CJCE, 6e ch., 9 juillet 1987, n° 27-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Constructions et entreprises industrielles SA, Spa de droit italien Ing. A. Bellini & CO
Défendeur :
Société coopérative "Association intercommunale pour les autoroutes des Ardennes", Fonds des routes, Régie des bâtiments, Association sans but lucratif confédération nationale de la construction, Etat belge
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. O'Higgins, Koopmans, Bahlmann, Rodriguez Iglesias
Avocats :
Mes Libiez, Leurquin, Putzeys, Lambert, Goffin, Lodomez
LA COUR (sixième chambre),
1 Par trois arrêts du 15 janvier 1986, parvenus à la Cour le 3 février suivant, le Conseil d'Etat du Royaume de Belgique a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5).
2 Ces questions ont été posées dans le cadre de litiges qui ont pour objet l'annulation de décisions d'adjudication de différents marchés publics.
3 La requérante au principal dans l'affaire 27-86 a été écartée en faveur d'une entreprise plus disante au motif que le montant total de tous les travaux publics ou privés en cours d'exécution par elle au moment de la passation du marché dépassait un maximum établi par la réglementation belge applicable.
4 La requérante au principal dans les affaires 28 et 29-86 a vu également ses soumissions écartées en faveur d'entreprises plus disantes pour la raison qu'elle ne satisfaisait pas aux critères fixés par la réglementation belge pour l'obtention de l'agréation dans la classe exigée par les cahiers des charges, et cela nonobstant le fait qu'elle avait fourni copie de son agréation en Italie dans une classe permettant de lui attribuer dans ce pays des marchés d'un montant équivalent à ceux des marchés en question passés en Belgique.
5 Dans les trois litiges au principal, les requérantes ont notamment allégué à l'appui de leurs recours en annulation des décisions d'adjudication que celles-ci avaient été prises en violation des dispositions de la directive 71-305-CEE, précitée.
6 Estimant nécessaire une interprétation de certaines dispositions de cette directive, le Conseil d'Etat a sursis à statuer et a demandé à la Cour de se prononcer à titre préjudiciel sur les questions qui suivent.
A - Dans l'affaire 27-86 :
"1) les références permettant de déterminer la capacité financière et économique d'un entrepreneur sont-elles énoncées limitativement par l'article 25 de la directive 71-305-CEE ?
2) dans la négative, le montant des travaux pouvant être effectués simultanément peut-il être considéré comme une référence permettant de déterminer la capacité financière et économique d'un entrepreneur au sens de l'article 25 de la directive ?"
B - Dans les affaires 28 et 29-86 :
"la directive 71-305-CEE, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, permet-elle, notamment par ses articles 25 et 26, sous d), que la soumission d'un entrepreneur italien soit écartée par un adjudicateur belge parce que l'entrepreneur ne fait pas la preuve qu'il dispose du montant minimal de fonds propres requis par la législation belge et parce qu'il n'a pas à son service, en moyenne, le nombre minimal d'ouvriers et de personnel de cadre exigé par cette même législation, alors que cet employeur est agréé en Italie dans une classe correspondant à celle qui est requise en Belgique en raison de l'importance des travaux à adjuger ?"
7 Pour un plus ample exposé des antécédents des litiges au principal ainsi que des dispositions communautaires et nationales en cause, des observations écrites présentées à la Cour et du déroulement de la procédure, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la question relative au caractère limitatif des références probantes prévues à l'article 25 de la directive
8 L'article 25, alinéa 1, de la directive prévoit que la capacité financière et économique des entrepreneurs peut être justifiée, en règle générale, par une ou plusieurs des références qu'il énonce. En vertu de son alinéa 2, les pouvoirs adjudicateurs sont tenus de préciser, dans l'avis ou dans l'invitation à soumissionner, les références choisies parmi celles qui sont mentionnées à l'alinéa précédent "ainsi que les références probantes, autres que celles mentionnées sous a), b) et c), qu'ils entendent obtenir ".
9 Il résulte des termes mêmes de cet article, et notamment de son alinéa 2, que la liste des références qui y sont mentionnées n'est pas exhaustive.
10 Il convient donc de répondre à la juridiction nationale que les références permettant de déterminer la capacité financière et économique d'un entrepreneur ne sont pas énoncées limitativement par l'article 25 de la directive 71-305-CEE.
Sur la question relative au montant des travaux pouvant être effectués simultanément
11 En ce qui concerne la deuxième question posée par la juridiction nationale dans l'affaire 27-86, il convient de constater que le montant total des travaux attribués à une entreprise à un moment donné peut constituer un élément utile en vue d'apprécier, de façon concrète, la capacité économique et financière de cette entreprise par rapport à ses engagements. Etant donné le caractère non limitatif des références prévues à l'article 25 de la directive, rien ne s'oppose donc à ce qu'une telle indication puisse être demandée aux soumissionnaires à titre de référence probante au sens dudit article.
12 Cependant, au vu de la motivation de l'arrêt de renvoi, du contenu de la législation belge dont il fait état et des discussions menées devant la Cour, la question posée par la juridiction nationale doit être comprise comme visant également à savoir si la fixation par une réglementation nationale d'un montant maximal des travaux pouvant être effectués simultanément est ou non compatible avec la directive.
13 A cet égard, il convient de relever que la fixation d'une telle limite n'est ni autorisée ni interdite par l'article 25 de la directive, car l'objet de cette disposition n'est pas de délimiter la compétence des Etats membres pour fixer le niveau de capacité économique et financière requis en vue de la participation aux différents marchés publics, mais de déterminer quelles sont les références probantes ou moyens de preuve pouvant être fournis pour justifier la capacité financière et économique de l'entrepreneur.
14 Afin de se prononcer sur la compatibilité d'une telle limite avec la directive dans son ensemble, il convient de rappeler le but et l'objet de celle-ci. L'objectif de la directive 71-305-CEE est d'assurer que la réalisation effective à l'intérieur de la Communauté de la liberté d'établissement et de la libre prestation des services en matière de marchés publics de travaux comporte, parallèlement à l'élimination des restrictions, une coordination des procédures nationales de passation des marchés publics de travaux. Cette coordination "doit respecter, dans toute la mesure du possible, les procédures et pratiques en vigueur dans chacun des Etats membres" (deuxième considérant de la directive). L'article 2 prévoit expressément que les pouvoirs adjudicateurs appliquent leurs procédures nationales adaptées aux dispositions de la directive.
15 La directive n'établit donc pas une réglementation communautaire uniforme et exhaustive. Dans le cadre des règles communes qu'elle contient, les Etats membres restent libres de maintenir ou d'édicter des règles matérielles et procédurales en matière de marchés publics, à condition de respecter toutes les dispositions pertinentes du droit communautaire, et notamment les interdictions qui découlent des principes consacrés par le traité en matière de droit d'établissement et de libre prestation des services.
16 La fixation dans un Etat membre d'un montant maximal des travaux pouvant être effectués simultanément n'est pas contraire auxdits principes et rien ne permet de supposer qu'elle ait un effet restrictif sur l'accès des entrepreneurs de la Communauté aux marchés publics.
17 Dans ces conditions, force est de constater que, au stade actuel du droit communautaire, rien ne s'oppose à ce que, dans le cadre de leurs compétences en matière de marchés publics de travaux, les Etats membres fixent un montant maximal de travaux pouvant être effectués simultanément.
18 Il convient donc de répondre à la juridiction nationale que l'indication du montant total des travaux attribués à une entreprise peut être demandée aux soumissionnaires à titre de référence probante au sens de l'article 25 de la directive 71-305-CEE et que ni cet article ni aucune autre disposition de la directive ne s'opposent à ce qu'un Etat membre puisse fixer le montant des travaux pouvant être effectués simultanément.
Sur la question relative aux effets de l'inscription sur une liste officielle d'entrepreneurs agréés dans un Etat membre à l'égard des pouvoirs adjudicateurs des autres Etats membres
19 En vue de répondre à la question posée par la juridiction nationale, il convient de préciser la fonction qui revient à l'inscription sur une liste officielle d'entrepreneurs agréés dans un Etat membre dans le système de la directive.
20 En vertu de l'article 28, paragraphe 1, les Etats membres qui ont des listes officielles d'entrepreneurs agréés sont tenus de les adapter aux dispositions de l'article 23, sous a), d) et g), et des articles 24 à 26.
21 Les dispositions précitées de l'article 23 définissent des circonstances en rapport avec le défaut de solvabilité ou d'honorabilité d'un entrepreneur qui peuvent justifier son exclusion de la participation au marché. Celles des articles 25 et 26 sont relatives aux références probantes de la capacité économique et financière des entrepreneurs, d'une part, et des capacités techniques, d'autre part.
22 L'harmonisation des listes officielles d'entrepreneurs agréés prévue par l'article 28, paragraphe 1, a donc une portée limitée. Elle concerne, notamment, les références probantes de la capacité économique et financière et des capacités techniques des entrepreneurs. Par contre, les critères de classification des entrepreneurs ne sont pas harmonisés.
23 L'article 28, paragraphe 2, prévoit que les entrepreneurs inscrits sur de telles listes peuvent présenter au pouvoir adjudicateur, à l'occasion de chaque marché, un certificat d'inscription délivré par l'autorité compétente, ce certificat faisant mention des références qui ont permis l'inscription sur la liste, ainsi que la classification que cette liste comporte.
24 Le paragraphe 3 de l'article 28 accorde aux entreprises inscrites sur une liste officielle dans quelque Etat membre que ce soit le droit d'utiliser, dans les limites qu'il fixe, à l'égard du pouvoir adjudicateur d'un autre Etat membre, cette inscription comme moyen de preuve alternatif de ce qu'elles remplissent les critères qualitatifs énoncés aux articles 23 à 26 de la directive (arrêt du 10 février 1982, 76-81, Transporoute, Rec. p. 417).
25 En ce qui concerne particulièrement la preuve de la capacité économique et financière et des capacités techniques des entrepreneurs, l'inscription sur une liste officielle d'entrepreneurs agréés peut donc remplacer les références probantes dont il est question aux articles 25 et 26, dans la mesure où une telle inscription est fondée sur des renseignements équivalents.
26 Les renseignements déduits de l'inscription sur une liste officielle ne peuvent plus être mis en cause par les pouvoirs adjudicateurs. Ceux-ci gardent, néanmoins, la compétence pour fixer le niveau de la capacité économique et financière et des capacités techniques requis pour participer à un marché déterminé.
27 En conséquence, les pouvoirs adjudicateurs sont tenus d'accepter comme suffisantes la capacité économique et financière et les capacités techniques de l'entrepreneur pour les travaux correspondant à son classement dans la seule mesure où ce classement est fondé sur des critères équivalents quant au niveau de capacité exigé. En revanche, si tel n'est pas le cas, ils sont en droit d'écarter la soumission de l'entrepreneur qui ne remplit pas les conditions requises.
28 Il convient donc de répondre à la juridiction nationale que les articles 25, 26, sous d), et 28 de la directive 71-305-CEE, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à ce qu'un adjudicateur exige d'un entrepreneur agréé dans un autre Etat membre la preuve qu'il dispose du montant minimal de fonds propres et du nombre d'ouvriers et de personnel de cadre requis par la législation nationale, même si cet entrepreneur est agréé dans l'Etat membre d'établissement dans une classe correspondant à celle qui est requise par ladite législation nationale en raison de l'importance des travaux à adjuger.
Sur les dépens
29 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, le Royaume d'Espagne et la République italienne, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Conseil d'Etat du Royaume de Belgique, par arrêts du 15 janvier 1986, dit pour droit :
1) les références permettant de déterminer la capacité financière et économique d'un entrepreneur ne sont pas énoncées limitativement par l'article 25 de la directive 71-305-CEE du Conseil, du 26 juillet 1971, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux.
2) l'indication du montant total des travaux attribués à une entreprise peut être demandée aux soumissionnaires à titre de référence probante au sens de l'article 25 de la directive 71-305-CEE, et ni cet article ni aucune autre disposition de la directive ne s'opposent à ce qu'un Etat membre puisse fixer le montant des travaux pouvant être effectués simultanément.
3) les articles 25, 26, sous d), et 28 de la directive 71-305-CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à ce qu'un adjudicateur exige d'un entrepreneur agréé dans un autre Etat membre la preuve qu'il dispose du montant minimal de fonds propres et du nombre d'ouvriers et de personnel de cadre requis par la législation nationale, même si cet entrepreneur est agréé dans l'Etat membre d'établissement dans une classe correspondant à celle qui est requise par ladite législation nationale en raison de l'importance des travaux à adjuger.