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Décisions

CJCE, 18 mai 1995, n° C-57/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République italienne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Schockweiler, Kapteyn, Jann

Avocat général :

M. Elmer

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Murray, Puissochet, Hirsch, Ragnemalm

Avocat :

Me Ferri

CJCE n° C-57/94

18 mai 1995

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 9 février 1994, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que, l'administration provinciale d'Ascoli Piceno ayant passé un marché de gré à gré pour les onzième et douzième études supplémentaires en vue de compléter le tronçon de route à circulation rapide "Ascoli-Mare" portant la désignation "IVe lot - projet 5134" et omis de publier un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5, ci-après la "directive 71-305").

2 Au début des années 70, l'administration provinciale d'Ascoli Piceno a procédé à l'attribution de différents marchés de travaux portant sur la construction d'une route à circulation rapide destinée à relier la ville d'Ascoli Piceno à l'autoroute A 14 et à la route nationale n° 16, laquelle longe le littoral de la mer Adriatique. Ces travaux étaient divisés en quatre lots.

3 Le lot IV a été attribué à l'entreprise Rozzi Costantino. Les travaux relatifs à ce lot ont ensuite fait l'objet de douze études supplémentaires, qui impliquaient un allongement substantiel du tracé initial de la route. L'exécution des travaux prévus dans ces études a également été confiée à l'entreprise Rozzi Costantino. Pour ceux prévus par les onzième et douzième études, l'administration provinciale d'Ascoli Piceno a passé avec cette entreprise, le 21 mai 1990, un marché de gré à gré portant sur un montant total de 36 250 000 000 LIT.

4 Estimant que l'attribution des travaux relatifs à ces deux études relevait du champ d'application de la directive 71-305 et n'était couverte par aucune des dérogations prévues à l'article 9 et que, par conséquent, un avis d'appel d'offres aurait dû être publié au Journal officiel des Communautés européennes, conformément aux exigences de la directive, la Commission a, par lettre du 17 janvier 1991, conformément à l'article 169 du traité CEE, mis le Gouvernement italien en demeure de présenter, dans un délai de 30 jours, ses observations sur le manquement reproché.

5 N'ayant reçu aucune réponse en temps voulu du Gouvernement italien, la Commission a réitéré son point de vue dans l'avis motivé qu'elle a adressé, le 1er août 1991, à la République italienne et dans lequel elle a conclu que, "l'administration provinciale d'Ascoli Piceno ayant attribué un marché de gré à gré concernant la construction du tronçon de route à circulation rapide 'Ascoli-Mare', dénommé 'IVe lot', et ayant omis la publication d'un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes, la République italienne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 71-305-CEE". La Commission a demandé à la République italienne de se conformer à cet avis motivé dans un délai de deux mois.

6 Par lettre du 30 décembre 1991, le Gouvernement italien a communiqué à la Commission une note du 31 octobre précédent par laquelle l'administration provinciale d'Ascoli Piceno fournissait certains éclaircissements sur le marché en cause et se prévalait de l'article 5, sous b), de la loi n° 584 du 8 août 1977, qui a transposé en droit italien l'article 9, sous b), de la directive 71-305, pour justifier que le marché litigieux avait été confié à l'entreprise Rozzi Costantino.

7 Considérant que cette communication ne constituait pas une réponse satisfaisante à son avis motivé, la Commission a, par requête déposée au greffe de la Cour, le 6 juillet 1992, introduit un recours dans lequel elle a demandé à la Cour de "constater que, en acceptant, sans intervenir pour éviter immédiatement les effets juridiques contraires au droit communautaire, que l'administration provinciale d'Ascoli Piceno passe un marché de gré à gré, le 21 mai 1990, pour les onzième et douzième études supplémentaires en vue de compléter le tronçon de route à circulation rapide Ascoli-Mare portant la désignation IVe lot - projet 5134 et omette la publication d'un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux".

8 Constatant que les conclusions de l'avis motivé et de la requête de la Commission étaient différentes, la Cour a, par arrêt du 12 janvier 1994, Commission/Italie (C-296-92, Rec. p. I-1), rejeté le recours comme irrecevable, au motif que l'objet d'un recours en application de l'article 169 du traité CEE est circonscrit par la procédure précontentieuse prévue par cette disposition et que, dès lors, la requête ne peut être fondée sur des griefs autres que ceux indiqués dans l'avis motivé.

9 C'est à la suite de cet arrêt que la Commission a, sans entamer une nouvelle procédure précontentieuse, introduit le présent recours.

Sur la recevabilité

10 Le Gouvernement italien estime que, suite à l'arrêt de la Cour du 12 janvier 1994, précité, la Commission aurait dû recommencer l'intégralité de la procédure précontentieuse prévue à l'article 169 du traité ou, à tout le moins, compléter l'avis motivé du 1er août 1991 par un avis supplémentaire.

11 A cet égard, le Gouvernement italien fait valoir, en premier lieu, que la Cour n'a fondé l'irrecevabilité du recours dans l'affaire C-296-92 ni sur des vices affectant les actes précontentieux ni sur des vices affectant les actes de procédure, considérés de manière autonome, mais sur la nécessaire corrélation fonctionnelle existant entre les uns et les autres.

12 Cet argument n'est pas fondé. Il résulte clairement de l'arrêt du 12 janvier 1994, précité, que l'irrecevabilité découlait du fait que la requête de la Commission, dans la mesure où elle concluait à ce que la Cour constate que la République italienne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 71-305 en acceptant, sans intervenir pour en éviter les effets, que l'administration provinciale d'Ascoli Piceno attribue le marché litigieux selon la procédure du marché de gré à gré et omette la publication d'un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes, se basait sur un grief différent de celui formulé dans l'avis motivé, dans lequel la Commission avait reproché à la République italienne le comportement même de l'administration provinciale d'Ascoli Piceno.

13 Il y a lieu de souligner par ailleurs que les faits qui se trouvaient à la base de l'affaire C-296-92 et ceux de la présente affaire sont exactement les mêmes. Dans les deux cas, il s'agit de l'attribution, par l'administration provinciale d'Ascoli Piceno, du marché litigieux selon la procédure du marché de gré à gré et de l'omission de la publication d'un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes.

14 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que, pour remédier aux vices constatés par la Cour dans l'arrêt du 12 janvier 1994, précité, il suffisait que la Commission présente une requête fondée sur les mêmes griefs, moyens et arguments que l'avis motivé du 1er août 1991.

15 Le Gouvernement italien relève, en second lieu, que, dans l'avis motivé du 1er août 1991, la Commission faisait valoir que le recours à la procédure du marché de gré à gré n'était pas justifié par une situation d'urgence exceptionnelle telle que celle qui est visée à l'article 9, sous d), de la directive 71-305, tandis que, dans sa requête, elle affirme que le recours à cette procédure ne pouvait se fonder sur des "raisons techniques" au sens de l'article 9, sous b), de la même directive.

16 Aucun argument ne peut être tiré de cette constatation. En effet, il y a lieu de constater, comme l'avocat général l'a fait au point 12 de ses conclusions, que la discordance relevée par le Gouvernement italien trouve sa cause dans la circonstance que lui-même n'avait pas répondu à la lettre de mise en demeure que lui avait adressée la Commission le 17 janvier 1991 et que ce n'est que dans sa réponse tardive à l'avis motivé de la Commission qu'il a, pour la première fois, invoqué l'article 9, sous b), de la directive 71-305 pour justifier que le marché litigieux avait été attribué selon la procédure du marché de gré à gré.

17 Il y a lieu par ailleurs de noter que, faute, pour le Gouvernement italien, d'avoir invoqué une justification dans le délai imparti, la Commission aurait pu se limiter, tant au cours de la procédure précontentieuse que dans la requête introductive d'instance, à faire valoir que le cas d'espèce ne correspondait à aucune des circonstances exceptionnelles susceptibles de justifier, conformément à l'article 9 de la directive 71-305, le recours à la procédure du marché de gré à gré, sans examiner en détail l'une ou l'autre circonstance qui lui semblait, à défaut d'informations suffisantes, pouvoir être invoquée plus particulièrement.

18 Il résulte de ce qui précède que le recours est recevable.

Sur le fond

19 Les parties sont d'accord pour considérer que, en l'occurrence, seule l'application de l'article 9, sous b), de la directive 71-305 pouvait justifier le recours à la procédure du marché de gré à gré pour l'attribution du marché litigieux. En vertu de cette disposition, les pouvoirs adjudicateurs peuvent passer leurs marchés de travaux sans appliquer les dispositions de la directive, et notamment celles prévoyant la publication d'un avis de marché dans le Journal officiel des Communautés européennes, "pour les travaux dont l'exécution, pour des raisons techniques, artistiques ou tenant de la protection des droits d'exclusivité, ne peut être confiée qu'à un entrepreneur déterminé".

20 Le Gouvernement italien fait valoir, d'une part, que, même s'il faut donner une interprétation restrictive à la notion de "raisons techniques" figurant à l'article 9, sous b), de la directive 71-305, cette interprétation ne saurait aller jusqu'à enlever toute portée pratique à cette disposition dérogatoire. Aussi s'oppose-t-il à ce que les "raisons techniques" susceptibles de justifier que l'exécution de travaux soit confiée à un entrepreneur déterminé soient assimilées à la capacité technique d'une entreprise déterminée d'effectuer seule certains travaux et considère-t-il que peuvent constituer de telles raisons des circonstances et conditions objectives ayant une incidence sur l'exécution de travaux dans une situation concrète donnée.

21 Le Gouvernement italien soutient, d'autre part, que, en l'espèce, des "raisons techniques" au sens de l'article 9, sous b), de la directive 71-305 justifiaient que le marché litigieux soit confié à un entrepreneur déterminé, à savoir celui qui était déjà chargé de la réalisation des travaux en cours. A cet égard, il fait état d'interférences techniques entre les travaux en cours et ceux du marché litigieux. Ainsi, il aurait été impossible de terminer les travaux faisant l'objet de la dixième étude supplémentaire avant de réaliser une certaine partie des structures faisant l'objet des onzième et douzième études, d'ouvrir deux chantiers distincts à la fois, à cause de l'exiguïté des lieux, et d'effectuer les travaux en cours et les travaux litigieux séparément, en raison de l'étroite connexion des structures au niveau des fondations.

22 La Commission conteste que ces circonstances puissent constituer des "raisons techniques" au sens de l'article 9, sous b), de la directive 71-305. A cette fin, elle se réfère à un avis technique rendu par un expert indépendant, dont il résulte, en substance, que les trois arguments invoqués par le Gouvernement italien ne sont que l'expression d'un même impératif technique, celui de la maîtrise, de la coordination et du pilotage des travaux, et que, en tout état de cause, une coordination, dans le temps et dans l'espace, entre les travaux en cours d'exécution et les travaux litigieux a dû être réalisée bien que l'ensemble de ces travaux ait été confié à une seule et même entreprise.

23 Il résulte de l'arrêt de la Cour du 10 mars 1987, Commission/Italie (199-85, Rec. p. 1039, point 14), que les dispositions de l'article 9 de la directive 71-305, qui autorisent des dérogations aux règles visant à garantir l'effectivité des droits reconnus par le traité dans le secteur des marchés publics des travaux, doivent faire l'objet d'une interprétation stricte et que c'est à celui qui entend s'en prévaloir qu'incombe la charge de la preuve que les circonstances exceptionnelles justifiant la dérogation existent effectivement.

24 Compte tenu du libellé de l'article 9, sous b), de la directive 71-305, le Gouvernement italien n'était pas seulement obligé, pour justifier le recours à la procédure du marché de gré à gré pour le marché litigieux en l'espèce, d'établir l'existence de "raisons techniques" au sens de cette disposition, mais il devait également prouver que ces "raisons techniques" rendaient absolument nécessaire l'attribution du marché litigieux à l'entreprise Rozzi Costantino, chargée de l'exécution des travaux en cours.

25 Or, à supposer même que les circonstances invoquées par le Gouvernement italien puissent constituer des "raisons techniques" au sens de l'article 9, sous b), de la directive 71-305, force est de constater que ce gouvernement n'a pas apporté la preuve que ces circonstances ont rendu indispensable l'attribution des travaux litigieux à l'entreprise concernée.

26 Certes, le Gouvernement italien a produit des plans relatifs aux travaux en question ainsi qu'une série de photographies et a fait état, en se référant à des explications techniques de l'ingénieur en chef de l'administration provinciale d'Ascoli Piceno elle-même, d'interférences techniques entre les travaux en cours et les travaux litigieux.

27 Toutefois, ce gouvernement n'a pas démontré de façon convaincante, à l'encontre des constatations et conclusions figurant dans l'avis technique présenté par la Commission, au besoin par un contre-rapport technique émanant également d'un expert indépendant, que les difficultés découlant de ces interférences techniques n'auraient pas pu être surmontées si les travaux litigieux avaient été attribués à une entreprise autre que celle déjà chargée des travaux en cours, de sorte que leur exécution ne pouvait être confiée qu'à cette dernière.

28 Il découle de ce qui précède que le recours de la Commission est fondé.

Sur les dépens

29 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République italienne ayant succombé en son action, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

déclare et arrête:

1) L'administration provinciale d'Ascoli Piceno ayant passé un marché de gré à gré pour les onzième et douzième études supplémentaires en vue de compléter le tronçon de route à circulation rapide "Ascoli-Mare" portant la désignation "IVe lot - projet 5134" et omis de publier un avis d'appel d'offres dans le Journal officiel des Communautés européennes, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux.

2) La République italienne est condamnée aux dépens.