " Tank, éternellement contemporaine, elle est "la montre" Cartier 'l'art d'être unique' ",

- Fashion Style (février 2001) : "montre Tank Louis Cartier, la montre la plus célèbre de Cartier",

- Marie France (août 1997) : "la montre Tank a traversé le siècle, Jacqueline Onassis Kennedy l'a portée toute sa vie";

Considérant qu'il s'ensuit que la montre Tank Louis Cartier est un modèle légendaire et emblématique, ayant acquis depuis près d'un siècle, une renommée mondiale, un succès durable incontestable, un pouvoir attractif et prestigieux historiquement associé au nom de la société Cartier;

Considérant de sorte, qu'en introduisant, en important, en offrant à la vente et en commercialisant en France une copie servile de la montre Tank, la société Raymond Weil a nécessairement cherché à tirer profit, sans aucun travail créatif et sans investissement, de la notoriété qui s'y attache et que la société Cartier a obtenue en développant des campagnes publicitaires régulières et de grande envergure, comme en attestent les ouvrages et documents précités;

Que contrairement à ce que soutient la société Raymond Weil, la réputation qu'elle possède dans le domaine horloger suisse ne l'exonère nullement de la responsabilité encourue alors au contraire, que l'image de sérieux qui est la sienne devait la conduire à ne pas se placer dans le sillage de l'une de ses concurrentes sur le marché horloger dont elle connaît parfaitement les modèles historiques;

Que ce comportement parasitaire délibérément adopté, qui tend à détourner le pouvoir attractif et prestigieux de la montre Tank Louis Cartier, constitue une faute manifeste engageant la responsabilité de la société Raymond Weil;

Considérant de sorte, qu'il convient d'infirmer la décision entreprise;

Sur les mesures réparatrices:

Considérant que s'il n'est pas démenti que la montre Raymond Weil n'est pas une montre bas de gamme, il n'en demeure pas moins que son offre à la vente et sa commercialisation au prix de 360 euro, a nécessairement porté atteinte au modèle Tank Louis Cartier de la société Cartier, qu'elle banalise et vulgarise, incitant ainsi la clientèle de cette dernière à s'en détourner d'autant plus facilement qu'il s'agit d'un article de prestige, vendu au prix de 4 050 euro;

Considérant que ce préjudice sera réparé, sans qu'il soit besoin d'ordonner une mesure d'expertise, par l'allocation de la somme de 80 000 euro;

Considérant que la société Cartier est également fondée à solliciter les mesures d'interdiction sous astreinte et de publication qui seront ordonnées selon les modalités exposés au dispositif ci-après;

Que la mesure d'interdiction sous astreinte suffisant à mettre un terme aux agissements illicites, il n'y pas lieu de faire droit à la demande de confiscation;

Sur les autres demandes:

Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société Cartier; qu'il lui sera alloué à ce titre la somme de 10 000 euro ; que la société Raymond Weil qui succombe en ses prétentions doit être déboutée de sa demande formée sur ce même fondement;

Par ces motifs, Infirme en toutes ses dispositions le jugement déféré, Statuant à nouveau : Dit qu'en introduisant, en important et en offrant à la vente en France une copie servile de la montre Tank Louis Cartier, la société Raymond Weil a engagé sa responsabilité, Fait défense à la société Raymond Weil d'introduire, d'importer, d'offrir en et de vendre en France des montres reproduisant servilement les caractéristiques du modèle Tank Louis Cartier, sous astreinte de 3 000 euro par infraction constatée à l'expiration d'un délai de quinze jours suivant la signification du présent arrêt, Condamne la société Raymond Weil à payer à la société Cartier la somme de 80 000 euro à titre de dommages et intérêts, Autorise la société Cartier à faire publier la présente décision dans trois journaux ou périodiques, de son choix, aux frais de la société Raymond Weil sans que le coût de chaque insertion n'excède à sa charge la somme de 4 000 euro HT, Condamne la société Raymond Weil à payer à la société Cartier la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles, Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Raymond Weil aux dépens et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.