CJCE, 5e ch., 5 février 2004, n° C-265/02
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Frahuil SA
Défendeur :
Assitalia SpA
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Jann
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Timmermans, von Bahr
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 11 avril 2002, parvenue à la Cour le 18 juillet suivant, la Corte suprema di cassazione a posé, en application du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 5, point 1, de cette Convention (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la Convention du 9 octobre 1978 relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et - texte modifié - p. 77), par la Convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1) et par la Convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise (JO L 285, p. 1, ci-après la "Convention").
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige ayant pour objet une action récursoire intentée par Assitalia SpA (ci-après "Assitalia"), société de droit italien, contre Frahuil SA (ci-après "Frahuil"), société de droit français, en vue de recouvrer les droits de douane qu'Assitalia a acquittés en tant que caution de l'entreprise de transports Vegetoil Srl (ci-après "Vegetoil"), au titre d'une importation effectuée par Frahuil.
Le cadre juridique
La Convention
3 Aux termes de son article 1er, premier alinéa, la Convention "s'applique en matière civile et commerciale [...]. Elle ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives".
4 L'article 2, premier alinéa, de la Convention stipule:
"Sous réserve des dispositions de la présente Convention, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État."
5 L'article 5, point 1, de la Convention prévoit:
"Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:
1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée; [...]"
6 L'article 53, premier alinéa, de la Convention dispose:
"Le siège des sociétés et des personnes morales est assimilé au domicile pour l'application de la présente Convention. [...]"
Le droit national
7 En matière de cautionnement, l'article 1949 du Code civil italien (ci-après le "Code civil"), intitulé "Subrogation de la caution dans les droits du créancier", prévoit notamment:
"La caution qui a payé la dette est subrogée à tous les droits qu'avait le créancier contre le débiteur."
8 Le premier alinéa de l'article 1950 du Code civil, intitulé "Recours contre le débiteur principal", est libellé comme suit:
"La caution qui a payé a un recours contre le débiteur principal, même si le cautionnement a été donné à l'insu du débiteur."
Le litige au principal et la question préjudicielle
9 Frahuil, établie à Marseille (France), a importé en Italie des marchandises en provenance de pays tiers. Elle a chargé Vegetoil de procéder aux formalités de dédouanement et soutient lui avoir versé d'avance, à cet effet, les montants correspondant aux droits de douane exigibles.
10 Vegetoil n'a pas acquitté les droits en question, mais a exercé la faculté d'en différer le paiement contre constitution d'une sûreté en application des articles 78 et 79 du testo unico delle disposizioni legislative in materia doganale (texte unique des dispositions législatives en matière douanière), approuvé par le décret n° 43 du président de la République, du 23 janvier 1973 (GURI, supplément ordinaire au n° 80, du 28 mars 1973).
11 La sûreté a été constituée au moyen d'un contrat de cautionnement conclu, à l'insu de Frahuil, entre Vegetoil et Assitalia, établie à Rome, par lequel cette dernière s'est portée caution de Vegetoil à l'égard des autorités douanières italiennes.
12 Assitalia a acquitté les droits de douane dus au titre de l'importation effectuée par Frahuil.
13 Assitalia a assigné Frahuil devant le Tribunale di Roma (Italie) en vue d'obtenir le remboursement des montants qu'elle avait versés à l'administration des douanes. Cette action était fondée sur la subrogation dans les droits du créancier et sur le recours contre le débiteur prévus, au bénéfice de la caution, par les articles 1949 et 1950 du Code civil.
14 Frahuil a soulevé l'incompétence de la juridiction italienne au motif que, conformément à l'article 2 de la Convention, elle aurait dû être attraite devant les juridictions de l'État de son siège, c'est-à-dire les juridictions françaises.
15 Par jugement des 20 juin et 15 septembre 1995, le Tribunale di Roma s'est reconnu compétent. Saisie sur appel, la Corte d'appello di Roma a, par arrêt des 24 octobre et 12 novembre 1997, confirmé le jugement. La Corte d'appello a considéré que les juridictions italiennes étaient compétentes en vertu de l'article 5, point 1, de la Convention. L'obligation de remboursement incombant à Frahuil vis-à-vis d'Assitalia résulterait d'un contrat de cautionnement, lequel, selon les dispositions du Code civil, serait valablement conclu, quand bien même le débiteur n'en a pas eu connaissance.
16 Frahuil a formé un pourvoi devant la Corte suprema di cassazione. Elle a fait valoir, en substance, que la subrogation de la caution dans les droits du créancier et l'action récursoire ouverte contre le débiteur principal ne relèvent pas du contrat de cautionnement, mais de la loi, notamment des articles 1949 et 1950 du Code civil. Assitalia a soutenu que l'action intentée est de nature contractuelle puisque, conformément aux dispositions du Code civil, elle constitue l'effet naturel du contrat de cautionnement.
17 Doutant de l'interprétation à donner à l'article 5, point 1, de la Convention, la Corte suprema di cassazione a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question suivante:
"L'article 5, point 1, de la Convention de Bruxelles, du 27 septembre 1968, telle que modifiée par la Convention du 9 octobre 1978, relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, par la Convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique, par la Convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise et par la Convention du 29 novembre 1996 relative à l'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du Royaume de Suède, doit-il être interprété en ce sens que relève de la matière contractuelle l'obligation dont la caution, qui a acquitté les droits de douane en vertu d'un contrat de cautionnement conclu avec l'entreprise de transports, demande l'exécution, en tant que subrogée dans les droits de l'administration douanière, dans le cadre d'une action récursoire exercée à l'encontre du tiers débiteur propriétaire des marchandises qui est étranger au contrat de cautionnement?"
Sur la question préjudicielle
Sur l'applicabilité de la Convention
18 Le litige au principal portant sur le recouvrement de sommes versées pour acquitter des droits de douane, il convient, à titre liminaire, d'examiner s'il relève du champ d'application de la Convention.
19 En l'espèce, l'action a été intentée à l'encontre d'un importateur, débiteur de droits de douane, par la caution qui a acquitté ces droits auprès des autorités douanières. La caution a payé, en exécution d'un contrat de cautionnement par lequel elle s'était engagée à l'égard de ces autorités, à garantir le paiement des droits en question par l'entreprise de transports, laquelle avait été originairement chargée par le débiteur principal d'acquitter la dette.
20 Dans un cas tel que celui-ci, qui concerne une pluralité de rapports auxquels sont parties tantôt une autorité publique et une personne de droit privé, tantôt uniquement des personnes de droit privé, il y a lieu d'identifier le rapport juridique existant entre les parties au litige et d'examiner le fondement et les modalités d'exercice de l'action intentée (arrêts du 14 novembre 2002, Baten, C-271-00, Rec. p. I-10489, point 31, et du 15 mai 2003, Préservatrice foncière TIARD, C-266-01, Rec. p. I-4867, point 23).
21 Or, le rapport juridique entre Frahuil et Assitalia, les deux personnes de droit privé qui s'opposent dans le cadre du litige au principal, est un rapport de droit privé. En effet, ainsi qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi, la partie qui a intenté l'action exerce une voie de droit qui lui est ouverte par l'effet d'une subrogation légale prévue par une disposition de droit civil. Cette action ne correspond pas à l'exercice de quelconques pouvoirs exorbitants par rapport aux règles applicables dans les relations entre particuliers et, dès lors, elle doit être considérée comme entrant dans la notion de "matière civile et commerciale" au sens de l'article 1er, premier alinéa, de la Convention (voir, en ce sens, arrêt Préservatrice foncière TIARD, précité, point 36).
Sur la notion de matière contractuelle
22 Selon une jurisprudence constante, la notion de "matière contractuelle" doit être interprétée de manière autonome, en se référant au système et aux objectifs de la Convention, en vue d'assurer l'application uniforme de celle-ci dans tous les États contractants; cette notion ne saurait, dès lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale (voir, notamment, arrêts du 17 juin 1992, Handte, C-26-91, Rec. p. I-3967, point 10; du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a., C-51-97, Rec. p. I-6511, point 15; du 17 septembre 2002, Tacconi, C-334-00, Rec. p. I-7357, point 19, et du 1er octobre 2002, Henkel, C-167-00, Rec. p. I-8111, point 35).
23 Dans le système de la Convention, la compétence des juridictions de l'État contractant sur le territoire duquel le défendeur a son domicile constitue, en effet, le principe général et ce n'est que par dérogation à ce principe que la Convention prévoit des cas limitativement énumérés dans lesquels le défendeur peut ou doit, selon le cas, être attrait devant une juridiction d'un autre État contractant. En conséquence, les règles de compétence dérogatoires à ce principe général ne sauraient donner lieu à une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées par la Convention (voir, notamment, arrêts précités Handte, point 14, et Réunion européenne e.a., point 16).
24 Il s'ensuit, selon une jurisprudence également constante, que la notion de "matière contractuelle", figurant à l'article 5, point 1, de la Convention, ne saurait être comprise comme visant une situation dans laquelle il n'existe aucun engagement librement assumé d'une partie envers une autre (arrêts précités Handte, point 15; Réunion européenne e.a., point 17, et Tacconi, point 23).
25 À cet égard, il est constant que, dans l'affaire au principal, Frahuil n'a pas été partie au contrat de cautionnement par lequel Assitalia s'est engagée à garantir le paiement des droits de douane par Vegetoil. Toutefois, il apparaît que Frahuil avait chargé Vegetoil de procéder aux formalités de dédouanement. Il appartient, dès lors, à la juridiction de renvoi d'examiner le rapport juridique entre Frahuil et Vegetoil pour établir si celui-ci autorisait ou non Vegetoil à conclure, pour le compte de Frahuil, un contrat tel que le contrat de cautionnement en cause au principal.
26 Il résulte des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la question posée par la juridiction de renvoi que l'article 5, point 1, de la Convention doit être interprété en ce sens que ne relève pas de la "matière contractuelle" l'obligation dont la caution, qui a acquitté les droits de douane en vertu d'un contrat de cautionnement conclu avec l'entreprise de transports, demande l'exécution, en tant que subrogée dans les droits de l'administration douanière, dans le cadre d'une action récursoire exercée à l'encontre du propriétaire des marchandises, si ce dernier, qui n'est pas partie au contrat de cautionnement, n'a pas autorisé la conclusion dudit contrat.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
statuant sur la question à elle soumise par la Corte suprema di cassazione, par ordonnance du 11 avril 2002, dit pour droit:
L'article 5, point 1, de la Convention, du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la Convention du 9 octobre 1978, relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, par la Convention du 25 octobre 1982 relative à l'adhésion de la République hellénique et par la Convention du 26 mai 1989 relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise, doit être interprété de la manière suivante:
ne relève pas de la "matière contractuelle" l'obligation dont la caution, qui a acquitté les droits de douane en vertu d'un contrat de cautionnement conclu avec l'entreprise de transports, demande l'exécution, en tant que subrogée dans les droits de l'administration douanière, dans le cadre d'une action récursoire exercée à l'encontre du propriétaire des marchandises, si ce dernier, qui n'est pas partie au contrat de cautionnement, n'a pas autorisé la conclusion dudit contrat.