CJCE, 6e ch., 9 décembre 1987, n° 218-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SAR Schotte GmbH
Défendeur :
Parfums Rothschild SARL
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Due
Avocat général :
sir Slynn
Juges :
MM. Rodriguez Iglesias, Koopmans, Bahlmann, Kakouris
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 10 juillet 1986, parvenue à la Cour le 7 août suivant, l'Oberlandesgericht Duesseldorf a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "la convention"), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 5, point 5, de la convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre une société allemande, Sar Schotte GmbH, établie à Hemer, et une société française, parfums Rothschild SARL, dont le siège se trouve à Paris. Ce litige concerne l'exécution de certaines commandes portant sur la livraison, par Schotte à la société française, de vaporisateurs à pompe et de certains autres accessoires pour articles de parfumerie. Selon les réclamations de l'acheteur, les vaporisateurs ne répondaient pas aux conditions nécessaires pour un bon fonctionnement. Après une correspondance qui est restée sans résultat, Schotte a réclamé, devant le Landgericht Düsseldorf, le paiement d'une somme représentant six factures de livraison restées impayées.
3 Il ressort du dossier que les négociations qui précédaient les commandes et les livraisons n'avaient pas été menées, par Schotte, avec la société française, mais avec la société Rothschild GmbH, dont le siège se trouve à Düsseldorf. Cette même société a eu une longue correspondance avec Schotte à propos des réclamations concernant les vaporisateurs livres. Toutes les lettres de la société Rothschild GmbH en cette matière, que ce soit au cours des négociations préalables ou au sujet des réclamations, étaient signées par deux personnes, dont l'une était directeur de Rothschild GmbH et de parfums Rothschild SARL et l'autre directeur de cette dernière société.
4 Initialement, Schotte a assigné Rothschild GmbH devant le Landgericht. Toutefois, au cours de la procédure devant cette juridiction, Rothschild GmbH a fait valoir qu'elle n'était pas débitrice des créances en cause, celles-ci ne concernant que parfums Rothschild SARL. Schotte a, en conséquence, assigné la société française, ce qui a été accepté par le Landgericht en tant que modification de la demande initiale.
5 Devant le Landgericht, parfums Rothschild SARL a soutenu que les juridictions allemandes n'avaient pas compétence pour connaître du litige. Schotte a cependant fait valoir que la compétence de ces juridictions était fondée sur l'article 5, point 5, de la convention, aux termes duquel un défendeur peut être attrait dans un état contractant autre que celui de son domicile "s'il s'agit d'une contestation relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou tout autre établissement, devant le tribunal du lieu de leur situation ". Rothschild GmbH devrait être considérée comme un "établissement" de parfums Rothschild SARL au sens de cette disposition.
6 Le Landgericht s'est déclaré incompétent, en estimant que les conditions de l'article 5, point 5, de la convention n'étaient pas réunies. En particulier, il a considéré que la société Rothschild GmbH ne saurait être qualifiée d'agence ou d'établissement de la société parfums Rothschild SARL, celle-ci étant, en revanche, une société filiale de Rothschild GmbH.
7 L'Oberlandesgericht, saisi en appel, a sursis a statuer pour demander à la Cour de se prononcer, à titre préjudiciel, sur la question suivante :
"faut-il reconnaître le for d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement conformément à l'article 5, point 5, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, même si une personne morale de droit français - une société à responsabilité limitée ayant son siège à Paris - n'exploite pas dans un autre Etat membre, en l'espèce la République fédérale d'Allemagne, un établissement au sens d'un prolongement d'une maison-mère dépourvu d'autonomie sur le plan de l'organisation, mais si, dans l'autre Etat membre, il existe une personne morale indépendante de droit allemand - une société à responsabilité limitée - portant le même nom et ayant la même direction, qui agit et conclut des affaires au nom de la personne morale de droit français, laquelle s'en sert comme d'un prolongement ?"
8 Pour un plus ample exposé des faits, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour par le Gouvernement allemand et la Commission, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9 L'article 5, point 5, de la convention reconnait la compétence judiciaire née d'une contestation relative à l'exploitation d'une succursale, agence ou tout autre établissement. Cette compétence fait partie des "compétences spéciales" prévues par les articles 5 et 6 de la convention, compétences qui se justifient notamment par la considération qu'il existe un lien de rattachement étroit entre la contestation et la juridiction qui est appelée à en connaitre.
10 Dans son arrêt du 22 novembre 1978 (Somafer, 33-78, Rec. p. 2183), la Cour a jugé que la notion de succursale, d'agence ou de tout autre établissement implique un centre d'opérations qui se manifeste d'une façon durable vers l'extérieur comme le prolongement d'une maison-mère, pourvu d'une direction et matériellement équipé de façon à pouvoir négocier des affaires avec des tiers, de telle façon que ceux-ci, tout en sachant qu'un lien de droit éventuel s'établira avec la maison-mère dont le siège est a l'étranger, sont dispenses de s'adresser directement à celle-ci, et peuvent conclure des affaires au centre d'opérations qui en constitue le prolongement.
11 La juridiction nationale estime que ces conditions pourraient également être réunies dans un cas comme celui de l'espèce ou la société qui a agi en tant que prolongement d'une société établie dans un autre état contractant n'est pas la filiale de celle-ci, mais une société indépendante ou même la société-mère.
12 Le Gouvernement allemand et la Commission sont du même avis au motif, d'une part, que la sécurité juridique exigerait l'application de l'article 5, point 5, de la convention à tous les cas ou un établissement pouvant négocier les affaires avec des tiers apparait de façon aisément perceptible comme le prolongement effectif d'une entreprise établie dans un autre état contractant et, d'autre part, que des entreprises qui sont juridiquement des sociétés indépendantes peuvent pourtant réunir tous les éléments caractéristiques d'un prolongement.
13 Il convient d'observer que la question posée vise le cas où deux sociétés portent le même nom et disposent d'une direction commune et où l'une d'entre elles, tout en n'étant pas une succursale ou agence dépourvue d'autonomie de l'autre, conclut néanmoins des affaires pour le compte de l'autre, et agit ainsi en tant que son prolongement dans les relations commerciales.
14 Il y a lieu d'ajouter que, dans le cas d'espèce, la société Rothschild GmbH n'est pas seulement intervenue dans la négociation et dans l'établissement du lien contractuel, mais qu'elle s'est également occupée, au stade de l'exécution du contrat, de la bonne fin des livraisons convenues, et du paiement des factures. En outre, la correspondance qu'elle a adressée à Schotte paraissait indiquer qu'elle agissait en tant que centre d'opérations de parfums Rothschild SARL.
15 Dans un tel cas, les tiers qui font leurs affaires avec l'établissement agissant en tant que prolongement d'une autre société doivent pouvoir s'en remettre à l'apparence ainsi créée et considérer cet établissement comme un établissement de cette autre société, même si, du point de vue du droit des sociétés, les deux sociétés sont indépendantes l'une de l'autre.
16 En effet, le lien de rattachement étroit entre la contestation et la juridiction qui est appelée à en connaître s'apprécie non seulement sur la base des relations juridiques existant entre des personnes morales établies dans différents états contractants, mais également en fonction de la façon dont ces deux entreprises se comportent dans la vie sociale et se présentent vis-à-vis des tiers dans leurs relations commerciales.
17 Par conséquent, il faut conclure que l'article 5, point 5, de la convention doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à un cas où une personne morale établie dans un état contractant tout en n'exploitant pas une succursale, agence ou établissement dépourvu d'autonomie dans un autre état contractant, y exerce néanmoins ses activités au moyen d'une société indépendante portant le même nom et ayant la même direction, qui agit et conclut des affaires en son nom et dont elle se sert comme d'un prolongement.
Sur les dépens
18 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par l'Oberlandesgericht Duesseldorf, par ordonnance du 10 juillet 1986, dit pour droit :
L'article 5, point 5, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à un cas ou une personne morale établie dans un état contractant tout en n'exploitant pas une succursale, agence ou établissement dépourvu d'autonomie dans un autre état contractant, y exerce néanmoins ses activités au moyen d'une société indépendante portant le même nom et ayant la même direction, qui agit et conclut des affaires en son nom et dont elle se sert comme d'un prolongement.