CJCE, 9 août 1994, n° C-43/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Vander Elst
Défendeur :
Office des migrations internationales
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Edward
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocat :
Mes Fazzi-De Clercq
LA COUR,
1 Par décision du 22 décembre 1992, parvenue à la Cour le 15 février 1993, le Tribunal administratif de Châlons-sur-Marne a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles sur les articles 59 et 60 du traité.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Vander Elst, employeur de nationalité belge et établi en Belgique, à l'Office des migrations internationales (ci-après l'"OMI"), organisme français relevant du ministère du Travail et chargé, notamment, des opérations de recrutement de la main-d'œuvre étrangère en territoire français.
3 M. Vander Elst exploite à Bruxelles une entreprise de démolition spécialisée. Outre des ressortissants belges, l'entreprise emploie sans interruption depuis plusieurs années des citoyens marocains. Ces derniers résident légalement en Belgique, ont un permis de travail belge, bénéficient de la sécurité sociale belge et perçoivent leur rémunération dans ce pays.
4 En 1989, l'entreprise Vander Elst a exécuté des travaux de démolition et de récupération de matériaux sur un édifice appelé "Château Lanson" à Reims. Ces travaux ont duré un mois. Pour les effectuer, M. Vander Elst a envoyé sur place une équipe de huit personnes faisant partie de son personnel habituel, dont quatre belges et quatre marocains. Pour ces derniers, il avait obtenu préalablement du consulat de France à Bruxelles un visa de court séjour, valable pour un mois.
5 Lors d'un contrôle effectué les 12 et 18 avril 1989 sur le chantier de Reims, les services français de l'inspection du travail ont constaté que les travailleurs marocains employés par M. Vander Elst et travaillant sur le chantier ne disposaient pas d'une autorisation de travail délivrée par les autorités françaises. D'après lesdits services, le visa de court séjour ne suffisait pas pour exercer une activité professionnelle salariée en France.
6 L'article L. 341-2 du Code du travail français prévoit que tout étranger qui veut exercer en France une profession salariée doit présenter, outre les documents et les visas correspondants, "un contrat de travail visé par l'autorité administrative ou une autorisation de travail et un certificat médical". L'article L. 341-6, premier alinéa, dudit Code interdit "à toute personne d'engager ou de conserver à son service un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France". Le non-respect de ces dispositions est sanctionné, selon l'article L. 341-7 du même Code, par le versement d'une contribution spéciale au bénéfice de l'OMI, dont le montant ne peut être inférieur à 500 fois le taux horaire du minimum garanti prévu à l'article L. 141-8 du Code précité. De plus, d'après l'article L. 341-9 du Code du travail précité, le recrutement et l'introduction en France des travailleurs étrangers relèvent exclusivement de l'OMI.
7 Les services français de l'inspection du travail ont considéré que, en employant sur le territoire français des ressortissants de pays tiers, sans avoir informé l'OMI et sans être titulaire des autorisations de travail correspondantes, M. Vander Elst avait contrevenu aux articles L. 341-6 et L. 341-9 du Code du travail français. Sur base du procès-verbal dressé par lesdits services, l'OMI a par conséquent infligé au demandeur une contribution spéciale de 121 520 FF, en application de l'article L. 341-7 du même Code. Après consultation du directeur départemental du travail et de l'emploi, le montant de la contribution spéciale a été réduit à 30 380 FF.
8 M. Vander Elst a introduit un recours gracieux contre cette décision devant le directeur de l'OMI, qui l'a rejeté par décision du 9 mars 1990. M. Vander Elst a alors saisi, le 28 avril 1990, le tribunal administratif de Châlons-sur-Marne d'une demande en annulation de la décision relative à la contribution spéciale susmentionnée et, subsidiairement, d'une demande visant à diminuer celle-ci en raison de sa bonne foi et du fait qu'il a immédiatement fait les démarches pour obtenir, et qu'il a obtenu, les autorisations provisoires de travail requises.
9 A l'appui de son recours, le demandeur a notamment fait valoir que les dispositions litigieuses du Code du travail français constituaient une entrave à la libre prestation de services, incompatible avec les articles 59 et suivants du traité.
10 Compte tenu de ces argumentations, le juge de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Les dispositions du droit communautaire prises dans leur ensemble, et notamment les articles 59 et 60 du traité, doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'un État membre de la Communauté soumette à une autorisation ou au paiement d'une redevance à un organisme d'immigration l'emploi sur son territoire de travailleurs ressortissants d'États tiers à la Communauté régulièrement et habituellement employés par une entreprise installée dans un autre État membre de la Communauté à l'occasion d'une prestation de services effectuée par cette entreprise sur ce territoire?
2) La législation française qui impose aux entreprises françaises employant des travailleurs d'État tiers à la Communauté l'obtention d'une autorisation d'emploi ou les soumet au paiement d'une contribution spéciale à l'OMI est-elle discriminatoire au regard de ces mêmes dispositions pour les entreprises des autres États membres de la Communauté et notamment de la Belgique?"
11 Par ces questions, le juge national demande en substance si les articles 59 et 60 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'un État membre oblige les entreprises qui, établies dans un autre État membre, se rendent sur son territoire afin d'y prester des services et qui emploient de façon régulière et habituelle des ressortissants d'États tiers à obtenir, pour ces travailleurs, une autorisation de travail auprès d'un organisme national d'immigration et à payer les frais y afférents, sous peine de se voir infliger une amende administrative.
12 Il y a lieu de relever tout d'abord que, en France, l'obligation imposée aux entreprises d'obtenir une autorisation de travail pour employer des ressortissants des États tiers est assortie de l'obligation de payer une redevance, laquelle comme la forte amende administrative qui sanctionne le non-respect de cette obligation peuvent constituer des charges économiques substantielles pour les employeurs.
13 Il convient de rappeler ensuite que les ressortissants des États membres de la Communauté ont un droit d'accès au territoire des autres États membres dans l'exercice des différentes libertés reconnues par le traité et, notamment, de la libre prestation des services dont bénéficient, selon une jurisprudence constante, tant les prestataires que les destinataires des services (voir arrêts du 2 février 1989, Cowan, 186-87, Rec. p. 195, et du 30 mai 1991, Commission/Pays-Bas, C-68-89, Rec. p. I-2637, point 10).
14 Ainsi l'article 59 du traité exige-t-il non seulement l'élimination de toute discrimination à l'encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s'applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu'elle est de nature à prohiber ou à gêner davantage les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (voir arrêt du 25 juillet 1991, Saeger, C-76-90, Rec. p. I-4221, point 12).
15 De même, il a déjà été jugé qu'une réglementation nationale qui subordonne l'exercice de certaines prestations de services sur le territoire national, par une entreprise établie dans un autre État membre, à la délivrance d'une autorisation administrative constitue une restriction à la libre prestation de services, au sens de l'article 59 du traité (voir arrêt Saeger, précité, point 14). De plus, il ressort de l'arrêt du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral (62-81 et 63-81, Rec. p. 223), qu'une réglementation d'un État membre qui oblige les entreprises établies dans un autre État membre à payer des redevances pour pouvoir employer sur son territoire des travailleurs qui ont déjà donné lieu, pour les mêmes périodes d'activité, à des charges comparables dans leur État de résidence se révèle une charge économique supplémentaire pour ces employeurs, lesquels sont en fait frappés plus lourdement que les prestataires établis sur le territoire national.
16 Enfin, il y a lieu de rappeler que la libre prestation de services en tant que principe fondamental du traité ne peut être limitée que par des réglementations justifiées par des raisons impérieuses d'intérêt général et s'appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l'État destinataire, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'État membre où il est établi (voir, notamment, arrêts du 26 février 1991, Commission/Italie, C-180-89, Rec. p. I-709, point 17, et Commission/Grèce, C-198-89, Rec. p. I-727, point 18).
17 Toutefois, comme la Cour l'a souligné à plusieurs reprises, un État membre ne peut subordonner l'exécution de la prestation de services sur son territoire à l'observation de toutes les conditions requises pour un établissement, sous peine de priver de tout effet utile les dispositions destinées à assurer la libre prestation de services (voir arrêts du 26 février 1991, Commission/France, C-154-89, Rec. p. I-659, point 12, et Saeger, précité, point 13).
18 En l'occurrence il y a lieu de souligner, en premier lieu, que les travailleurs marocains employés par M. Vander Elst résidaient de façon régulière en Belgique, l'État d'établissement de leur employeur, où une autorisation de travail leur avait été délivrée.
19 En second lieu, il résulte du dossier et des débats devant la Cour que les visas de court séjour dont disposaient les intéressés, délivrés par le consulat de France suite à leur demande, constituaient des titres valables pour séjourner sur le territoire français le temps nécessaire à l'exécution des travaux. Par conséquent, la réglementation nationale applicable dans l'État d'accueil en matière d'immigration et de séjour des étrangers avait été respectée.
20 S'agissant de l'autorisation de travail qui est au centre du litige au principal, il y a lieu de relever enfin qu'elle est exigée pour qu'un ressortissant d'un pays tiers puisse exercer une activité salariée dans une entreprise établie en France, quelle que soit la nationalité de son employeur, le visa de court séjour n'étant pas équivalent. Un tel système vise à régler l'accès des travailleurs des pays tiers au marché de l'emploi français.
21 Or, les travailleurs employés par une entreprise établie dans un État membre et qui sont envoyés temporairement dans un autre État membre en vue d'y effectuer une prestation de services ne prétendent aucunement accéder au marché de l'emploi de ce second État, dès lors qu'ils retournent dans leur pays d'origine ou de résidence après l'accomplissement de leur mission (voir arrêt du 27 mars 1990, Rush Portuguesa, C-113-89, Rec. p. I-1417). Ces conditions étaient remplies dans le cas d'espèce.
22 Dans de telles conditions, il y a lieu de considérer que les exigences litigieuses vont au-delà de ce qui peut être exigé comme condition nécessaire pour effectuer des prestations de services. De ce fait, lesdites exigences sont contraires aux articles 59 et 60 du traité.
23 Il convient encore de relever que, ainsi qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour, le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux relatives aux salaires minimaux à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur; le droit communautaire n'interdit pas davantage aux États membres d'imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés (voir, notamment, arrêt Rush Portuguesa, précité, point 18).
24 Il y a lieu également de constater que, dans le cas d'espèce, d'une part, les travailleurs marocains sont titulaires d'un contrat de travail régulier, régi par la loi belge, et que, d'autre part, d'après les articles 40 et 41 de l'accord de coopération conclu entre la Communauté économique européenne et le royaume du Maroc, signé à Rabat le 27 avril 1976 et approuvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 2211-78 du Conseil, du 26 septembre 1978 (JO L 264, p. 1), toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs communautaires et marocains en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération, ainsi que dans le domaine de la sécurité sociale, doit être supprimée.
25 C'est ainsi que, comme le souligne à juste titre l'Avocat général au point 30 de ses conclusions, indépendamment de la possibilité d'appliquer aux travailleurs détachés à titre temporaire en France les dispositions nationales d'ordre public, qui régissent les différents aspects du rapport de travail, l'application du régime belge pertinent est de toute façon de nature à exclure des risques appréciables d'exploitation des travailleurs et d'altération de la concurrence entre les entreprises.
26 Il convient dès lors de répondre aux questions préjudicielles que les articles 59 et 60 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'un État membre oblige les entreprises qui, établies dans un autre État membre, se rendent sur son territoire afin d'y prester des services et qui emploient de façon régulière et habituelle des ressortissants d'États tiers à obtenir, pour ces travailleurs, une autorisation de travail auprès d'un organisme national d'immigration et à payer les frais y afférents, sous peine de se voir infliger une amende administrative.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par les Gouvernements français, allemand, néerlandais, du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal administratif de Châlons-sur-Marne, par décision du 22 décembre 1992, dit pour droit:
Les articles 59 et 60 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce qu'un État membre oblige les entreprises qui, établies dans un autre État membre, se rendent sur son territoire afin d'y prester des services et qui emploient de façon régulière et habituelle des ressortissants d'États tiers à obtenir, pour ces travailleurs, une autorisation de travail auprès d'un organisme national d'immigration et à payer les frais y afférents, sous peine de se voir infliger une amende administrative.