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Décisions

CJCE, 13 juillet 1993, n° C-330/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

The Queen

Défendeur :

Inland Revenue Commissioners, Commerzbank AG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias (faisant fonction)

Présidents de chambre :

MM. Zuleeg, Murray

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Edward

Avocats :

Mes Anderson, Kon, Wyatt

CJCE n° C-330/91

13 juillet 1993

LA COUR,

1 Par ordonnance du 12 avril 1991, parvenue à la Cour le 18 décembre suivant, la Queen's Bench Division of the High Court of Justice of England and Wales (ci-après "High Court") a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question relative à l'interprétation des dispositions de ce traité concernant le droit d'établissement et l'interdiction des discriminations en raison de la nationalité.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société de droit allemand Commerzbank (ci-après "Commerzbank"), ayant son siège social en Allemagne, aux Inland Revenue Commissioners (ci-après "l'administration fiscale"), à propos des conditions de l'assujettissement aux impôts figurant dans l'Income and Corporation Taxes Act 1988 (loi de 1988 relative à l'impôt sur les revenus et les sociétés).

3 Les faits suivants ressortent de l'ordonnance de renvoi.

4 La Commerzbank dispose d'une succursale au Royaume-Uni, par l'intermédiaire de laquelle elle a consenti, entre 1973 et 1976, des prêts à diverses sociétés américaines. Sur les intérêts que lui ont versés ces sociétés, la Commerzbank a payé au Royaume-Uni un impôt de 4 222 234 UKL.

5 Par la suite, la Commerzbank a demandé à l'administration fiscale le remboursement de cette somme au motif que les intérêts en question étaient exemptés au Royaume-Uni en application de l'article XV de la convention du 2 août 1946 entre le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et le Gouvernement des États-Unis d'Amérique en vue d'éviter la double imposition et de prévenir l'évasion fiscale dans le domaine de l'impôt sur le revenu (S.R. & O. 1946 n 1327), tel qu'amendé par un protocole du 20 septembre 1966 (S.I.1966 n 1188). Cette disposition prévoit en substance que les intérêts payés par une société américaine ne sont imposés au Royaume-Uni que lorsqu'ils sont versés à une société britannique ou à une société ayant sa résidence fiscale au Royaume-Uni. La Commerzbank n'ayant pas sa résidence fiscale au Royaume-Uni, l'impôt indûment payé lui a par conséquent été remboursé.

6 En relation avec ce remboursement, la Commerzbank a alors invoqué le bénéfice de l'article 825 de l'Income and Corporation Taxes Act 1988. Cet article dispose:

"1. Le présent article s'applique aux versements suivants effectués à une société durant une période comptable pendant laquelle la société était une résidente du Royaume-Uni...:

(a) le remboursement de l'impôt sur les sociétés acquitté par la société pendant cette période comptable...;

2. Sans préjudice des paragraphes suivants du présent article, lorsqu'un versement visé au présent article d'un montant minimum de 100 UKL est effectué par l'administration fiscale ou un inspecteur après une période de douze mois suivant la date prise en considération, ce versement est augmenté, au titre du présent article, d'un montant appelé " majoration de remboursement " égal à l'intérêt sur la somme payée, calculé au taux annuel de 8,25 %..."

7 La Commerzbank a demandé à l'administration fiscale ladite majoration de remboursement; selon le calcul effectué par cette société, cette majoration s'élevait à 5 199 258 UKL.

8 L'administration fiscale a rejeté la demande de la Commerzbank au motif que cette dernière n'était pas résidente au Royaume-Uni. La Commerzbank a alors introduit une action en contrôle de légalité de cette décision de rejet devant la High Court, en faisant valoir que le refus d'accorder la majoration de remboursement aux non-résidents constituait une restriction au droit d'établissement ainsi qu'une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, les sociétés affectées étant pour la plupart étrangères.

9 La High Court a estimé nécessaire de poser une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 5, 7, 52 et 58 du traité.

10 Cette question est ainsi libellée:

"Au cas où

(i) une société, qui est constituée conformément à la loi d'un État membre et qui y a son principal établissement, exerce des activités commerciales par l'intermédiaire d'une succursale située dans un second État membre;

(ii) la société se voit réclamer, dans ce second État membre, le paiement d'un impôt sur certains profits dégagés par la succursale et paie cet impôt;

(iii) l'impôt en question n'est pas dû, étant donné que la société peut bénéficier d'une exemption accordée, en vertu d'un accord contre la double imposition conclu entre le second État membre et un État tiers, aux sociétés qui ne sont ni des ressortissantes ni des résidentes (au sens fiscal) du second État membre;

(iv) la société demande avec succès à bénéficier de l'exemption et obtient le remboursement de l'impôt qui a été payé sans être dû;

(v) le droit du second État membre prévoit une indemnisation légale sous la forme d'intérêts (appelée " repayment supplement ": majoration de remboursement) au cas où la société recouvrant l'impôt versé sans être dû est une résidente de cet État membre au moment pertinent;

(vi) la société réclame la majoration de remboursement nonobstant le fait qu'elle n'était pas une résidente de cet État membre au moment pertinent;

(vii) le second État membre refuse pour ce motif de payer la majoration de remboursement à la société;

le refus du second État membre de payer à la société une quelconque majoration de remboursement en raison de sa non-résidence est-il incompatible avec le droit communautaire et en particulier avec les articles 5, 7 et 52-58 du traité CEE et le fait que la société n'aurait pas été exemptée de l'impôt (si bien que la question du remboursement de cet impôt et donc de la majoration du remboursement ne se serait pas posée) si la société avait été une résidente de cet État membre revêt-il une importance pour la réponse à cette question? "

11 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation applicable ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

12 Il ressort du dossier que, par sa question, la juridiction nationale cherche à savoir en premier lieu si les articles 52 et 58 du traité ainsi que ses articles 5 et 7 font obstacle à ce que la législation d'un État membre accorde des majorations de remboursement des impôts indus aux sociétés ayant leur résidence fiscale dans cet État et les refuse aux sociétés ayant leur résidence fiscale dans un autre État membre et, en second lieu, si un tel système reste discriminatoire lorsque l'exemption d'impôt qui a donné lieu au remboursement ne vaut que pour les sociétés qui n'ont pas leur résidence fiscale dans cet État membre.

13 Ainsi que la Cour l'a déjà constaté dans l'arrêt du 28 janvier 1986, Commission/France (270-83, Rec. p. 273, point 18), la liberté d'établissement, que l'article 52 reconnaît aux ressortissants des États membres et qui comporte pour eux l'accès aux activités non salariées et leur exercice dans les mêmes conditions que celles définies par la législation de l'État membre d'établissement pour ses propres ressortissants, comprend, conformément à l'article 58 du traité, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d'un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté, le droit d'exercer leur activité dans l'État membre concerné par l'intermédiaire d'une succursale ou agence. Pour les sociétés, il importe de relever dans ce contexte que leur siège au sens précité sert à déterminer, à l'instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l'ordre juridique d'un État. Dans ce même arrêt, la Cour a conclu qu'admettre que l'État membre d'établissement puisse librement appliquer un traitement différent en raison du seul fait que le siège d'une société est situé dans un autre État membre viderait cette disposition de son contenu.

14 Il résulte ensuite de la jurisprudence de la Cour (arrêt du 12 février 1974, Sotgiu, 152-73, Rec. p. 153) que les règles d'égalité de traitement prohibent non seulement les discriminations ostensibles fondées sur la nationalité, ou le siège en ce qui concerne les sociétés, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination, qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat.

15 Il convient d'observer à ce sujet que, bien qu'il s'applique indépendamment du siège des sociétés, le critère de la résidence fiscale sur le territoire national pour octroyer une éventuelle majoration de remboursement des impôts indus risque de jouer plus particulièrement au détriment des sociétés ayant leur siège dans d'autres États membres. En effet, ce seront le plus souvent celles-ci qui auront établi leur résidence fiscale en dehors du territoire de l'État membre en question.

16 Afin de justifier la disposition nationale mise en cause dans le litige au principal, le Gouvernement britannique fait valoir que, loin de subir une discrimination du fait du régime fiscal britannique, les sociétés non résidentes, qui sont dans une situation telle que celle de la Commerzbank, jouissent d'un traitement préférentiel. Elles sont en effet exemptées d'un impôt normalement dû par les sociétés résidentes. Dans ces conditions, l'on ne pourrait faire état d'une discrimination en matière de majoration de remboursement: les sociétés résidentes et les sociétés non résidentes seraient traitées différemment parce que, au regard de l'impôt sur les sociétés, elles se trouveraient dans des situations distinctes.

17 Cette argumentation ne saurait être admise.

18 Une disposition nationale comme celle en cause comporte une inégalité de traitement. En effet, lorsqu'une société non résidente est privée du droit à la majoration du remboursement d'impôt à laquelle ont toujours droit les sociétés résidentes, elle est désavantagée par rapport à ces dernières.

19 La circonstance que l'exemption d'impôt qui a donné lieu au remboursement a été réservée aux sociétés non résidentes ne saurait justifier une règle d'exclusion qui a un caractère général. Cette règle est donc discriminatoire.

20 Vu les considérations qui précèdent, il convient de répondre à la juridiction nationale que les articles 52 et 58 du traité font obstacle à ce que la législation d'un État membre accorde les majorations de remboursement des impôts indus aux sociétés ayant leur résidence fiscale dans cet État et les refuse aux sociétés ayant une résidence fiscale dans un autre État membre. La circonstance que ces dernières n'auraient pas été exemptées de l'impôt si elles avaient été résidentes dans cet État est sans incidence à cet égard.

21 Une législation du type de celle qui est en cause dans le cadre du litige au principal étant contraire aux articles 52 et 58 du traité, il n'y a pas lieu de s'interroger sur sa compatibilité avec les articles 5 et 7.

Sur les dépens

22 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Queen's Bench Division of the High Court of Justice of England and Wales, par ordonnance du 12 avril 1991, dit pour droit:

Les articles 52 et 58 du traité font obstacle à ce que la législation d'un État membre accorde les majorations de remboursement des impôts indus aux sociétés ayant leur résidence fiscale dans cet État et les refuse aux sociétés ayant leur résidence fiscale dans un autre État membre. La circonstance que ces dernières n'auraient pas été exemptées de l'impôt si elles avaient été résidentes dans cet État est sans incidence à cet égard.