Livv
Décisions

CJCE, 3e ch., 14 février 2008, n° C-274/06

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

Royaume d'Espagne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Rosas

Avocat général :

M. Mengozzi

Juges :

MM. Lõhmus, Cunha Rodrigues, Ó Caoimh, Mme Lindh

CJCE n° C-274/06

14 février 2008

LA COUR (troisième chambre),

1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en maintenant en vigueur des mesures telles que celles prévues à la vingt-septième disposition additionnelle de la loi 55-1999, du 29 décembre 1999, relative aux mesures fiscales, administratives et d'ordre social, dans la rédaction donnée à cette disposition à l'article 94 de la loi 62-2003, du 30 décembre 2003 (BOE n° 313, du 31 décembre 2003, p. 46933, ci-après la "DA 27"), qui limitent les droits de vote afférents aux actions détenues par des entités publiques dans les entreprises espagnoles du secteur énergétique, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 56 CE.

Le cadre juridique

2 La DA 27 est libellée ainsi:

"1. Les entités ou personnes à caractère public et les entités de tout type majoritairement détenues ou contrôlées par des entités ou administrations publiques, quelle que soit leur forme juridique, qui, directement ou indirectement, prennent le contrôle ou acquièrent des participations significatives dans des sociétés d'importance nationale exerçant des activités sur les marchés de l'énergie sont tenues de notifier au secrétariat d'État à l'Énergie, au Développement industriel et aux PME la prise de contrôle ou l'acquisition de participations qu'elles ont effectuée, en l'informant en particulier des caractéristiques et des conditions de l'acquisition.

2. Le secrétariat d'État à l'Énergie, au Développement industriel et aux PME, à la réception de cette notification, ou d'office en cas de non-notification d'une opération du type visé au paragraphe 1, instruit dès qu'il en prend connaissance un dossier dans les conditions prévues par la loi 30-1992, du 26 novembre 1992, relative au régime juridique des administrations publiques et à la procédure administrative commune [...] et en informe obligatoirement la Commission nationale de l'énergie.

3. Le Conseil des ministres, après rapport de la Commission déléguée du gouvernement aux affaires économiques, peut décider, dans un délai de deux mois, de reconnaître ou de ne pas reconnaître aux actionnaires l'exercice des droits de vote correspondants à leurs participations ou de soumettre cet exercice à certaines conditions visant, entre autres finalités, à la sauvegarde de l'objectivité, de la transparence, de l'équilibre et du bon fonctionnement des marchés et des systèmes énergétiques.

En tout état de cause, dès que se produit la prise de contrôle ou de participations significatives dans des sociétés d'importance nationale exerçant des activités sur les marchés de l'énergie, et aussi longtemps que le Conseil des ministres ne s'est pas prononcé, par une décision expresse ou par silence au terme du délai maximal imparti pour une telle décision, les entités ou les personnes visées au paragraphe 1 de la présente disposition ne peuvent pas exercer les droits de vote des actionnaires afférents aux participations visées dans le même paragraphe.

La décision du Conseil des ministres, qui est motivée, doit tenir compte des situations dans lesquelles la prise de contrôle ou l'acquisition de participations significatives a pour conséquence de créer des risques significatifs ou des effets négatifs affectant, directement ou indirectement, les activités exercées par les entreprises concernées sur les marchés de l'énergie, de façon à garantir l'adéquation de la gestion et des prestations de services de ces entreprises dans le cadre du système énergétique, dans le respect des critères objectifs énoncés au paragraphe suivant.

En l'absence de décision sur le dossier dans le délai visé au premier alinéa du présent paragraphe, les entreprises concernées peuvent exercer les droits de vote afférents à leur qualité d'actionnaires.

4. Aux fins du paragraphe précédent, l'existence de risques significatifs ou d'effets négatifs est appréciée en fonction des critères suivants:

a) La transparence de la structure du groupe auquel l'entité visée serait susceptible d'être intégrée du fait de l'opération et, de manière générale, l'existence de difficultés pour obtenir l'information nécessaire sur le développement de ses activités.

b) Les liens que l'entité visée serait susceptible d'entretenir avec d'autres personnes physiques ou morales du fait de l'opération, chaque fois que ces liens sont de nature à faire obstacle à l'organisation et au contrôle adéquats de cette entité.

c) La possibilité que l'entité soit exposée de manière excessive à des risques découlant de toute autre activité exercée par les acquéreurs.

d) Le risque que la structure financière de l'opération est susceptible de reporter sur les activités réglementées exercées par l'entité et sur les ressources issues de ces activités, notamment lorsqu'il s'agit de revenus d'origine réglementée qui sont transférés vers des activités autres que celles qui les ont générés.

e) La sécurité de l'approvisionnement et de la disponibilité physique continue des produits et des services et, en particulier, la nécessité de préserver et de développer avec la qualité appropriée la structure des marchés en cause, de sorte qu'ils soient accessibles à tous les usagers indépendamment de leur localisation géographique; et tout particulièrement la protection contre le risque d'un investissement dans les infrastructures qui serait insuffisant sur le long terme et ne permettrait pas de garantir de manière continue la disponibilité de capacités suffisantes.

f) La protection de l'intérêt général dans le secteur affecté et, en particulier, la garantie d'un maintien approprié des objectifs de la politique sectorielle.

La décision susvisée s'entend sans préjudice des autorisations qui seraient jugées nécessaires en application de la législation en vigueur.

5. Aux fins de la présente disposition, sont considérées comme significatives les participations qui, directement ou indirectement, atteignent au moins 3 % du capital social ou des droits de vote de la société.

6. Aux fins de la présente disposition, une relation de contrôle est réputée exister dès lors qu'est rempli l'un quelconque des critères prévus à l'article 4 de la loi 24-1988, du 28 juillet 1988, sur le marché des valeurs."

La procédure précontentieuse

3 À la suite d'une procédure en manquement engagée par la Commission par l'envoi d'une lettre de mise en demeure le 23 octobre 2002 puis d'un avis motivé le 11 juillet 2003, le Royaume d'Espagne a modifié sa législation relative aux droits de vote afférents aux actions détenues par des entités publiques dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique en adoptant la DA 27.

4 À l'occasion d'une réunion qui s'est tenue le 27 février 2004, la Commission a exposé au Royaume d'Espagne les raisons pour lesquelles elle considérait que la modification introduite n'était pas suffisante pour mettre fin à l'infraction à l'article 56 CE.

5 Le 25 mai 2004, le Royaume d'Espagne a remis à la Commission un projet de modification de la DA 27. Estimant que les modifications supplémentaires contenues dans ce projet n'étaient pas suffisantes, la Commission a, le 9 juillet 2004, adressé audit État membre une nouvelle lettre de mise en demeure. Le 7 février 2005, le Royaume d'Espagne a répondu à cette lettre en soumettant un projet de loi à l'appréciation de la Commission.

6 Considérant que les modifications supplémentaires proposées par le Royaume d'Espagne étaient toujours insuffisantes, la Commission a adressé audit État membre un avis motivé complémentaire le 13 juillet 2005, invitant celui-ci à s'y conformer dans un délai de deux mois à compter de la réception dudit avis. Le Royaume d'Espagne n'ayant pas répondu à cet avis motivé complémentaire, la Commission a décidé d'introduire le présent recours.

Sur le recours

Sur l'existence de restrictions

Argumentation des parties

7 La Commission ainsi que le Royaume d'Espagne considèrent que les opérations réglementées par la DA 27 constituent des "mouvements de capitaux" au sens de l'article 56 CE.

8 La Commission reproche au Royaume d'Espagne d'avoir maintenu une législation nationale limitant l'exercice des droits de vote afférents aux actions détenues dans des entreprises espagnoles du secteur énergétique par des entités ou des administrations publiques qui prennent le contrôle de telles entreprises ou acquièrent des participations significatives dans ces dernières. La limitation desdits droits de vote se manifesterait par la non-reconnaissance de ces droits ou par l'application de conditions à l'exercice de ceux-ci.

9 Se fondant sur la jurisprudence de la Cour, la Commission fait valoir que la DA 27 introduit un traitement différencié et restrictif des investissements effectués par une catégorie particulière d'investisseurs, à savoir celle composée d'entités publiques.

10 Toute entité publique d'un autre État membre potentiellement intéressée serait dissuadée par ladite disposition d'acquérir des participations dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique, car elle risquerait de se trouver soit empêchée d'utiliser ses droits de vote, soit limitée dans l'exercice de ceux-ci.

11 Selon la Commission, l'objectif poursuivi par la DA 27 peut être pris en compte uniquement pour rechercher une éventuelle justification à une restriction aux libertés prévues par le traité CE et non pour apprécier l'existence même de cette restriction.

12 La Commission conclut que la DA 27 constitue une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l'article 56, paragraphe 1, CE.

13 Le Royaume d'Espagne considère que la DA 27 ne constitue pas une entrave à la libre circulation des capitaux. En effet, d'abord, le système de contrôle prévu à cette disposition ne serait pas équivalent à un veto. La DA 27 permettrait uniquement au gouvernement de reconnaître ou non les droits de vote des actionnaires concernés ou de soumettre à des conditions l'exercice de ces droits. La décision ne pourrait être prise par le Conseil des ministres que si celui-ci considère que la prise de contrôle d'une entreprise d'importance nationale exerçant des activités sur les marchés de l'énergie ou l'acquisition de participations significatives dans une telle entreprise est à tout le moins potentiellement dangereuse pour le maintien de la sécurité publique. En conséquence, ladite disposition n'aurait pas d'incidence sur la structure de l'actionnariat de l'entreprise concernée, puisque la décision éventuellement prise par le Conseil des ministres affecterait non pas le droit de propriété sur les actions, mais seulement l'exercice par les actionnaires en cause de leurs droits.

14 Le Royaume d'Espagne précise, ensuite, que la DA 27 ne prévoit pas la suspension automatique des droits des actionnaires en cause. Il serait possible pour ces actionnaires d'exercer leurs droits sans décision préalable de l'administration. En l'absence d'une telle décision dans le délai de deux mois prévu à la DA 27, les actionnaires concernés pourraient exercer leurs droits, sans que l'exercice de ces droits puisse être limité postérieurement.

15 Le Royaume d'Espagne considère, enfin, que la DA 27 n'est pas comparable à la disposition italienne analysée dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 2 juin 2005, Commission/Italie (C-174-04, Rec. p. I-4933). Dans cette affaire, la disposition nationale en cause prévoyait la suspension automatique des droits de vote liés à des participations supérieures à 2 % du capital social d'entreprises opérant dans le secteur de l'électricité et du gaz lorsque ces participations étaient acquises par certaines entreprises publiques, afin d'éviter des investissements de la part d'entités publiques opérant dans le même secteur dans d'autres États membres. Au contraire, la DA 27 n'aurait pas pour objectif d'empêcher les investissements d'entités publiques étrangères.

Appréciation de la Cour

16 Il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que l'article 56, paragraphe 1, CE met en œuvre la libre circulation des capitaux entre les États membres ainsi qu'entre les États membres et les États tiers. À cet effet, cette disposition précise que toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres ainsi qu'entre les États membres et les États tiers sont interdites.

17 En l'absence, dans le traité, de définition de la notion de "mouvement de capitaux" au sens de l'article 56, paragraphe 1, CE, la Cour a précédemment reconnu une valeur indicative à la nomenclature annexée à la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité [article abrogé par le traité d'Amsterdam] (JO L 178, p. 5).

18 Ainsi, la Cour a jugé que constituent des mouvements de capitaux au sens de l'article 56, paragraphe 1, CE les investissements directs, à savoir, ainsi qu'il ressort de ladite nomenclature et des notes explicatives qui s'y rapportent, les investissements de toute nature auxquels procèdent les personnes physiques ou morales et qui servent à créer ou à maintenir des relations durables et directes entre le bailleur de fonds et l'entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue de l'exercice d'une activité économique (voir arrêt du 23 octobre 2007, Commission/Allemagne, C-112-05, non encore publié au Recueil, point 18).

19 S'agissant de participations dans des entreprises nouvelles ou existantes, ainsi que le confirment ces notes explicatives, l'objectif de créer ou de maintenir des liens économiques durables présuppose que les actions détenues par l'actionnaire donnent à celui-ci, soit en vertu des dispositions de la législation nationale sur les sociétés par actions, soit autrement, la possibilité de participer effectivement à la gestion de cette société ou à son contrôle (voir arrêts du 12 décembre 2006, Test Claimants in the FII Group Litigation, C-446-04, Rec. p. I-11753, point 182; du 24 mai 2007, Holböck, C-157-05, Rec. p. I-4051, point 35, et Commission/Allemagne, précité, point 18).

20 La Cour a encore précisé que doivent être qualifiées de "restrictions" au sens de l'article 56, paragraphe 1, CE des mesures nationales qui sont susceptibles d'empêcher ou de limiter l'acquisition d'actions dans les entreprises concernées ou qui sont susceptibles de dissuader les investisseurs des autres États membres d'investir dans le capital de celles-ci (voir arrêts du 4 juin 2002, Commission/Portugal, C-367-98, Rec. p. I-4731, point 45; du 13 mai 2003, Commission/Espagne, C-463-00, Rec. p. I-4581, point 61; Commission/Italie, précité, points 30 et 31, ainsi que Commission/Allemagne, précité, point 19).

21 À cet égard, si le régime instauré à la DA 27 ne limite pas l'acquisition de participations stricto sensu, il a pour effet d'empêcher ou de restreindre l'exercice des droits de vote afférents aux actions détenues.

22 En effet, la DA 27 prévoit, dans une phase initiale, une suspension des droits de vote afférents aux actions détenues par des entités publiques dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique qui exclut, pour une catégorie particulière d'investisseurs, pendant une période de deux mois, toute participation effective à la gestion et au contrôle desdites entreprises.

23 À l'issue de cette période, une décision du Conseil des ministres de ne pas reconnaître les droits de vote ou soumettant l'exercice de ces droits à certaines conditions a pour effet de priver les entités publiques visées de leur pouvoir effectif en tant qu'actionnaires ou de restreindre ce pouvoir.

24 Or, les droits de vote afférents aux actions constituent un des principaux moyens pour l'actionnaire de participer activement à la gestion d'une entreprise ou à son contrôle. En conséquence, toute mesure visant à empêcher l'exercice de ces droits ou à les subordonner à des conditions peut dissuader les investisseurs d'autres États membres d'acquérir des participations dans les entreprises concernées et constitue une restriction à la libre circulation des capitaux.

25 L'argument avancé par le Royaume d'Espagne selon lequel la DA 27 n'aurait pas d'incidence sur la structure de l'actionnariat de l'entreprise dans laquelle des participations sont acquises ne saurait être accueilli, étant donné que les investisseurs peuvent être dissuadés d'acquérir des actions s'il existe un risque qu'ils soient privés des droits de vote afférents aux actions détenues.

26 Le fait que la DA 27 prévoit, pour la période suivant les deux mois de la phase initiale, non pas une limitation automatique des droits de vote en cause, mais une simple faculté pour le Conseil des ministres d'empêcher ou de limiter l'exercice de ces droits, est sans pertinence à cet égard.

27 Il résulte de ces constatations que, quel que soit l'objectif poursuivi par la DA 27, celle-ci est de nature à dissuader les entités publiques établies dans d'autres États membres d'acquérir des actions dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique et constitue donc une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l'article 56, paragraphe 1, CE.

Sur une éventuelle justification des restrictions

Argumentation des parties

28 La Commission considère que la restriction à la libre circulation des capitaux n'est pas justifiée par un objectif de protection de la sécurité des approvisionnements en énergie. Cette institution reconnaît qu'un tel objectif est légitime, mais soutient que la DA 27 n'est ni adéquate pour y parvenir ni, en tout état de cause, proportionnée.

29 S'agissant de l'adéquation de la DA 27 à l'objectif recherché, la Commission fait valoir que la circonstance que les investisseurs concernés soient des entités publiques n'entraîne pas nécessairement un risque supplémentaire pour la sécurité de l'approvisionnement en énergie. En outre, le système de contrôle mis en place à cette disposition permet seulement d'évaluer la situation existante au moment où ces entités publiques prennent le contrôle d'entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique ou acquièrent des participations significatives dans ces dernières. Il ne permet pas de tenir compte de la survenance ultérieure de risques éventuels pouvant être occasionnés par un exercice inapproprié de ses droits de vote par l'actionnaire public. Par conséquent, le contrôle des investissements effectués par des entités publiques prévu à la DA 27 ne paraît pas constituer une mesure adéquate pour assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique.

30 La Commission considère, par ailleurs, que, même dans l'hypothèse où la limitation des droits de vote serait une mesure appropriée, la DA 27 serait disproportionnée en ce que la restriction à l'exercice des droits de vote qu'elle implique ne se limite pas uniquement à certaines décisions de gestion spécifiques et ponctuelles, mais couvre au contraire toutes les décisions de l'entreprise dans laquelle des participations sont acquises. En outre, cette disposition n'établit pas, selon la Commission, de critères objectifs et suffisamment précis susceptibles de faire l'objet d'un contrôle juridictionnel effectif. Lesdits critères seraient vagues et laisseraient une marge de manœuvre trop étendue aux autorités nationales pour limiter l'investissement direct par une entité publique.

31 Le Royaume d'Espagne soutient, en revanche, que la DA 27 est justifiée par l'objectif de garantir la sécurité de l'approvisionnement énergétique et qu'elle est, par ailleurs, adéquate et proportionnée à l'objectif qu'elle poursuit.

32 Cet État membre fait d'abord valoir que le système énergétique espagnol serait gravement atteint par le fait que des entités publiques n'opérant pas sur un marché concurrentiel dans leur pays d'origine seraient pourtant autorisées à faire des acquisitions dans ce secteur en Espagne, sans aucun contrôle.

33 Ledit État membre souligne ensuite que la DA 27 constitue une mesure appropriée étant donné qu'elle porte non pas sur la structure de l'actionnariat de l'entreprise dans laquelle des participations sont acquises, mais sur la possibilité pour les actionnaires concernés d'exercer ou non les droits de vote afférents aux actions qu'ils détiennent ou, le cas échéant, sur le fait que l'exercice de ces droits est soumis à des conditions. Quant à la suspension desdits droits, elle aurait, dans tous les cas, un caractère limité dans le temps.

34 Le Royaume d'Espagne soutient enfin que ladite disposition établit des critères objectifs et suffisamment précis qui sont susceptibles de faire l'objet d'un contrôle juridictionnel effectif. Il ajoute que le régime ainsi instauré doit être admis parce qu'il présente des similitudes avec le régime en cause dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 4 juin 2002, Commission/Belgique, (C-503-99, Rec. p. I-4809).

Appréciation de la Cour

35 La Cour a jugé que la libre circulation des capitaux peut être limitée par des mesures nationales justifiées par les raisons mentionnées à l'article 58 CE ou par des raisons impérieuses d'intérêt général, pour autant qu'il n'existe pas de mesure communautaire d'harmonisation prévoyant des mesures nécessaires pour assurer la protection de ces intérêts (voir arrêts précités Commission/Portugal, point 49; Commission/Belgique, point 45; Commission/Espagne, point 68; Commission/Italie, point 35, et Commission/Allemagne, point 72).

36 À défaut d'une telle harmonisation communautaire, il appartient, en principe, aux États membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de tels intérêts légitimes et de la manière dont ce niveau doit être atteint. Ils ne peuvent cependant le faire que dans les limites tracées par le traité et, en particulier, dans le respect du principe de proportionnalité, qui exige que les mesures adoptées soient propres à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et n'aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'il soit atteint (voir arrêts précités Commission/Portugal, point 49; Commission/Belgique, point 45; Commission/Espagne, point 68; Commission/Italie, point 35, et Commission/Allemagne, point 73).

37 En matière de libre circulation des marchandises, la Cour a reconnu, parmi les raisons de sécurité publique qui peuvent justifier une entrave à cette liberté, l'objectif d'assurer, en tout temps, un approvisionnement minimal en produits pétroliers (arrêt du 10 juillet 1984, Campus Oil Limited e.a., 72-83, Rec. p. 2727, point 35). Le même raisonnement vaut pour les entraves à la libre circulation des capitaux, dans la mesure où la sécurité publique figure également parmi les raisons justificatives énoncées à l'article 58, paragraphe 1, sous b), du traité (voir arrêt Commission/Belgique, précité, point 46).

38 Il ne saurait être nié que l'objectif de garantir la sécurité de l'approvisionnement en énergie en cas de crise, sur le territoire de l'État membre en cause, peut constituer une raison de sécurité publique (voir arrêts du 4 juin 2002, Commission/France, C-483-99, Rec. p. I-4781, point 47, et Commission/Belgique, précité, point 46) et justifier, éventuellement, une entrave à la libre circulation des capitaux.

39 Cependant, la Cour a également jugé que les exigences de la sécurité publique doivent, notamment en tant que dérogation au principe fondamental de la libre circulation des capitaux, être entendues strictement, de sorte que leur portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de la Communauté européenne. Ainsi, la sécurité publique ne saurait être invoquée qu'en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (voir, notamment, arrêt du 14 mars 2000, Église de scientologie, C-54-99, Rec. p. I-1335, point 17).

40 Il convient donc de vérifier si la réglementation en cause est propre à garantir dans l'État membre concerné, en cas de menace réelle et grave, un approvisionnement minimal en énergie et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin.

41 La Commission doute qu'il soit nécessaire d'appliquer des restrictions en matière de droits de vote des actionnaires aux seules entités publiques afin d'assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique.

42 Selon le Royaume d'Espagne, la prise de contrôle d'entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique ou l'acquisition de participations significatives dans ces dernières par des entités publiques souvent en position dominante sur leurs marchés d'origine peu ouverts à la concurrence et ne fonctionnant pas nécessairement dans des conditions de marché irait à l'encontre de l'ouverture à la concurrence. Or, celle-ci aurait été voulue par le Royaume d'Espagne ainsi que par le législateur communautaire afin, notamment, d'assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique.

43 À cet égard, il y a lieu de constater que la seule nature publique de l'investisseur n'apparaît pas en soi susceptible de représenter un danger pour l'approvisionnement en énergie d'un État membre.

44 En outre, la Cour a déjà jugé que l'intérêt de renforcer la structure concurrentielle du marché en cause en général ne saurait constituer une justification valable de restrictions à la libre circulation des capitaux (voir arrêt Commission/Italie, précité, point 37).

45 Par ailleurs, ainsi que la Commission l'a fait valoir, la seule supervision de l'entité publique au moment où celle-ci prend le contrôle d'une entreprise espagnole opérant dans le secteur de l'énergie ou acquiert une participation significative dans cette dernière ne permet pas d'assurer que, une fois les droits de vote afférents aux actions détenues par cette entité reconnus, celle-ci va les utiliser d'une manière appropriée garantissant la sécurité de l'approvisionnement énergétique.

46 Par conséquent, le Royaume d'Espagne n'a pas démontré que la DA 27 constitue une mesure propre à garantir la réalisation de l'objectif recherché par le législateur espagnol, à savoir la sécurité de l'approvisionnement énergétique.

47 En tout état de cause, la DA 27 est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi. En effet, la possibilité de ne pas reconnaître les droits de vote, prévue à cette disposition, s'applique à l'ensemble des décisions susceptibles d'être soumises aux votes des actionnaires, indépendamment du risque que ces décisions pourraient présenter pour la sécurité de l'approvisionnement énergétique. Ainsi que la Commission l'a fait valoir, l'imposition d'obligations positives aux entreprises du secteur énergétique permettrait d'atteindre l'objectif recherché en portant une atteinte moindre à la libre circulation des capitaux.

48 Le Royaume d'Espagne soutient, cependant, que le refus de reconnaître les droits de vote n'est pas systématique et que la DA 27 prévoit également la possibilité de soumettre l'exercice de ces droits à certaines conditions. En outre, la DA 27 prévoirait, tout comme le régime examiné dans l'arrêt Commission/Belgique, précité, un contrôle a posteriori, à savoir après l'acquisition par une entité publique d'actions d'une entreprise espagnole opérant dans le secteur de l'énergie, et devrait donc, à l'instar dudit régime, être jugée proportionnée.

49 Il convient, toutefois, de constater, en premier lieu, que l'absence de caractère systématique de la décision de refus de reconnaître les droits de vote n'est pas pertinente. En effet, c'est la DA 27 elle-même qui, par la possibilité qu'elle prévoit de ne pas reconnaître l'exercice des droits de vote, constitue la restriction à la libre circulation des capitaux.

50 En second lieu, le régime institué par la DA 27 n'est pas assimilable au régime examiné dans l'arrêt Commission/Belgique, précité. Ce dernier constitue, en effet, un régime d'opposition a posteriori aux décisions adoptées par une société. En revanche, la DA 27, en ce qu'elle suspend l'exercice des droits de vote et en permet la non-reconnaissance ou la limitation, produit ses effets avant même que la société ait adopté une décision, c'est-à-dire sans que soit établi un risque, même potentiel, d'atteinte à la sécurité de l'approvisionnement en énergie.

51 En outre, le régime examiné dans l'arrêt Commission/Belgique, précité, prévoit une intervention de l'autorité administrative belge uniquement lorsque les objectifs de la politique énergétique sont compromis, dans des situations spécifiques. Ce régime est ainsi limité à certaines décisions concernant les actifs stratégiques de sociétés opérant dans le secteur de l'énergie ainsi qu'à des décisions de gestion spécifiques relatives à ces actifs, qui peuvent ponctuellement être mises en cause. Au contraire, en vertu de la DA 27, le mécanisme de suspension de l'exercice des droits de vote, de refus de reconnaissance de ces droits, voire de soumission de l'exercice desdits droits à des conditions, s'applique à toutes les décisions donnant lieu à un vote des actionnaires.

52 De surcroît, ainsi que la Commission l'a fait valoir, les critères régissant la décision qui doit être prise par le Conseil des ministres sont définis de manière non exhaustive et laissent par conséquent à celui-ci une large marge d'appréciation difficilement contrôlable par les juridictions.

53 Il s'ensuit que non seulement le Royaume d'Espagne n'a pas établi que la DA 27 constitue une mesure propre à assurer l'approvisionnement en énergie en Espagne, mais, en tout état de cause, ladite disposition est disproportionnée par rapport à l'objectif recherché.

54 Il convient donc de constater que, en maintenant en vigueur des mesures telles que celles prévues à la DA 27, qui limitent les droits de vote afférents aux actions détenues par des entités publiques dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 56 CE.

Sur les dépens

55 En vertu de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Royaume d'Espagne et celui ayant succombé en ses moyens, il convient de le condamner aux dépens.

Par ces motifs, LA COUR (troisième chambre), déclare et arrête:

1) En maintenant en vigueur des mesures telles que celles prévues à la vingt-septième disposition additionnelle de la loi 55-1999, du 29 décembre 1999, relative aux mesures fiscales, administratives et d'ordre social, dans la rédaction donnée à cette disposition à l'article 94 de la loi 62-2003, du 30 décembre 2003, qui limitent les droits de vote afférents aux actions détenues par des entités publiques dans les entreprises espagnoles opérant dans le secteur énergétique, le Royaume d'Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 56 CE.

2) Le Royaume d'Espagne est condamné aux dépens.