CA Paris, 5e ch. B, 29 novembre 2007, n° 05-16049
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
HBC (SARL)
Défendeur :
Cartier (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimoulle
Conseillers :
Mme Le Bail, M. Picque
Avoués :
Me Huyghe, SCP Moreau
Avocats :
Mes Sedbon, Lévy, Karsenty Ricard
Vu le jugement prononcé contradictoirement le 24 juin 2005 par le Tribunal de commerce de Paris, qui, en retenant essentiellement:
- que la distribution sélective pratiquée par la société Jaeger-Lecoultre France (société Jaeger ou JLCF) était licite,
- et que la SARL HBC n'avait plus fait de démarche depuis le 14 mars 2001 jusqu'à l'assignation délivrée trois ans plus tard, a débouté cette dernière de toutes ses demandes et l'a condamnée à payer 5 000 euro de frais non compris dans les dépens;
Vu l'appel interjeté le 19 juillet 2005 par la société HBC et ses ultimes écritures signifiées le 11 septembre 2007, aux termes desquelles:
- poursuivant l'infirmation du jugement entrepris en formulant à nouveau les demandes antérieurement présentées en première instance en visant désormais l'article 1382 du Code civil, la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996 et l'article 442-6 du Code de commerce,
- priant la cour de dire que le refus d'agrément qui lui est opposé pour intégrer le réseau de distribution des montres Jaeger est discriminatoire et constitue un abus de droit, l'appelante demande d'ordonner tant son agrément forcé dans le réseau de distribution sélective de Cartier sous astreinte de 1 000 euro par jour de retard, que de condamner l'intimée à lui payer 150 000 euro de dommages et intérêts en réparation de son préjudice économique et moral, outre 5 000 euro de frais irrépétibles;
Vu les dernières conclusions signifiées le 26 juin 2007 par la SA Cartier, venant aux droits et obligations de la société Jaeger à la suite d'une fusion opérée en 2003, qui réclame 10 000 euro de frais irrépétibles et poursuit la confirmation pure et simple de la décision critiquée;
Vu l'ordonnance du 27 septembre 2007 clôturant l'instruction du dossier;
Sur ce,
Considérant que la société HBC s'estime victime d'une pratique discriminatoire du fait du rejet implicite de sa demande d'agrément pour intégrer le réseau de distribution sélective des montres commercialisées par la société Jaeger;
Qu'exploitant un fonds de commerce d'horlogerie à l'enseigne "Les Champs d'Or" avenue Franklin Roosevelt à Paris, elle estime satisfaire aux critères qualitatifs fixés par le contrat de distribution sélective des montres Jaeger, d'autant qu'elle commercialise déjà plusieurs autres marques "haut de gamme" du groupe Cartier, en indiquant avoir réalisé à ce titre, un chiffre d'affaires de près de 900 000 euro en quatre ans de 2002 à 2005;
Qu'elle précise qu'elle a initialement plusieurs fois sollicité son agrément pour la vente de montres Jaeger, par quatre lettres s'échelonnant du 24 mai 2000 au 14 mars 2001 et que, la société Jaeger lui ayant indiqué être mise sur une liste d'attente, elle a constaté que deux autres concurrents de son secteur de chalandise avaient été agréés postérieurement à sa demande;
Qu'en subodorant que le réseau de distribution sélective n'est pas seulement basé sur une sélection qualitative des distributeurs, l'appelante fait valoir:
- que les raisons invoquées de structure du réseau, du nombre de candidatures reçues et de la capacité limitée de production sont des critères " évasifs " cachant, à ses yeux, une volonté discriminatoire,
- que le refus tacite d'agrément est abusif à son endroit et qu'elle en déduit qu'à défaut de lui avoir opposé des éléments objectifs, il est constitutif d'une pratique discriminatoire engageant la responsabilité initialement de la société Jaeger aux obligations de laquelle se trouve aujourd'hui la société Cartier,
- qu'on ne peut pas lui reprocher un défaut de diligence, entre sa dernière formulation en 2001 et l'assignation délivrée en 2004, dans la mesure où, selon la société HBC, il appartenait à la société Jaeger, puis à la société Cartier, de lui répondre alors que dans le même temps, deux nouveaux distributeurs ont été admis sur le même secteur géographique;
Considérant que pour sa part la société Cartier reproche à l'appelante son inaction originelle pendant trois ans pour considérer que cette attitude révélait l'abandon de son intention de se faire agréer et que la demande initiale correspondante "n'était plus pendante";
Qu'elle dément toute promesse d'intégration par la société Jaeger et considère qu'en fait dès l'origine, celle-ci a opposé un refus à la demande de la société HBC en se fondant sur ses capacités limitées de production, la fabrique suisse produisant annuellement 45 000 montres pour le monde entier;
Que la société Cartier affirme aussi que l'accord de distribution des montres Jaeger est licite en ce qu'il est exempté au regard du règlement communautaire concerné, puisque le contrat de distribution:
- ne contient pas de clauses noires définies à l'article 4 dudit règlement,
- et que la société Jaeger ne détient pas une part de marché supérieure à 30 % du marché pertinent concernant ses produits;
Qu'elle en déduit que cette licéité a pour effet d'exonérer le fournisseur de toute faute et indique qu'au surplus, les restrictions quantitatives sont aussi licites dans le domaine de la distribution sélective, en précisant que désormais le réseau Jaeger est arrivé à saturation dans le huitième arrondissement de Paris qui, avec onze points de vente, regroupe le tiers des points de vente parisiens;
Ceci rappelé :
Considérant que la licéité de l'accord de distribution sélective des montres Jaeger n'est pas véritablement contestée par l'appelante qui se borne à critiquer les conditions de son application qui lui ont été opposées;
Que le 9 juin 2000, la société Jaeger, tout en précisant que dans l'immédiat, elle ne pouvait pas donner une suite favorable à la candidature de la société HBC en raison du nombre de celles-ci et de la capacité limitée de la production, lui a cependant expressément indiqué qu'elle " procédait à l'enregistrement de [sa] candidature sur la liste d'attente [...] pour la zone géographique à laquelle [elle appartenait] ";
Que suite à une nouvelle relance par le conseil de la société HBC, un représentant de la société Jaeger a visité le point de vente concerné, entre les 15 janvier et 14 mars 2001, mais qu'aucune suite n'a expressément été donnée;
Que la société Cartier, ne contestant pas venir aujourd'hui aux droits et obligations de la société Jaeger, est mal fondée à prétendre que le silence postérieurement observé par l'appelante aurait révélé un abandon de la demande initiale d'agrément, puisqu'aux termes de la lettre précitée du 9 juin 2000, la société Jaeger s'était engagée à reprendre contact "dès que votre candidature présentera un caractère d'actualité...";
Que c'est dès lors le silence de la société Jaeger, puis de la société Cartier, qui doit s'interpréter comme exprimant un prétendu défaut "d'actualité" de la candidature de la société HBC durant les années qui ont suivi, alors qu'il n'est pas contesté que pendant cette même période, un autre candidat a été agréé dans le huitième arrondissement de Paris;
Considérant qu'en tout état de cause, la société Cartier estime aujourd'hui que la société Jaeger avait dès l'origine implicitement opposé un refus d'agrément en se fondant explicitement sur les capacités insuffisantes de production de la fabrique suisse de montres de sa marque et qu'elle y ajoute, aux termes de ses ultimes écritures signifiées devant la cour, la saturation de son réseau dans le huitième arrondissement de Paris, ce que la société Jaeger avait déjà implicitement suggéré en invoquant le nombre important de candidatures reçues;
Qu'aux termes de ces deux moyens, elle invoque ainsi expressément un critère quantitatif de sélection des distributeurs agréés de son réseau;
Qu'elle ne conteste pas non plus que postérieurement à l'inscription de la société HBC sur la liste d'attente, un nouveau candidat a été agréé dans le huitième arrondissement de Paris;
Que suite à la visite des lieux courant 1er trimestre 2001, la société Jaeger n'a pas fait connaître à l'intéressée ses observations sur les caractéristiques du point de vente de la société HBC et qu'aujourd'hui la société Cartier ne prétend pas qu'il résultait des constatations de l'époque, que ledit point de vente ne remplissait pas les conditions qualitatives exigées par le contrat de distribution sélective des montres Jaeger;
Qu'il s'en déduit que le point de vente du huitième arrondissement de la société HBC remplissait, au moins à cette époque, les conditions qualitatives du réseau de distribution sélectif des montres Jaeger;
Que la société Cartier ne justifie pas non plus de ce que le respect scrupuleux des conditions de paiement par les distributeurs soient par ailleurs uniformément pris en compte dans l'appréciation des critères qualitatifs opposés à chaque candidat;
Considérant que si la condition quantitative opposée par la société Cartier pour organiser son réseau de distribution n'est pas illicite en soi, il lui appartient de sélectionner les distributeurs sur la base de critères définis, objectivement fixés et appliqués sans discrimination à l'égard de tous les revendeurs potentiels;
Qu'en se bornant à relever qu'en l'espèce le huitième arrondissement de Paris recèle le tiers des points de vente parisiens, alors que postérieurement à l'inscription de la société HBC sur la liste d'attente, un candidat plus récent a été agréé, les sociétés Jaeger et Cartier ne justifient d'aucune définition objective des zones de chalandise, ni de la méthode selon laquelle le taux maximum de densité des distributeurs est uniformément appliqué, ni davantage des méthodes adoptées pour respecter l'antériorité des demandes selon la zone concernée, de sorte que les distributeurs qui souhaitent intégrer le réseau ne peuvent pas véritablement apprécier la portée du critère imposé;
Qu'il s'en suit que les conditions dans lesquelles la condition quantitative a été opposée à la société HBC est illicite comme ne constituant pas un critère suffisamment objectif de sélection des distributeurs;
Que le refus fondé sur une application rendant illicite le critère quantitatif a privé la société HBC d'une chance de voir sa candidature examinée, dont la perte doit être réparée par l'allocation de dommages et intérêts, que les éléments disponibles dans le dossier permettent d'évaluer forfaitairement à hauteur de 15 000 euro;
Qu'en revanche, comme l'a pertinemment relevé le tribunal, il n'appartient pas en l'espèce à la juridiction saisie de porter atteinte à la liberté de contracter des parties ni davantage d'enjoindre à l'une de contracter avec l'autre;
Que par ailleurs, il serait inéquitable de laisser à la société HBC la charge définitive des frais irrépétibles qu'elle a dû exposer tout au long de l'instance;
Par ces motifs, Statuant contradictoirement, Réforme le jugement déféré, en ce qu'il a rejeté la demande de dommages et intérêts de la société HBC et l'a condamnée au versement de frais irrépétibles et aux dépens de première instance, Statuant à nouveau de ces chefs, Accueille la demande indemnitaire de la société HBC et condamne la société Cartier à lui verser quinze mille euros (15 000 euro) de dommages et intérêts, Rejette les demandes de la société Cartier au titre des frais irrépétibles, Déboute en revanche la société HBC de sa demande d'agrément forcé dans le réseau de distribution sélective de Cartier, Condamne la société Cartier aux dépens de première instance et d'appel et à verser quatre mille euros (4 000 euro) de frais irrépétibles à la société HBC, Admet Maître Huygue au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.