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Décisions

CA Rennes, 2e ch. com., 22 mai 2007, n° 06-01415

RENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Chantelle (SA), Delta Lingerie (SA)

Défendeur :

LFDL (SNC), Central'Vet (SARL), Vet'Affaires (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Le Guillanton

Conseillers :

Mmes Cocchiello, Boisselet

Avoués :

SCP Brebion-Chaudet, SCP d'Aboville de Moncuit Saint-Hilaire & Le Callonnec

Avocats :

Me Marchais, SCP Piquet-Gautier

T. com. Nantes, du 9 févr. 2006

9 février 2006

Par acte du 16 mars 2005, les sociétés Chantelle et Delta Lingerie ont assigné les sociétés Central'Vet, Vet'Affaires et LFDL devant le Tribunal de commerce de Nantes, aux fins de les faire condamner à cesser l'exploitation de modèles de lingerie identiques à ceux exploités en diverses gammes sous la marque Darjeeling sur lesquels les demanderesses avaient l'exclusivité, et à réparer les préjudices causés.

Par jugement du 9 février 2006, le Tribunal de commerce de Nantes, retenant que la preuve que les modèles litigieux avaient fait l'objet d'un dépôt à l'INPI n'était pas rapportée, et qu'ils ne bénéficiaient dès lors pas d'une protection particulière, et que n'était par ailleurs pas caractérisée la volonté de profiter des investissements réalisés par les demanderesses, et de se placer dans leur sillage, les a déboutées de toutes leurs demandes, a révoqué l'ordonnance de référé du 21 juin 2005 portant interdiction de commercialisation de certains modèles, et condamné solidairement les demanderesses à verser la somme de 5 000 euro aux défenderesses au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés Chantelle et Delta Lingerie ("Darjeeling") en ont relevé appel le 2 mars 2006.

Par conclusions du 13 avril 2007, auxquelles il est expressément fait référence pour l'exposé complet de leurs prétentions, elles développent l'argumentation suivante :

Le fait pour les intimées de commercialiser des articles de lingerie servilement imités des articles créés par les appelantes, doit être qualifié d'actes de concurrence déloyale et parasitaire, même en l'absence de protection particulière de ces produits, dès lors que, comme en l'espèce, le caractère systématique de la reproduction de 21 produits appartenant à 16 gammes différentes est établi, et qu'est également créé un effet de gamme, similaire à celui existant pour les produits commercialisés par les demanderesses. Ce comportement est d'autant plus préjudiciable à l'image de marque des appelantes que les produits imités sont commercialisés à vil prix. Le fait que les produits litigieux aient été fabriqués et acquis à l'étranger est indifférent puisqu'ils l'ont été dans le but d'une commercialisation en France.

Elles demandent par conséquent :

- qu'il soit fait interdiction aux intimées, sous astreinte de 500 euro par infraction constatée dans les huit jours suivants la signification de l'arrêt à intervenir, de commercialiser les produits imités,

- que soient allouées :

- à Darjeeling : la somme globale de 5 522 000 euro, se décomposant en 1 192 000 euro au titre du détournement des coûts de développement et 4 230 000 euro au titre du préjudice lié à la perte de bénéfices subie, et celle de 100 000 euro au titre de l'atteinte à son image et à celle de ses produits,

- à Chantelle : la somme de 100 000 euro au titre de l'atteinte à son image et à celle de ses produits,

- que la publication de l'arrêt à intervenir soit ordonnée,

- que la somme de 12 000 euro leur soit allouée au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans leurs dernières conclusions, du 23 mars 2007, auxquelles il est expressément fait référence, les sociétés intimées sollicitent la confirmation et une indemnité de procédure de 15 000 euro au profit de chacune d'entre elles.

Elles exposent tout d'abord que la SA Vet'Affaires doit être mise hors de cause comme n'ayant aucun lien avec le litige. Elles observent en second lieu qu'en l'absence de protection liée à un dépôt des modèles litigieux auprès de l'INPI, les appelantes doivent démontrer l'existence d'une faute et d'un préjudice dans la commercialisation des produits litigieux. Or les intimées se limitent à revendre des produits conçus et fabriqués à l'étranger par des tiers, notamment sur le marché asiatique, tout comme les appelantes, et, n'ont ainsi commis aucune faute. Les produits litigieux sont en outre commercialisés sous la marque "les dessous d'Eve" déposée à l'INPI antérieurement aux prétendus contrats d'exclusivité invoqués par les appelantes.

Sur quoi, LA COUR :

Sur la demande de mise hors de cause de la SA Vet'Affaires :

Il est constant que cette société est la holding du groupe Vet'Affaires. Il n'est cependant pas contestable, ainsi qu'en témoigne le rapport annuel des dirigeants de cette société à ses actionnaires, que la SA joue un rôle actif dans la politique commerciale et les décisions importantes intéressant la vie du groupe. Sa mise hors de cause n'est dès lors pas justifiée.

Sur l'existence de faits de concurrence déloyale :

Il ne peut être sérieusement contesté que Chantelle, entreprise notoirement connue dans le domaine de la lingerie féminine, qui dispose d'un outil de production réparti en plusieurs sites en Europe et au Maghreb, et expose de façon argumentée le processus de conception et de fabrication de ses produits, est bien le concepteur et le fabriquant des modèles de lingerie commercialisés dans les magasins Darjeeling, et non un simple importateur, au même titre que le groupe Vet'Affaires et comme ce dernier le prétend, étant observé cependant que rien n'empêcherait l'entreprise ou ses filiales de diversifier son offre en acquérant également des produits finis sur les marchés asiatiques.

Les sociétés intimées, qui constituent une partie du groupe Vet'Affaires, ont pour activité la vente de vêtements à faible prix. Recherchant les coûts les moins élevés possibles, elles font fabriquer ou achètent sur les marchés asiatiques en grande quantité. Le groupe Vet'Affaires décrit lui même la façon dont il sélectionne les produits qu'il fait fabriquer comme suit : " ... S'inspirant des grandes tendances, le bureau de style établit un cahier des charges..., détaillant l'ensemble du produit à façonner. Composé de trois personnes, ce bureau est une structure très légère qui absorbe les grandes tendances pour les retraduire techniquement. Les coûts de "recherche créative" mobilisant temps et homme de l'art sont ainsi totalement supprimés." (C'est la cour qui souligne).

La SARL Central'Vet est la centrale d'achat du groupe, et la SNC LFDL est l'un des magasins de détail du groupe, qui en compte actuellement 75.

L'existence de faits d'imitation suppose nécessairement que le produit imité ait pu être connu de l'imitateur au préalable.

Il est constant que, sur 16 gammes de produits de lingerie, mises en rayon dans les magasins Darjeeling entre octobre 2002 et février 2004, des produits portant des broderies identiques ou très similaires dans les mêmes coloris ont été vendus entre fin 2004 et août 2005 dans les magasins Vet'Affaires, sous la marque " les dessous d'Eve ", au cours de la même période de temps, à des prix près de dix fois moins élevés.

La date de mise en rayon des produits Darjeeling résulte de l'attestation circonstanciée du directeur commercial de Delta Lingerie, dûment signée de ce dernier, et accompagnée de la photocopie de son passeport portant sa signature, dont aucun élément, et notamment le fait qu'elle soit dactylographiée, ne permet de mettre en doute sa sincérité.

L'examen du tableau récapitulatif établi par les intimées elles même (pièce II), et que rien n'autorise non plus à remettre en cause, révèle que :

- ont fait l'objet de commandes de Central Vet concomitantes ou postérieures à la mise en rayon par Darjeeling les modèles Mina, Rose Glamour, Iris, Tulipe, Justine, Noémie, Naima, Moana, Satine (combinette), Bérénice, et Margot,

- les commandes antérieures, intéressant les produits argués d'imitation, ont toutes été livrées postérieurement à la mise en rayon par Darjeeling (Rosae, Satine (soutien-gorge et slip), Salma et Cinzia) étant observé que la délocalisation de certaines unités de production n'a pu qu'accroître les risques d'indiscrétion.

- toutes les livraisons des produits imitant ont été faites, y compris lorsque les commandes ont été passées antérieurement à la mise en rayon des produits Darjeeling, plusieurs mois après cette dernière.

Les modèles Rosae, Tulipe, et Rose Glamour pour lesquels aucune référence de création Chantelle n'est indiquée, alors que sont produites des factures Lily Boa au nom de Delta Lingerie et les concernant ne peuvent être retenus.

Ainsi, même en excluant les modèles ayant fait l'objet de commandes antérieurement à la mise en rayon, et ceux ne comportant pas de référence de création Chantelle, pour lesquels les éléments de preuve ne sont pas suffisants, est établie la mise en vente, sur 12 mois, par le groupe Central Vet d'au moins 9 modèles similaires à ceux de Darjeeling (Mina, Iris, Justine, Noémie, Nana, Moana, Satine (combinette), Bérénice, et Margot) postérieurement à leur mise en vente publique dans les magasins Darjeeling. Ceci ne peut être le fruit du hasard de ses approvisionnements sur les marchés d'Extrême-Orient, et manifeste une imitation délibérée, ainsi que la volonté de se placer dans le sillage du Groupe Chantelle.

Si chercher à produire à moindre coût est un objectif légitime, et le ressort de toute activité économique, et s'il ne peut non plus être reproché en soi au Groupe Vet'Affaires "d'absorber puis de retraduire les grandes tendances", le fait de s'emparer, de façon systématique, des créations et recherches esthétiques d'un concurrent dans le but d'éviter le coût de cet effort créatif constitue une attitude de parasitisme économique engageant sa responsabilité.

La distinction entre articles de lingerie féminine, s'opère essentiellement par les dentelles qui les constituent, dont le choix est arbitraire au regard de la fonction du vêtement, et les exigences de qualité et de finition passent au second plan. Dès lors, la différence de qualité entre les produits ne suffisant pas à les différencier, et la moindre qualité des produits Vet'Affaires, elle aussi évidente, pouvant au contraire jeter le discrédit sur les produits Darjeeling, l'imitation servile et systématique des dentelles et des coloris, de surcroît sur des produits de moindre qualité, génère un risque de confusion entre les produits, et est à ce titre contraire à une concurrence loyale.

En outre, le nombre des produits imités, sur une période relativement brève, reproduisant l'effet de gamme des produits Darjeeling, combiné avec des prix près de dix fois inférieurs, a nécessairement eu pour effet d'entraîner une confusion dans l'esprit de la clientèle, conduite à s'interroger sur la justification des prix pratiqués par Darjeeling ou l'existence d'accords entre les deux groupes pour écouler des stocks excédentaires ou défectueux, étant observé que les magasins Darjeeling sont souvent situés dans des galeries commerciales qui peuvent être voisines des implantations Vet'Affaires, et qu'aucune étanchéité n'est démontrée entre les clientèles respectives des parties. Au contraire, il résulte des déclarations de ses dirigeants telles que retranscrites dans le journal du textile d'avril 2005 que "l'enseigne compte sur l'attrait qu'elle devrait exercer sur une clientèle nouvelle, plus milieu de gamme"...

Ni l'absence de protection particulière des produits Darjeeling, ni le fait que les accords d'exclusivité existant entre Chantelle et ses fournisseurs de dentelles ne concernent pas les tiers, ne sont ainsi susceptibles de retirer aux faits d'imitation réitérés et de commercialisation à vil prix des produits imitant établis contre le groupe Vet'Affaires leur caractère fautif. Aucune conclusion ne peut non plus être tirée du fait que les produits imitant soient commercialisés sous la marque "les dessous d'Eve", faute pour le groupe Vet'Affaires de reprocher au groupe Chantelle la contrefaçon de sa marque...

Sur le préjudice :

L'atteinte portée à l'image des produits Darjeeling est évidente. Celle portée au renom de la société Chantelle, qui en est le fabriquant, est également démontrée, quoique moindre, puisque, les produits n'étant pas commercialisés sous son nom, il n'est pas démontré que le grand public fasse le lien entre l'enseigne Darjeeling et Chantelle.

Il ne serait par ailleurs pas exact de considérer que les ventes de produits imitant par Vet'Affaires ont généré une perte de gain équivalente pour Delta Lingerie, en raison de la différence des prix pratiqués, et du caractère limité de leur clientèle commune.

Enfin, aucune évaluation précise des coûts de développement des gammes imitées n'est produite, les affirmations des appelantes sur ce point restant générales et non circonstanciées par rapport aux produits unités, et il ne peut être admis par ailleurs que les actes déloyaux caractérisés à l'encontre du Groupe Vet'Affaires ont totalement annihilé les efforts de création du Groupe Chantelle, dont il n'est pas démontré que les résultats aient été affectés, non plus d'ailleurs que ceux de Delta Lingerie.

En cet état, le préjudice subi par Delta Lingerie sera justement réparé par la somme de 100 000 euro toutes causes confondues, et celui subi par la société Chantelle par celle de 10 000 euro.

Sur les mesures d'interdiction :

Elles ne sont justifiées qu'en ce qui concerne les gammes de produits pour lesquels les faits d'imitation sont certains, soit les gammes Mina, Iris, Justine, Noémie, Naima, Moana, Satine (combinette), Bérénice, et Margot, et seront assorties d'une astreinte de 500 euro par infraction constatée passé le délai d'un mois après signification du présent arrêt.

Sur la demande de publication :

Elle est fondée en son principe et sera ordonnée selon les modalités fixées au dispositif.

Sur les dépens et l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :

Les sociétés intimées qui succombent supporteront les dépens et les frais de procédure exposés par les appelantes à hauteur de 3 000 euro pour chacune.

Par ces motifs, Infirmant le jugement, Dit que les sociétés Vet'Affaires, Central Vet et LFDL ont commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Chantelle et Delta Lingerie en commercialisant à vil prix des articles de lingerie constituant la copie servile des modèles représentant les gammes Satine (combinette uniquement), Mina, Iris, Justine, Noémie, Naima, Moana, Bérénice, et Margot. Fait interdiction aux sociétés Vet'Affaires, Central Vet et LFDL de commercialiser ces articles, sous astreinte de 500 euro par infraction constatée passé le délai d'un mois après signification du présent arrêt, et pendant une période de trois mois, Condamne in solidum les sociétés Vet'Affaires, Central Vet et LFDL à payer à la société Delta Lingerie la somme de 100 000 euro, et la société Chantelle la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts, Dit que le dispositif du présent arrêt pourra être publié dans quatre journaux ou magasines au choix des sociétés Delta Lingerie et Chantelle, et aux frais des sociétés Vet'Affaires, Central Vet et LFDL, le coût de chaque insertion ne dépassant pas 2 000 euro, Condamne in solidum les sociétés Vet'Affaires, Central Vet et LFDL aux dépens, avec recouvrement direct au profit de Maîtres Brebion et Chaudet, avoués, Les condamne in solidum également à payer la somme de 3 000 euro à chacune des sociétés Chantelle et Delta Lingerie,

Rejette le surplus des demandes.