Livv
Décisions

CJCE, 22 mai 1980, n° 131-79

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Regina

Défendeur :

Secretary of State for Home Affairs, ex parte Mario

CJCE n° 131-79

22 mai 1980

LA COUR,

1. Par ordonnance du 30 juillet 1979, parvenue à la Cour le 10 août suivant, la 'High Court of Justice, Queen's Bench division, Divisional Court' a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions portant sur l'interprétation, notamment, de l'article 9, paragraphe 1, de la directive du Conseil 64-221-CEE, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, p. 850), en vue d'exercer son contrôle juridictionnel suite à la demande présentée par un ressortissant italien, établi au Royaume-Uni en qualité de travailleur salarié, visant à l'annulation d'un arrêté d'expulsion pris à son égard à la suite d'une condamnation pénale.

2. Il ressort du dossier et des observations présentées au cours de la procédure orale que le Royaume-Uni n'a pas pris de dispositions législatives spécifiques en vue de l'exécution de la directive 64-221. La loi appliquée en l'espèce, à savoir la loi réglementant l'immigration ('immigration act'), date de l'année 1971. Elle prévoit que les personnes qualifiées de 'non patrials' sont soumises au Royaume-Uni à des contrôles qui comportent une possibilité d'expulsion dans les circonstances suivantes :

- au titre de l'article 3, paragraphe 5, de la loi,

'a) Si, ne disposant que d'une autorisation limitée d'entrer et de séjourner, (l'intéressé) n'observe pas une condition attachée à l'autorisation ou séjourne au-delà du temps imparti par cette autorisation, ou encore

b) Si le ministre estime que son expulsion est nécessaire au bien public, ou encore

c) Si un arrêté d'expulsion est ou a été pris contre une autre personne de sa famille';

- au titre de l'article 3, paragraphe 6,

'... Si... (l'intéressé) est reconnu coupable d'une infraction pour laquelle (il) encourt une peine d'emprisonnement et si, sur la base de sa condamnation, (il) fait l'objet d'une proposition d'expulsion présentée par un tribunal...'

Le régime des recours diffère selon les cas :

- dans le cas de l'application du paragraphe 5 précité,

La décision du ministre de procéder à l'expulsion est susceptible d'appel devant un 'adjudicator', dont la décision peut elle-même faire l'objet d'un recours devant l''immigration appeal tribunal';

- dans le cas de l'application du paragraphe 6,

La proposition d'expulsion adoptée par un tribunal est susceptible d'appel, mais il n'est pas possible d'interjeter appel contre un arrêté ultérieur d'expulsion, ni de présenter des observations avant que la décision de prendre l'arrêté soit prise.

3. Il résulte de l'ordonnance de renvoi et des pièces du dossier que, le 13 décembre 1973, le demandeur a été déclaré coupable par la 'Central Criminal Court' de perversités sexuelles (buggery) et viol commis le 18 décembre 1972 sur une femme se livrant à la prostitution et d'attentat à la pudeur et voies de fait ayant entraîné des blessures, commis le 14 avril 1973, sur une autre prostituée. Le 21 janvier 1974, l'intéressé a été condamné à un emprisonnement de huit ans au total pour ces quatre infractions. A l'occasion de ce jugement, la 'Central Criminal Court' a fait une proposition d'expulsion en vertu de l'' immigration act '.

4. Le 10 octobre 1974, la 'Court of appeal (criminal division)' a refusé au demandeur l'autorisation d'interjeter appel tant de la condamnation à l'emprisonnement que de la proposition d'expulsion. Le 28 septembre 1978, le ministre de l'Intérieur a pris à son encontre un arrêté d'expulsion, exécutoire à l'issue de sa peine. Le 3 avril 1979, ayant purgé sa peine d'emprisonnement, réduite d'un tiers pour bonne conduite, le demandeur devait être libéré, mais il a été maintenu en détention en vertu de l'' immigration act '. Le 10 avril 1979, l'intéressé a saisi la 'High Court' d'une demande visant à l'annulation de l'arrêté d'expulsion, au motif que celui-ci, pris plus de quatre ans après la proposition d'expulsion de la 'Central Criminal Court', portait atteinte à ses droits individuels en raison de son incompatibilité avec les dispositions de l'article 9, paragraphe 1, de la directive 64-221.

5. L'article 48 du traité assure la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté. Celle-ci comporte le droit pour les ressortissants des Etats membres, sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, de se déplacer librement sur le territoire des Etats membres et de séjourner dans un Etat membre afin d'y exercer un emploi conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l'emploi des travailleurs nationaux.

6. Aux termes du troisième considérant de son préambule, la directive 64-221 poursuit, entre autres, le but d'ouvrir dans chaque Etat membre, aux ressortissants des autres Etats membres, des possibilités suffisantes de recours contre les actes administratifs' dans le domaine de l'ordre public, de la sécurité publique et de la santé publique.

7. Aux termes de l'article 8 de la même directive, l'intéressé doit pouvoir introduire, contre les mesures prises à son égard, 'les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs'; à défaut, l'intéressé doit avoir à tout le moins, aux termes de l'article 9, la possibilité de faire valoir ses moyens de défense devant une autorité compétente, différente de celle appelée à prendre la décision d'éloignement.

8. L'article 9, paragraphe 1, de la directive dispose que :

'En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas effet suspensif, la décision de refus de renouvellement du titre de séjour ou la décision d'éloignement du territoire d'un porteur d'un titre de séjour n'est prise par l'autorité administrative, à moins d'urgence qu'après avis donné par une autorité compétente du pays d'accueil devant laquelle l'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale.

Cette autorité doit être différente de celle qualifiée pour prendre la décision de refus de renouvellement du titre de séjour ou la décision d'éloignement.'

9. Il est constant qu'en droit anglais les recours juridictionnels ouverts contre une décision d'éloignement ne portent que sur la légalité de cette décision. Il en résulte que la décision d'éloignement elle-même ne peut être prise que conformément aux dispositions de l'article 9 de la directive, qui prévoit cette hypothèse explicitement.

10. C'est dans ces circonstances que la 'High Court of England and Wales, Queen's Bench division' a été amenée à poser les questions préjudicielles suivantes :

1) L'article 9, paragraphe 1, de la directive 64-221-CEE du Conseil du 25 février 1964 engendre-t-il dans le chef des justiciables des droits dont ils peuvent se prévaloir devant les juridictions internes d'un Etat membre et que ces dernières doivent sauvegarder?

2) a) Dans quel sens convient-il d'interpréter l'expression 'avis donné par une autorité compétente du pays d'accueil' figurant à l'article 9, paragraphe 1, de la directive 64-221-CEE du Conseil du 25 février 1964 ('avis') ?

b) Et, en particulier, une proposition d'expulsion faite par une juridiction pénale lors d'une condamnation ('proposition') constitue-t-elle un tel 'avis'?

3) En cas de réponse affirmative à la deuxième question sous b)

a) Une 'proposition' doit-elle être dûment motivée?

b) Dans quelles circonstances le laps de temps écoulé entre la 'proposition' et la décision d'ordonner l'expulsion empêche-t-il la 'proposition' de constituer un 'avis'?

c) En particulier, le temps écoulé durant l'accomplissement d'une peine d'emprisonnement enlève-t-il à la 'proposition' la qualification d'' avis'?

11. L'article 9, paragraphe 1, de la directive s'insère dans un ensemble de dispositions tendant à assurer le respect des droits des ressortissants d'un Etat membre en matière de libre circulation et de séjour sur le territoire des autres Etats membres. Les articles 3 et 4 de la directive limitent les raisons justifiant l'expulsion ou le refus d'entrée du travailleur. L'article 6 dispose que les raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique qui sont à la base d'une décision sont portées à la connaissance de l'intéressé, à moins que des motifs intéressant la sûreté de l'Etat ne s'y opposent. L'article 7 dispose, entre autres, que la décision de refus de délivrance ou de renouvellement d'un titre de séjour ou la décision d'éloignement du territoire est notifiée à l'intéressé. L'article 8 garantit à l'intéressé l'accès aux recours juridictionnels ouverts aux nationaux contre les actes administratifs.

12. Les dispositions de l'article 9 sont complémentaires de celles de l'article 8. Elles ont pour objet d'assurer une garantie procédurale minimale aux personnes frappées par l'une des mesures envisagées dans les trois hypothèses définies par le paragraphe 1 du même article. Dans l'hypothèse où les recours juridictionnels ne portent que sur la légalité de la décision, l'intervention de 'l'autorité compétente' visée à l'article 9, paragraphe 1, doit permettre d'obtenir un examen exhaustif de tous les faits et circonstances, y compris de l'opportunité de la mesure envisagée, avant que la décision soit définitivement arrêtée. En outre, l'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense devant cette autorité et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale.

13. Dans l'ensemble, il s'agit ici de prescriptions bien définies et concrètes, de nature à pouvoir être invoquées par toute personne concernée et susceptibles, comme telles, d'être appliquées par toute juridiction. Cette constatation justifie une réponse positive à la première question posée par la juridiction nationale.

14. L'exigence visée à l'article 9, paragraphe 1, que toute mesure d'éloignement soit précédée de l'avis de 'l'autorité compétente ', et que l'intéressé doive pouvoir faire valoir ses moyens de défense et se faire représenter devant cette autorité dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale, ne peut constituer une garantie réelle qu'à la condition que tous les éléments à prendre en considération par l'autorité administrative soient soumis à l'appréciation de 'l'autorité compétente', que l'avis de celle-ci soit suffisamment proche dans le temps de la décision d'éloignement pour donner l'assurance qu'il n'existe pas de nouveaux éléments susceptibles d'être pris en considération, et que tant l'autorité administrative que la personne concernée soient - toujours sous réserve du cas ou des motifs intéressant la sûreté de l'Etat visés par l'article 6 de la directive s'y opposeraient - en mesure de connaître les raisons qui ont amené 'l'autorité compétente' à émettre son avis.

15. Quant à la question de savoir quelle est la signification de l'expression 'avis donné par une autorité compétente du pays d'accueil' et si une proposition d'expulsion faite par une juridiction pénale lors d'une condamnation constitue un tel avis, il est à remarquer que la directive ne précise pas la nature de 'l'autorité compétente'. Elle vise une autorité qui soit indépendante de l'autorité administrative, mais laisse aux Etats membres une marge d'appréciation en ce qui concerne la nature de l'autorité.

16. Il est constant que les juridictions pénales au Royaume-Uni sont indépendantes de l'autorité administrative chargée de prendre l'arrêté d'expulsion, et que l'intéressé a le droit de se faire représenter et de faire valoir ses moyens de défense devant ces juridictions.

17. Une proposition d'expulsion faite par une juridiction pénale lors d'une condamnation en vertu de la législation britannique peut, dès lors, constituer un avis au sens de l'article 9 de la directive, à condition que les autres conditions de l'article 9 soient réunies. La juridiction pénale doit notamment tenir compte, ainsi que la Cour l'a déjà souligné dans son arrêt du 27 octobre 1977 (affaire 30-77), Bouchereau, recueil 1977, p. 1999), des dispositions de l'article 3 de la directive en ce sens que la seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver des mesures d'éloignement.

18. Quant au moment ou doit intervenir l'avis de 'l'autorité compétente', il est à remarquer qu'un laps de temps de plusieurs années entre la proposition d'expulsion et la décision de l'autorité administrative est de nature à priver la proposition de sa fonction d'avis au sens de l'article 9. En effet, il importe que le danger social découlant de la présence d'un étranger soit apprécié au moment même où la décision d'éloignement est prise à son égard, les éléments d'appréciation, notamment en ce qui concerne le comportement de l'intéressé étant susceptibles d'évoluer au cours du temps.

19. Ces considérations conduisent à répondre aux deuxième et troisième questions posées par la 'High Court of Justice' dans le sens suivant :

La directive laisse aux Etats membres une marge d'appréciation pour la désignation de 'l'autorité compétente'. Peut être considérée comme telle toute autorité publique indépendante de l'autorité administrative appelée à prendre une des mesures prévues par la directive, organisée de manière que l'intéressé ait le droit de se faire représenter et de faire valoir ses moyens de défense devant elle.

Une proposition d'expulsion faite par une juridiction pénale lors d'une condamnation en vertu de la législation britannique peut constituer un avis au sens de l'article 9 de la directive, à condition que les autres conditions de l'article 9 soient réunies. La juridiction pénale doit notamment tenir compte des dispositions de l'article 3 de la directive en ce sens que la seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver des mesures d'éloignement.

L'avis de 'l'autorité compétente' doit être suffisamment proche dans le temps de la décision d'éloignement pour donner l'assurance qu'il n'existe pas de nouveaux éléments susceptibles d'être pris en considération, et tant l'autorité administrative que la personne concernée doivent - toujours sous réserve du cas où des motifs intéressant la sûreté de l'Etat visés par l'article 6 de la directive s'y opposeraient - être en mesure de connaître les raisons qui ont amené 'l'autorité compétente' à émettre son avis.

Un laps de temps de plusieurs années entre la proposition d'expulsion et la décision de l'autorité administrative est de nature à priver la proposition de sa fonction d'avis au sens de l'article 9. En effet, il importe que le danger social découlant de la présence d'un étranger soit apprécié au moment même où la décision d'éloignement doit être prise à son égard, les éléments d'appréciation, notamment en ce qui concerne le comportement de l'intéressé, étant susceptibles d'évoluer au cours du temps.

Sur les dépens :

20. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des CE, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la 'High Court of Justice, Queen's Bench division, Divisional Court' par ordonnance du 30 juillet 1979, dit pour droit :

1. L'article 9 de la directive 64-221-CEE du Conseil du 25 février 1964 impose aux Etats membres des obligations qui peuvent être invoquées devant les juridictions nationales par les justiciables.

2. a) La directive laisse aux Etats membres une marge d'appréciation pour la désignation de 'l'autorité compétente'. Peut être considérée comme telle toute autorité publique indépendante de l'autorité administrative appelée à prendre une des mesures prévues par la directive, organisée de manière que l'intéressé ait le droit de se faire représenter et de faire valoir ses moyens de défense devant elle.

b) Une proposition d'expulsion faite par une juridiction pénale lors d'une condamnation en vertu de la législation britannique peut constituer un avis au sens de l'article 9 de la directive, à condition que les autres conditions de l'article 9 soient réunies. La juridiction pénale doit notamment tenir compte des dispositions de l'article 3 de la directive en ce sens que la seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver des mesures d'éloignement.

3. a) L'avis de 'l'autorité compétente' doit être suffisamment proche dans le temps de la décision d'éloignement pour donner l'assurance qu'il n'existe pas de nouveaux éléments susceptibles d'être pris en considération, et tant l'autorité administrative que la personne concernée doivent - toujours sous réserve du cas où des motifs intéressant la sûreté de l'Etat visés par l'article 6 de la directive s'y opposeraient - être en mesure de connaître les raisons qui ont amené 'l'autorité compétente' à émettre son avis.

b) Un laps de temps de plusieurs années entre la proposition d'expulsion et la décision de l'autorité administrative est de nature à priver la proposition de sa fonction d'avis au sens de l'article 9. En effet, il importe que le danger social découlant de la présence d'un étranger soit apprécié au moment même où la décision d'éloignement doit être prise à son égard, les éléments d'appréciation, notamment en ce qui concerne le comportement de l'intéressé, étant susceptibles d'évoluer au cours du temps.