CA Paris, 5e ch. B, 6 décembre 2007, n° 04-07028
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Aloes Red (SA)
Défendeur :
Leroy Merlin France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimoulle
Conseillers :
Mme Le Bail, M. Picque
Avoués :
SCP Monin-d'Auriac de Brons, SCP Bolling-Duranb-Lallement
Avocats :
Mes Pons, Deswarte, Simoneau
Vu le jugement contradictoire du 28 janvier 2004 du Tribunal de commerce de Paris, ayant débouté la SA Aloes Red de ses demandes à l'encontre de la SA Leroy Merlin en la condamnant à verser 7 000 euro de frais irrépétibles;
Vu l'appel interjeté le 20 février 2004 par la société Aloes Red et ses ultimes écritures signifiées le 6 août 2007, réclamant 15 000 euro de frais non compris dans les dépens et poursuivant l'infirmation du jugement critiqué en sollicitant:
- à titre principal, à nouveau les demandes antérieurement formulées devant les premiers juges,
- subsidiairement, la désignation d'un expert afin de faire chiffrer le préjudice allégué outre l'allocation d'une provision de 500 000 euro à valoir sur son indemnisation;
Vu les dernières conclusions signifiées le 14 juin 2007 par la société Leroy Merlin réclamant également 15 000 euro de frais irrépétibles et poursuivant la confirmation du jugement entrepris "en ce qu'il a débouté la société Aloes Red de l'ensemble de ses demandes "tout en priant la cour de:
- à titre principal, constater l'absence tant de relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6, I du Code de commerce, que de rupture brutale au sens des mêmes dispositions,
- subsidiairement, faire application de l'accord interprofessionnel FMB/UNIBAL et de dire:
tant que les délais intervenus entre les mois de mars 2001 et les termes des contrats en cours étaient suffisants pour permettre à la société Aloes Red de rechercher de nouveaux clients,
que l'appelante ne justifie pas d'un préjudice;
Vu les conclusions dites "de procédure de renonciation à incident" signifiées le 23 octobre 2007 par la société Aloes Red aux termes desquelles celle-ci renonce à se prévaloir du défaut de communication en appel précédemment soulevé des pièces numérotées 1 à 453 de la société Leroy Merlin;
Vu l'ordonnance du 24 octobre 2007 clôturant l'instruction du dossier;
Sur ce,
Considérant que la SA Aloes Red, issue de la fusion en 1999 des sociétés Aloes et Red, a pour activités la gestion, la location, l'exploitation, l'achat et la vente de tous supports publicitaires et que dans ce cadre, elle donnait à bail à la SA Leroy Merlin France des panneaux publicitaires;
Qu'invoquant une relation commerciale établie à partir de 1976 et poursuivie en s'amplifiant jusqu'en mars 2001, elle estime que celle-ci a brutalement été interrompue à cette période sans aucun préavis écrit, par la société Leroy Merlin;
Que se fondant sur l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, elle a attrait la société Leroy Merlin le 18 juillet 2002 devant le Tribunal de commerce de Paris pour l'entendre condamner à lui payer 1 135 283 euro de dommages et intérêts, ce montant étant ultérieurement porté à hauteur de 1 177 574 euro, outre intérêts à compter de la demande et anatocisme;
Qu'elle précise:
- qu'au cours de la dernière décennie des relations, le montant moyen annuel du chiffre d'affaires s'est élevé à hauteur de 8,9 MF environ, soit 51,20 % de son chiffre d'affaires moyen annuel global, correspondant à une marge moyenne annuelle de 2,3 MF environ correspondant à 26,32 % de sa marge moyenne annuelle de la période considérée,
- que concomitamment à la cessation subite des relations, les prises à bail de panneaux publicitaires par Leroy Merlin ont été faites auprès d'un ancien préposé de la société Aloes Red, lequel avait démissionné le 11 décembre 2000, à effet du 11 mars 2001, le contrat de travail ayant effectivement cessé à partir du 28 février 2001;
Qu'estimant avoir contracté qu'avec la société Leroy Merlin elle-même, les divers magasins n'étant pas dotés de la personnalité morale, la société Aloes Red fait valoir que la relation commerciale qu'elle revendique a été établie durant 25 années à l'intérieur de laquelle il a existé des bons de commandes pour des panneaux en divers endroits correspondant à des locations de durées diverses, le cas échéant renouvelés pour des durées également variables, mais sur lesquelles les conditions générales de vente de la société Leroy Merlin sont, à ses yeux, inopérantes;
Que l'appelante conteste aussi l'existence d'accords professionnels applicables au litige, ceux invoqués par la société Leroy Merlin ne concernant que les professionnels du bricolage entre eux;
Considérant que pour sa part, la société Leroy Merlin, tout en reconnaissant que les relations étaient juridiquement établies avec une seule personne morale disposant d'établissements secondaires, expose:
- qu'il ne s'agissait pas de relations contractualisées avec le siège social, mais avec chaque directeur de magasin, lesquels disposent d'une délégation de pouvoir leur conférant une autonomie de décision notamment pour prendre des engagements concernant les panneaux publicitaires locaux et le choix des prestataires correspondants, en dehors de toute politique générale dirigée par le siège ou de référencement par la centrale,
- qu'il n'y a pas eu rupture d'un contrat, mais exercice du droit de non-renouvellement de plusieurs conventions,
- que l'exécution de certaines obligations de la société Aloes Red a été "parfois" défectueuse;
Qu'elle en déduit que le litige doit être examiné magasin par magasin, les relations avec chacun d'entre eux étant d'une ancienneté très variable, et estime que, tout en étant un cocontractant, la société Aloes Red n'était pas un partenaire commercial au sens de l'article L. 442-6, I du Code de commerce;
Que subsidiairement, l'intimée conteste tant l'ancienneté alléguée, en l'analysant magasin aussi par magasin, que la réalité du préjudice, dont elle estime d'une part que l'appelante n'en rapporte pas la preuve en produisant des pièces comptables dont elle est l'auteur et d'autre part, qu'il n'existe pas de relation de cause à effet entre le non-renouvellement des contrats de location d'espaces publicitaires et le licenciement en 2001 d'une préposée et aussi le coût du contrat d'affacturage prétendument souscrit pour pallier une perte de chiffre d'affaires;
Ceci rappelé :
Liminairement,
Considérant qu'il n'est pas contesté que les divers magasins de l'entreprise Leroy Merlin, répartis en différents endroits du territoire national, sont des établissements secondaires de la société dont le siège est aujourd'hui à Lille;
Que ces établissements n'étant pas pourvus de la personnalité morale, c'est à tort que les premiers juges ont cru pouvoir estimer qu'il aurait été "plus approprié" de mettre en cause chaque magasin concerné plutôt que la société Leroy Merlin elle-même, puisque ne bénéficiant pas de la personnalité morale, ceux-ci ne sont pas des sujets de droit susceptibles d'être attraits devant une juridiction;
Sur le fond,
Considérant que, contrairement à ce que soutient la société Leroy Merlin, l'application des dispositions de l'article L. 446-2 du Code de commerce ne se limite pas aux rapports préalablement définis dans des accords cadres ou de référencement;
Qu'il résulte des pièces du dossier que la société Leroy Merlin a établi une relation globale avec la société Aloes Red à partir des relations particulières nouées par chaque directeur de magasin, dont l'appelante a précisé qu'ils disposent d'une délégation de pouvoir, de sorte que les relations qu'ils établissent engagent la société mandante elle-même;
Que si l'ancienneté de la relation était variable en fonction des magasins concernés, il n'en demeure pas moins qu'elle s'est établie à partir de 1976 (avec la société Red à l'époque) et qu'elle s'est constamment développée pour finir par représenter la moitié environ du chiffre d'affaires réalisé par la société Aloes Red;
Que si chacune des locations de panneaux publicitaires pouvait ne pas être renouvelée à son échéance en fonction des besoins de chaque magasin concerné, la succession, sur une longue période, d'opérations ponctuelles régulièrement renouvelées ou remplacées par d'autres de même nature a constitué, indépendamment de chaque relation particulière, une relation commerciale globale établie au sens du quatrième paragraphe de l'article L. 446-2, I du Code de commerce en vigueur à l'époque de la rupture, avant d'être complété et renuméroté au cinquième paragraphe du même article du Code par l'effet de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001;
Qu'indépendamment de la poursuite des locations de panneaux publicitaires en cours jusqu'à leur terme initialement convenu, il n'est pas contesté qu'à partir de mars 2001, les différents magasins de la société Leroy Merlin qui contractaient antérieurement et habituellement avec la société Aloes Red, ont subitement décidé de confier désormais la recherche et la location des panneaux publicitaires dont ils avaient besoin, à une autre personne, d'ailleurs anciennement préposée de la société Aloes Red;
Que si le principe d'un changement de prestataire n'est pas critiquable en soi, l'ancien article L. 446-2, 1, 4° du Code de commerce alors applicable, oblige celui qui prend une telle initiative de notifier par écrit la rupture à son partenaire en respectant un préavis de raison tenant compte de la durée des relations commerciales antérieures ou, le cas échéant, des usages reconnus par des accords interprofessionnels;
Considérant que le déroulement jusqu'au terme initialement convenu, des baux en cours ne saurait constituer le préavis de rupture prévu par le texte précité;
Que dès lors, en rompant brutalement la relation commerciale antérieurement établie avec la société Aloes Red, la société Leroy Merlin a engagé sa responsabilité et s'est obligée à réparer le préjudice en découlant;
Que l'accord interprofessionnel FMB/UNIBAL invoqué par la société Leroy Merlin s'intitule "Code de bonne conduite des pratiques commerciales entre professionnels du bricolage" et a été signé principalement entre la Fédération française des magasins de bricolage et l'Union nationale des industries du bricolage, du jardinage et des activités manuelles de loisir;
Qu'à l'évidence cet accord ne saurait concerner les relations entre les sociétés Leroy Merlin et Aloes Red, les activités de cette dernière ne relevant pas du bricolage;
Qu'en fonction des éléments du dossier et de la durée moyenne de la relation avec chaque établissement secondaire, pondérée par le nombre de panneaux publicitaires concernés, il convient d'estimer à un an, la durée du préavis que la société Leroy Merlin aurait dû observer pour rompre la relation commerciale précédemment établie avec la société Aloes Red;
Que même si l'élément déclencheur du licenciement de la secrétaire antérieurement habituellement en charge des relations avec les magasins Leroy Merlin, a pu suivre la rupture brutale imposée par la cliente, la société Aloes Red n'a pas démontré, dans le cadre de la présente instance, qu'elle n'avait pas de possibilité de reclasser l'intéressée au sein d'autres services de son exploitation, de sorte que la relation de cause à effet entre le coût du licenciement invoqué et la rupture subie n'est pas prouvée;
Que par ailleurs, en se bornant à prétendre qu'elle a souscrit un contrat d'affacturage pour prétendument compenser la perte de chiffre d'affaires engendrée par la rupture de la relation avec les magasins Leroy Merlin, la société Aloes Red ne démontre pas davantage la relation de cause à effet requise, étant observé qu'un contrat d'affacturage a essentiellement pour objet de gérer le compte client de l'entreprise en générant une trésorerie immédiate par rapport aux délais usuels de paiement des clients et que l'appelante n'a pas formellement invoqué de besoins de trésorerie qui aurait été exclusivement engendrés par la perte de chiffre d'affaires avec les magasins Leroy Merlin;
Qu'en outre, en se bornant à relever que les chiffres d'affaires produits par l'appelante résultent de documents extraits de sa propre comptabilité, la société Leroy Merlin n'a pas cependant fait état d'éléments venant sérieusement contredire les ratios annoncés;
Que par l'attestation du 30 novembre 2005, le commissaire aux comptes de la SA Aloes Red a certifié l'exactitude des chiffres d'affaires "facturés" à la société Leroy Merlin pour les exercices 1999 à 2002 inclusivement étant observé que l'intimée n'a pas répliqué à l'explication des écarts relevés par la différence entre chiffre d'affaires facturé et chiffre d'affaires encaissé, formulée par l'appelante;
Que dès lors, cet écart, au demeurant minime, n'est pas de nature à diminuer la force probante se dégageant des documents-synthèses de comptabilité analytique versés aux débats par la société Aloes Red;
Qu'il en ressort qu'en 2000 la société Aloes Red a réalisé avec les magasins de la société Leroy Merlin un chiffre d'affaires (hors taxes communales) de 8 635 062,08 F ayant dégagé une marge moyenne globale de 2 343 865,56 F se répartissant entre:
- marge dite "confrère" 1 776 211,84 F (270 781,75 euro)
- marge dite [Aloes] Red : 567 653.72 F (86 538.25 euro)
= 2 343 865,56 F (357 320 euro);
Considérant qu'en n'ayant pas observé un préavis raisonnable d'une année, la rupture soudaine a privé la société Aloes Red de la marge moyenne correspondante qu'elle aurait continué à avoir durant cette période, de sorte que le préjudice entrainé par la brutalité de la rupture s'établit à hauteur de cette marge moyenne annuelle dite " Aloes Red ";
Qu'en fonction des éléments disponibles dans le dossier il convient d'allouer à la société Aloes Red, une indemnité forfaitaire de 86 000 euro en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale sans préavis de la relation commerciale ayant antérieurement existé avec la société Leroy Merlin;
Que le titre constitutif du droit à l'indemnité étant constitué par la décision judiciaire qui l'octroie, il n'y a pas lieu de prévoir d'intérêts moratoires pour la période s'étant écoulée depuis la demande, mais l'anatocisme ayant été demandé, il convient de préciser que les intérêts au taux légal qui courront à dater de la signification de la présente décision, seront, le cas échéant, annuellement capitalisés dans les conditions de l'article 1154 du Code civil;
Que succombant, l'intimée ne saurait prospérer dans sa demande de 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Qu'en revanche, il serait inéquitable de laisser à l'appelante la charge définitive des frais irrépétibles qu'elle a dû exposer tout au long des deux degrés de juridiction de l'instance pour faire valoir ses droits;
Par ces motifs, Statuant contradictoirement. Infirme en toutes ses dispositions le jugement déféré et statuant à nouveau, Condamne la société Leroy Merlin à payer à la société Aloes Red : - quatre vingt six mille euro (86 000 euro) en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale sans préavis de la relation commerciale précédemment établie entre les deux partenaires, - dix mille euro (10 000 euro) au titre des frais irrépétibles, Précise que les intérêts au taux légal qui viendraient éventuellement à être dus sur le montant de la réparation du préjudice, produiront eux-mêmes intérêts dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, La condamne en outre aux dépens de première instance et d'appel, Admet la SCP Monin-d'Auriac de Brons au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.