CJCE, 4e ch., 10 mai 2007, n° C-492/04
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Lasertec Gesellschaft für Stanzformen mbH
Défendeur :
Finanzamt Emmendingen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Lenaerts
Avocat général :
M. Bot
Juges :
MM. Juhász, Malenovský, von Danwitz, Mme Silva de Lapuerta
LA COUR (quatrième chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 56 CE à 58 CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige né de la décision par laquelle le Finanzamt Emmendingen (ci-après le "Finanzamt") a, en vue de l'établissement de l'impôt dû par la société de droit allemand Lasertec Gesellschaft für Stanzformen mbH (ci-après la "requérante"), requalifié en bénéfices occultes distribués les intérêts versés par la requérante à son actionnaire suisse, la société Lasertec AG (ci-après "Lasertec").
La législation nationale
3 L'article 8a de la loi relative à l'impôt sur les sociétés (Körperschaftsteuergesetz, ci-après le "KStG"), intitulé "Capitaux empruntés à des actionnaires", a été introduit par la loi portant mesures de lutte contre la délocalisation des entreprises (Standortsicherungsgesetz), du 13 septembre 1993 (BGBl. 1993 I, p. 1569). Cette loi est, d'après la décision de renvoi, entrée en vigueur le 14 septembre de la même année.
4 Dans sa version applicable à l'époque des faits, l'article 8a du KStG contenait les dispositions suivantes:
"(1) Les rémunérations des capitaux externes qu'une société de capitaux soumise sans limitation à l'impôt a obtenus d'un actionnaire ne bénéficiant pas du crédit d'impôt et détenant au cours de l'exercice considéré une participation importante dans le capital de la société doivent être considérées comme des bénéfices occultes distribués,
[...]
2. dans le cas où la rémunération convenue est calculée en pourcentage du capital et où les capitaux externes dépassent en valeur, au cours de l'exercice, le triple de la participation détenue par l'actionnaire, sauf si la société de capitaux avait la possibilité d'obtenir ces capitaux externes dans des conditions par ailleurs identiques auprès de tiers ou si les capitaux externes représentent un emprunt destiné à financer des opérations bancaires ordinaires. [...]
(2) La participation détenue par l'actionnaire dans le capital propre est constituée par la fraction du capital propre de la société de capitaux - tel qu'il se présente à la fin de l'exercice précédent - qui correspond à la part de l'actionnaire dans le capital souscrit. Le capital propre se définit comme étant le capital souscrit, diminué des apports non encore libérés [...]
(3) On est en présence d'une participation importante lorsque l'actionnaire détient plus du quart du capital social initial ou nominal d'une société de capitaux, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une société de personnes. Il en va de même lorsque l'associé détient plus d'un quart du capital ensemble avec d'autres actionnaires avec lesquels il forme une association ou qui le contrôlent, ou encore qu'il contrôle ou qui sont contrôlés ensemble avec lui. L'actionnaire ne détenant pas de participation importante est assimilé à l'actionnaire détenant une participation importante lorsqu'il exerce, de façon indépendante ou en coopération avec d'autres actionnaires, une influence dominante sur la société de capitaux."
5 Il ressort de la décision de renvoi que, de façon générale, n'ont pas droit au crédit d'impôt, notamment, les actionnaires non-résidents.
6 Aux termes de l'article 54, paragraphe 6a, du KStG, l'article 8a de celui-ci a été applicable à partir de l'exercice postérieur au 31 décembre 1993.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 La requérante est une société de droit allemand qui a été constituée par acte du 12 septembre 1994. Elle est intégralement soumise à l'impôt en Allemagne.
8 À l'époque des faits, le capital social de la requérante, qui était d'un montant de 300 000 DEM, était détenu par M. Papke à hauteur de 100 000 DEM et par Lasertec à hauteur de 200 000 DEM.
9 En vertu d'une disposition de l'acte constitutif de la requérante, les apports initiaux devaient être versés immédiatement à hauteur d'un quart du montant du capital souscrit, tandis que le solde devait être versé sur la demande de la direction.
10 Par contrat du 5 janvier 1995, Lasertec a accordé à la requérante un prêt de 700 000 DEM. La durée initiale du contrat fut fixée à deux ans. Le prêt et les intérêts y afférents devaient être remboursés par tranche de 34 000 DEM chaque trimestre. Les charges d'intérêts relatives à ce prêt se sont élevées, en 1995, à 48 132,64 DEM.
11 Dans le cadre d'un contrôle effectué au cours du mois d'août 1997 et portant sur l'exercice 1995, le contrôleur fiscal a constaté que le solde du capital souscrit n'avait été versé que le 10 janvier 1995. Il convenait donc, selon lui, de déduire du montant du capital souscrit (à savoir 300 000 DEM) le montant de l'apport non versé au 31 décembre 1994 (à savoir 225 000 DEM). Le contrôleur fiscal a dès lors estimé que la part détenue par Lasertec dans le capital propre de la requérante s'élevait, à cette dernière date, à 50 000 DEM. Le prêt accordé par Lasertec à la requérante devant être qualifié de "capital externe", il a, en application de l'article 8a du KStG, déduit du montant de ce prêt (700 000 DEM) le triple de la part détenue par Lasertec dans le capital propre de la requérante (150 000 DEM). La fraction des charges d'intérêts de l'année 1995 correspondant au solde de 550 000 DEM, à savoir 37 818 DEM, a, aux fins de l'établissement de l'imposition de la requérante pour l'exercice concerné, été qualifiée de "bénéfice occulte distribué".
12 Le Finanzamt a, par un avis d'imposition daté du 15 juin 1998, considéré que, conformément à l'article 8a du KStG, les charges d'intérêts en cause devaient être requalifiées en bénéfices occultes distribués et être imposées comme tels. Il a, par conséquent, redressé l'impôt dû par la requérante pour l'exercice 1995 à hauteur de 16 207 DEM.
13 Le 2 juillet 1998, la requérante a introduit contre cet avis d'imposition une réclamation qui a été rejetée par une décision du Finanzamt du 22 février 1999. Elle a attaqué cette décision par un recours déposé le 22 mars 1999 devant le Finanzgericht Baden-Württemberg.
14 Dans ces conditions, le Finanzgericht Baden-Württemberg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les deux questions préjudicielles suivantes:
"1) L'article 57, paragraphe 1, CE doit-il être interprété en ce sens qu'il faut entendre par restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et les pays tiers 'existant' le 31 décembre 1993, celles pour lesquelles le législateur national avait clos, à cette date, la procédure législative, ou bien celles qui étaient déjà applicables, à cette date, à des situations avérées, en vertu des dispositions nationales?
2) L'article 56, paragraphe 1, CE, lu en combinaison avec l'article 58 CE, doit-il être interprété en ce sens que l'imposition partielle des intérêts payés par une société de capitaux établie dans un État membre à un prêteur établi dans un pays tiers, qui est en même temps associé de la première société, en les assimilant à une distribution de bénéfices, est interdite en ce qu'elle constitue un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans la circulation des capitaux entre un État membre et un pays tiers?"
Sur les questions préjudicielles
15 En vertu de l'article 104, paragraphe 3, premier alinéa, du règlement de procédure, lorsque la réponse à une question posée à titre préjudiciel peut être clairement déduite de la jurisprudence, la Cour peut statuer par voie d'ordonnance motivée.
16 Par ses questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si une réglementation nationale en vertu de laquelle les intérêts d'emprunt versés par une société de capitaux résidente à un actionnaire établi dans un pays tiers et détenant une participation importante dans le capital de cette société sont, à certaines conditions, considérés comme des bénéfices occultes distribués, taxables dans le chef de la société résidente emprunteuse, est compatible avec les dispositions du traité CE relatives à la libre circulation des capitaux.
17 Le gouvernement français et la Commission des Communautés européennes soutiennent que la disposition nationale en cause au principal ne peut être examinée qu'à l'aune de la liberté d'établissement et non à celle de la libre circulation des capitaux. Ils allèguent, en substance, que cette disposition concerne uniquement les prises de participation importantes, de nature à conférer une influence déterminante sur la société dans laquelle la participation est détenue, et que, par conséquent, elle relève exclusivement du champ d'application matériel de la liberté d'établissement.
18 Il appartient, dans ces conditions, à la Cour de vérifier à l'aune de quelle liberté ladite disposition doit être analysée.
19 À cet égard, il résulte d'une jurisprudence bien établie que, pour déterminer si une législation nationale relève de l'une ou de l'autre des libertés de circulation, il y a lieu de prendre en considération l'objet de la législation en cause (voir, en ce sens, arrêts du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, C-196-04, Rec. p. I-7995, points 31 à 33; du 3 octobre 2006, Fidium Finanz, C-452-04, Rec. p. I-9521, points 34 et 44 à 49; du 12 décembre 2006, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation, C-374-04, non encore publié au Recueil, points 37 et 38, ainsi que Test Claimants in the FII Group Litigation, C-446-04, non encore publié au Recueil, point 36, et du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, C-524-04, non encore publié au Recueil, points 26 à 34).
20 Ainsi, les dispositions nationales qui concernent la détention d'une participation permettant d'exercer une influence certaine sur les décisions de la société concernée et d'en déterminer les activités relèvent du champ d'application matériel des dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement (voir, en ce sens, arrêts du 13 avril 2000, Baars, C-251-98, Rec. p. I-2787, point 22; Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité, point 31, et Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, précité, point 27).
21 Or, dans l'affaire au principal, la mesure nationale en cause s'applique aux situations dans lesquelles la société prêteuse non-résidente détient une participation importante dans le capital social de la société emprunteuse résidente, à savoir une participation de plus de 25 %.
22 L'assimilation à la détention d'une telle participation de la détention d'une participation moindre, mais conférant néanmoins une influence dominante sur la société concernée, montre, ainsi que l'a souligné la Commission dans ses observations écrites, que, dans l'esprit du législateur allemand, la mesure nationale en cause au principal a vocation à s'appliquer, indépendamment d'un seuil précis, aux participations permettant d'exercer une influence certaine sur les décisions de la société concernée et d'en déterminer les activités, au sens de la jurisprudence rappelée au point 20 de la présente ordonnance (voir, par analogie, arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, précité, point 28).
23 En outre, il ressort de la décision de renvoi que Lasertec, société prêteuse, détient les deux tiers du capital social de la requérante, société emprunteuse. Une telle participation confère incontestablement à Lasertec une influence déterminante sur les décisions et les activités de la requérante (voir, par analogie, arrêt Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, précité, point 32).
24 Il s'ensuit que la présente affaire relève du champ d'application matériel des seules dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement.
25 À supposer que la mesure nationale en cause au principal ait, comme le soutient la requérante, des effets restrictifs sur la libre circulation des capitaux, de tels effets seraient la conséquence inéluctable de l'entrave à la liberté d'établissement telle que constatée par la Cour dans l'arrêt du 12 décembre 2002, Lankhorst-Hohorst (C-324-00, Rec. p. I-11779), et ils ne justifient pas un examen de ladite mesure au regard des articles 56 CE à 58 CE (voir, en ce sens, arrêts précités Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, point 33; Fidium Finanz, points 48 et 49, ainsi que Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation, point 34).
26 Par conséquent, il n'y a pas lieu de répondre aux questions posées au regard des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux.
27 Quant au chapitre du traité relatif à la liberté d'établissement, celui-ci ne comporte aucune disposition qui étende le champ d'application de ses dispositions aux situations impliquant un ressortissant d'un pays tiers établi à l'extérieur de l'Union européenne. Ainsi que la Cour l'a constaté dans son avis 1-94, du 15 novembre 1994 (Rec. p. I-5267, point 81), l'objectif de ce dernier chapitre est d'assurer la liberté d'établissement au profit des ressortissants d'États membres. Dès lors, les articles 43 CE et suivants ne sauraient être invoqués dans un contexte où une société d'un pays tiers détient une participation lui conférant une influence déterminante sur les décisions et les activités d'une société d'un État membre (voir par analogie, en ce qui concerne la libre prestation des services, arrêt Fidium Finanz, précité, point 25).
28 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre aux questions posées qu'une mesure nationale en vertu de laquelle les intérêts d'emprunt versés par une société de capitaux résidente à un actionnaire non-résident détenant une participation importante dans le capital de cette société sont, sous certaines conditions, considérés comme des bénéfices occultes distribués, taxables dans le chef de la société emprunteuse, affecte de manière prépondérante l'exercice de la liberté d'établissement au sens des articles 43 CE et suivants. Ces dispositions ne sauraient être invoquées dans une situation impliquant une société d'un pays tiers.
Sur les dépens
29 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, LA COUR (quatrième chambre) dit pour droit:
Une mesure nationale en vertu de laquelle les intérêts d'emprunt versés par une société de capitaux résidentes à un actionnaire non-résident détenant une participation importante dans le capital de cette société sont, sous certaines conditions, considérés comme des bénéfices occultes distribués, taxables dans le chef de la société emprunteuse, affecte de manière prépondérante l'exercice de la liberté d'établissement au sens des articles 43 CE et suivants. Ces dispositions ne sauraient être invoquées dans une situation impliquant une société d'un pays tiers.