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Décisions

CA Rouen, 2e ch., 14 décembre 2006, n° 06-00139

ROUEN

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Alliance (SA)

Défendeur :

Entreprise de location intérimaire tous travaux (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Bartholin

Conseillers :

M. Lottin, Mme Vinot

Avoués :

Me Couppey, SCP Duval Bart

Avocats :

Mes Dupard, Clément-Cuzin

T. com. du Havre, du 16 déc. 2005

16 décembre 2005

Exposé du litige

La société Alliance, ayant pour activité la prestation de main d'œuvre temporaire et disposant de plusieurs agences en France, a vu les deux salariés de son agence du Havre, le responsable d'agence M. Lhéricel et la secrétaire Madame Parizot, démissionner en août 2002 avec effet en novembre 2002. Elle a appris peu après leur départ qu'ils avaient tous deux été embauchés par l'agence de la société "Entreprise de location intérimaire tous travaux" (société Elitt) exerçant la même activité, créée dans la même ville en septembre 2002, et a vu consécutivement son chiffre d'affaires baisser de façon spectaculaire.

Par acte en date du 4 juin 2004, elle a assigné la société Elitt aux fins de voir juger que cette dernière avait commis des actes de concurrence déloyale et de la voir condamner à lui payer une somme de 600 000 euro en réparation de son préjudice, en sollicitant à titre subsidiaire une mesure d'expertise.

Par jugement rendu le 16 décembre 2005, le Tribunal de commerce du Havre a :

- reçu la société Alliance en ses demandes et les a déclarées mal fondées,

- débouté les parties de leurs autres ou plus amples demandes,

- condamné la société Alliance aux entiers dépens et à payer à la société Elitt la somme de 4 000 euro par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Pour statuer comme il l'a fait, le tribunal a jugé que la clause de non-concurrence stipulée par les contrats de travail de M. Lhéricel et de Madame Parizot n'était pas applicable en l'absence de contrepartie financière en cas de démission, relevant en outre que ces salariés avaient été embauchés sans opacité suite à une offre d'emploi publiée par la société Elitt.

S'agissant du détournement de clientèle, le tribunal a rappelé que celle-ci était libre de choisir l'entreprise avec laquelle elle souhaitait travailler et qu'il était d'usage en matière de travail intérimaire que les salariés aient des relations avec plusieurs sociétés.

Enfin il a estimé qu'il n'existait pas de détournement de fonds dans le cadre de la formation des salariés passés de la société Alliance à la société Elitt.

La société Alliance a interjeté appel de cette décision.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 27 octobre 2006.

Prétentions et moyens des parties

Pour l'exposé des prétentions et des moyens des parties, il est renvoyé aux conclusions signifiées le 27 octobre 2006 par la société Alliance et le 21 septembre 2006 par la société Elitt.

Leurs moyens seront examinés dans les motifs de l'arrêt.

La société Alliance sollicite l'infirmation du jugement entrepris, demande à la cour de juger que la société Elitt a commis des actes de concurrence déloyale à son préjudice et à titre principal de condamner cette dernière à lui payer la somme de 520 000 euro en réparation de son préjudice.

A titre subsidiaire, la partie appelante sollicite la désignation d'un expert aux fins de réunir toutes informations permettant à la cour de déterminer son préjudice.

En tout état de cause, elle conclut à la condamnation de la société Elitt à lui payer une somme de 4 500 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et demande que soit ordonnée l'exécution provisoire à compter de la signification de l'arrêt à intervenir.

La société Elitt demande à la cour de constater qu'aucune faute constitutive de concurrence déloyale ne peut lui être imputée, de confirmer en son intégralité le jugement entrepris et de débouter la société Alliance de toutes ses demandes. Elle sollicite en outre la condamnation de la société appelante à lui verser la somme de 4 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Sur les circonstances du transfert des deux salariés d'une entreprise à l'autre

Il est constant que les deux salariés que comptait l'agence havraise de la société Alliance ont démissionné tous deux en août 2002 M. Lhéricel, responsable d'agence, par lettre du 19 août 2002 confirmée par une autre lettre du 15 octobre 2002, son préavis expirant le 16 novembre 2002, et Madame Parizot, secrétaire, dont la lettre de démission n'est pas produite mais dont le préavis expirait le 29 novembre 2002.

Ces deux salariés ont été embauchés par l'agence Elitt du Havre qui venait d'être créée, leurs contrats ayant été signés le 19 novembre 2002 pour M. Lhéricel en qualité de responsable d'agence et le 3 décembre 2002 pour Madame Parizot en qualité de secrétaire.

Pour voir juger que ce recrutement n'était pas un acte de concurrence déloyale, la société Elitt fait valoir que les clauses de non-concurrence insérées dans les contrats de ces deux salariés avec la société Alliance n'étaient pas valables faute de contrepartie financière, ce qui n'est pas contesté par la partie appelante, mais aussi que ces embauches ont été réalisées dans une parfaite transparence, puisque ses premiers contacts avec ces futurs salariés sont intervenus à la suite d'une annonce qu'elle a fait paraître dans la presse locale, et que M. Lhéricel avait démissionné en raison d'anomalies comptables qui avaient pour effet de réduire les résultats de son agence et par voie de conséquence le montant de ses commissions. Enfin, elle souligne que l'agence Elitt du Havre avait débuté son activité et développé son chiffre d'affaires à partir du 9 septembre 2002, avec l'embauche de M. Brunet en qualité d'agent commercial, M. Ledant responsable de l'agence de Paris (Mormant) ayant même prospecté auparavant dans la région normande en vue de l'ouverture de l'agence, et que Madame Defrance avait été recrutée le 1er octobre 2002 en qualité de secrétaire.

Elle ajoute que les rémunérations de M. Lhéricel et de Madame Parizot étaient similaires à celles dont ils bénéficiaient dans leurs précédents emplois respectifs.

Toutefois, plusieurs éléments viennent remettre en cause cette version des faits

- l'annonce a été passée par la société Elitt dans le journal Paris Normandie du samedi 16 novembre 2002, les candidats étant invités à envoyer leur demande au siège de la société situé en Isère à Pont-de-Claix;

- la quasi-totalité des candidats, dont les treize lettres sont versées aux débats, ont répondu sur la base du poste offert, soit un "technico-commercial", étant rappelé que le poste de secrétaire était déjà pourvu par Madame Defrance, embauchée le 1er octobre 2002 ; au contraire, M. Lhéricel a répondu "suite à l'annonce de recrutement parue dans la presse havraise ce jour, vous recherchez un responsable d'agence", le fait qu'un tel responsable doive aussi être un technico-commercial n'expliquant pas cette différence ; de façon encore plus surprenante, Madame Parizot a sollicité un emploi de secrétaire en réponse à la même annonce, comme si un tel poste était offert ;

- si les candidats à l'unique poste proposé ont adressé leurs lettres entre le 16 (comme M. Lhéricel, Madame Parizot et un seul autre candidat) et le 23 novembre 2002, la société Elitt n'a pas attendu de recevoir toutes les réponses puisque le contrat de M. Lhéricel a été signé dés le mardi 19 novembre 2002, étant observé que sa lettre de candidature adressée par voie postale n'avait pu parvenir au plus tôt à destination que le lundi 22 novembre 2002;

- dans sa candidature, M. Lhéricel a présenté Madame Parizot comme étant son assistante en précisant qu'ils réalisaient à eux deux le chiffre d'affaires de l'agence ;

- la mention relative à la période d'essai sur le contrat de travail type de la société Elitt a été barrée, M. Lhéricel responsable d'agence en étant dispensé de façon étonnante alors que son employeur était censé avoir eu le premier contact avec lui la veille de la signature du contrat.

Au vu de ces éléments, il ne peut être prétendu que la société Elitt ait connu les deux anciens salariés à la suite de l'annonce et il apparaît au contraire que la décision de leur embauche avait déjà été prise antérieurement, ce qui explique que le responsable de cette nouvelle agence ait pu être sélectionné aussi rapidement sans que les autres candidats aient pu être entendus voire contactés et que Madame Parizot ait postulé pour un poste de secrétaire déjà pourvu et non offert qu'elle a néanmoins obtenu.

S'agissant des raisons de la démission de M. Lhéricel, il convient de préciser que les anomalies dont il se plaignait, dont la réalité n'est d'ailleurs pas démontrée, avaient déjà été évoquées par lui dans une lettre du 13 octobre 2000 versée aux débats, ce qui ne l'avait manifestement pas amené à démissionner. Ces anomalies comptables rappelées opportunément par un courrier du 24 juillet 2002 ne sont donc pas nécessairement la cause réelle de sa démission alors qu'à cette époque la société Elitt avait déjà pris la décision de créer une agence au Havre, puisque la société Samia Normandie, dans un courrier du 26 juillet 2002 adressé à Elitt, lui déclarait avoir appris cette volonté et s'en réjouissait en promettant de faire appel à ses services.

L'activité de l'agence Elitt au Havre n'a pu véritablement débuter qu'avec celle de M. Lhéricel puisque M. Ledant, dirigeant l'agence parisienne située à Mormant (77), ne pouvait y consacrer que peu de temps et qu'il en était de même pour M. Brunet, dont l'embauche en qualité d'agent commercial n'était pas liée à la création de l'agence à Rouen, puisqu'il exerçait son activité sur les régions Provence Côte-d'Azur, Rhône-Alpes, Ile-de-France, Nord Pas-de-Calais, Basse-Normandie et Haute-Normandie.

Les conditions d'embauche de Madame Parizot et surtout de M. Lhéricel étaient si peu transparentes que la société Elitt, qui reconnaît maintenant que ce dernier a bien été pris comme responsable de l'agence du Havre, a longtemps tenté de le cacher.

C'est ainsi qu'en réponse à la lettre de la société Alliance qui lui demandait le 9 décembre 2002 des éclaircissements sur les conditions de l'embauche de M. Lhéricel, la société Elitt répondait par lettre du 22 janvier 2003 qu'elle avait bien recruté ce dernier mais qu'il n'était pas affecté à l'agence du Havre, tout en soulignant que la clause de non-concurrence contractée par M. Lhéricel en faveur d'Alliance n'était pas valable.

Une nouvelle fois, sur la sommation interpellative délivrée le 4 juin 2003 par la société Alliance auprès de l'agence Elitt du Havre, cette dernière répondait par l'intermédiaire de sa représentante Madame Parizot que M. Lhéricel travaillait à l'agence de Mormant en région parisienne.

Enfin, en réponse à l'huissier de justice mandaté par la société Alliance qui lui demandait de produire le registre du personnel de l'agence Elitt de Mormant (77), M. Ledant, responsable de ladite agence, affirmait que M. Lhéricel, figurant sur ce registre, travaillait dans son agence en qualité de technico-commercial mais n'était pas présent physiquement dans les locaux, alors qu'il ne pouvait ignorer qu'il s'agissait de son homologue de l'agence du Havre.

Si l'embauche de salariés par un concurrent n'est pas illicite, il en va autrement lorsqu'elle vise à désorganiser l'entreprise ou à détourner la clientèle en profitant des connaissances acquises dans leurs précédents emplois.

En l'espèce, il résulte du témoignage de M. Dewitte, régulièrement versé aux débats, que M. Lhéricel en qualité de chef d'agence Alliance l'a transféré dans la société Elitt début novembre 2002, toujours pour le compte de la même société utilisatrice Samia, en lui expliquant qu'il quittait Alliance pour Elitt.

Si le nombre de salariés travaillant pour la société Alliance avant le départ de M. Lhéricel et ayant ensuite travaillé pour la société Elitt peut s'expliquer par l'usage des salariés intérimaires de s'inscrire dans plusieurs entreprises de travail intérimaires, la comparaison entre le listing des entreprises clientes de la société Alliance au Havre avant le départ de M. Lhéricel et celui des clientes de la société Elitt, tels que résultant du constat d'huissier établi le 25 juillet 2003 suite à une ordonnance sur requête, fait apparaître que les deux tiers de la clientèle de cette dernière proviennent de la société Alliance.

Cette dernière, qui avait réalisé sur les 10 premiers mois de l'année 2002 un chiffre d'affaires mensuel variant de 166 000 euro à 293 000 euro, pour une moyenne mensuelle de 219 600 euro, a vu brusquement ce chiffre d'affaires mensuel passer à 75 000 euro dès le mois de novembre 2002, puis à 36 000 euro en décembre 2002, malgré le remplacement immédiat de M. Lhéricel par un nouveau responsable d'agence et l'embauche d'une assistante d'agence et d'une attachée commerciale au cours du dernier trimestre 2002. Ces constatations viennent confirmer que le détournement de clientèle a commencé avant même que M. Lhéricel ait quitté la société Elitt, notamment selon les modalités décrites par M. Dewitte.

Le chiffre d'affaires de l'agence Alliance du Havre, quasiment constant entre 2001 et 2002, a été divisé par 12 en 2003, passant de 2 307 000 euro à 186 138 euro.

La cour, au vu de l'ensemble de ces éléments, considère que la société Elitt, pour assurer le succès de la création de son agence du Havre, a embauché les deux salariés composant l'équipe de l'agence Alliance du Havre dans le but de détourner la clientèle de leur ancien employeur, commettant un acte de concurrence déloyale.

Sur le détournement de fonds

La société Alliance reproche à la société Elitt de lui avoir fait supporter le coût de la formation professionnelle en octobre 2002 de 5 de ses salariés qui faisaient partie des effectifs de cette dernière, ainsi que cela résulte du listing établi lors par la SCP d'huissiers Couvert Coignard Thill.

Toutefois ce listing a été établi en juillet 2003 et ne démontre pas que les cinq salariés visés aient été salariés de la société Elitt en octobre 2002.

La preuve de l'existence de ce détournement de fonds n'est donc pas établie.

Sur le préjudice de la société Alliance

Il résulte des pièces comptables produites aux débats par la société Alliance, dont rien ne permet de mettre en doute le caractère probant, que cette dernière a subi une baisse brutale de son chiffre d'affaires liée aux actes de concurrence déloyale commis par la société Elitt.

Son chiffre d'affaires mensuel moyen pour l'agence du Havre était de 219 600 euro avant le brutal détournement de sa clientèle.

Sur les deux derniers mois de l'année 2002 et l'ensemble de l'année 2003, le chiffres d'affaires mensuel moyen a été ramené à 21 222 euro, soit une perte de chiffre d'affaires mensuelle de 198 378 euro.

Au vu de la marge bénéficiaire réalisée antérieurement et compte tenu de ce que l'important client Samia Normandie, ainsi qu'il en est justifié, avait manifesté dès le mois de juillet 2002 son intention de faire appel aux services de la société Elitt, de telle sorte que la perte de ce client n'est pas liée aux actes de concurrence déloyale, le préjudice de la société Alliance sera fixé à la somme de 200 000 euro, sans qu'une mesure d'expertise soit nécessaire.

La société Elitt sera déboutée de ses demandes au titre des frais irrépétibles et condamnée à payer une somme de 4 500 euro à la société Alliance sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La demande d'exécution provisoire est sans objet en cause d'appel.

Par ces motifs, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Dit que la société Elitt a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Alliance, Condamne la société Elitt à payer à la société Alliance une somme de 200 000 euro en réparation de son préjudice ainsi qu'une indemnité de 4 500 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Elitt à payer les dépens de première instance et d'appel, comprenant le coût des procès-verbaux établis par la SCP Michaud-Carel-Jorry et par la SCP Couvert Coignard-Thill, avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.